Intervention de Catherine Teitgen-Colly

Mission d'information Accord UE-Turquie sur la crise des réfugiés — Réunion du 15 juin 2016 à 14h30
Audition de Mme Catherine Teitgen-colly membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme :

Je suis ici comme membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qui, depuis longtemps, porte la plus grande attention aux travaux sur l'asile, tant en France qu'en Europe. Nous avons rendu de nombreux avis : sur des projets de loi - en novembre 2004 pour celui relatif à la réforme du droit d'asile ; en mai 2015, sur celui relatif au droit des étrangers en France - mais aussi sur des thématiques spécifiques - en juin 2011, sur les mouvements migratoires liés aux printemps arabes ; en juillet 2015, sur la situation des migrants à Calais ; sur la situation à Grande-Synthe, le mois dernier. Et nous allons rendre à nouveau un avis sur Calais, en juillet. Notre attention est donc constante. Afin de nourrir notre réflexion et de forger notre conviction, nous procédons à des auditions de parlementaires, de membres du Gouvernement, de représentants de l'Union européenne, de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), etc., qui alimentent notre information, et nous nous rendons parfois sur place ; entre l'année dernière et cette année, nous nous sommes ainsi rendus à Calais, à deux reprises, et une fois à Grande-Synthe.

Notre vigilance ne date pas du début de la crise migratoire. Dès les années 1990, nous avons mis en garde contre une politique de repli, de fermeture aux migrations et au droit d'asile. La situation que nous connaissons est particulièrement grave, mais elle ne date pas d'hier. Migreurop, qui est un réseau européen et africain d'associations, a été créé au milieu des années 1990, et on estime à 30 000 le nombre de personnes mortes pour avoir entrepris la traversée de la Méditerranée depuis 2000. Un chiffre qui ne cesse de croître.

J'ai été entendue par l'Assemblée nationale, dans le cadre de la mission d'information visant à évaluer l'efficacité des politiques d'asile en Europe, le 15 mars dernier, soit l'avant-veille de la signature de l'accord européen. J'ai tenu à attirer l'attention sur le geste exceptionnel d'Angela Merkel ; son « Wir shaffen das », qui marquait sa décision, en septembre 2015, d'accueillir 800 000 personnes, nous était apparu comme un sursaut essentiel pour une Union européenne reposant sur de vraies valeurs. Il signait pour moi un vrai réveil de l'Europe, au rebours de l'indifférence des autres Etats, dont la France, qui n'a pas pris la mesure de ce qui se passait.

Le lendemain de cette audition, la Commission consultative, réunie en assemblée plénière, a rédigé une déclaration à l'attention du Gouvernement, pour alerter sur l'accord en train d'être passé entre l'Union européenne et la Turquie. Cette déclaration, publiée le 17 mars 2016, reprenait les quatre points principaux de l'accord et dénonçait un certain nombre d'éléments.

J'ai dit que notre vigilance ne datait pas d'hier. Initialement, notre attention avait été attirée par les printemps arabes, susceptibles de provoquer, selon nous, des flux migratoires importants. Mais cette prévision s'est démentie, tandis qu'en revanche, les guerres civiles autour de la Méditerranée, en Syrie, en Irak, ont conduit au résultat que l'on sait : en 2015, selon le chiffre de l'office international des migrations (OIM), un million de migrants arrivés par mer en Europe, et 35 000 par voie terrestre, et 3 770 morts en route.

Sur 4 700 000 Syriens qui ont quitté leur pays, 2 700 000 sont en Turquie, 1 800 000 au Liban - ce qui représente 40 % de la population libanaise -, 650 000 en Jordanie, 250 000 en Irak et 150 000 en Egypte. Ce sont, pour la plupart, des demandeurs d'asile, et l'Union européenne a été sollicitée par 1 200 000 demandeurs en 2015, soit près du double des 625 000 demandes enregistrées en 2014. Comment ces demandes se sont-elles réparties au sein de l'Union ? En Allemagne, pour 442 000, soit un accroissement de 155 % ; en Hongrie, pour 175 000, soit un accroissement de 323 % ; en Suède, pour 156 000 ; en Autriche, pour 85 000, soit un accroissement de 233 % ; en France, pour quelque 75 000, soit un accroissement de 26 % ; en Belgique, pour 39 000 ; au Royaume-Uni, pour 38 000 ; en Finlande, enfin, pour 32 000. Mais plus significatif que ces chiffres bruts est le ratio de ces arrivées à la population des pays concernés. Un ratio qui se laisse corréler, bien que tous les pays ne réagissent pas de la même manière, aux réactions que l'on a pu voir naître dans la population. La Hongrie accueille 18 demandeurs d'asile pour 1 000 ressortissants, la Suède 17 pour 1 000, l'Allemagne 6 pour 1 000, la France 1,2 pour 1 000, le Royaume-Uni, 0,6 pour 1 000. Il n'est pas anodin de rappeler ces chiffres, alors que l'on entend dire depuis des années que l'Allemagne, la France et l'Angleterre sont les trois principaux pays d'accueil des demandeurs d'asile. Nous nous battons, à la CNCDH, pour que ces ratios soient mis en exergue.

En 2015, la France a donc reçu 75 000 demandes - 80 000 si l'on compte les demandes de réexamen -, au premier rang desquelles 5 000 en provenance du Soudan et 3 400 de Syrie. Au cours des cinq premiers mois de 2016, la Syrie est passée en tête, avec 2 967 demandes, tandis que les demandes en provenance d'Afghanistan, à la dixième place en 2015, remontent également. Sachant que 363 000 Syriens sont demandeurs d'asile, on voit que la France a accueilli, en 2015, moins de 1 % de la demande d'asile en provenance de ce pays.

Relevons également un taux moyen d'admission important en 2015, à 36 %, pour beaucoup au niveau de l'Ofpra, avec pour corollaire moins de recours devant la commission nationale du droit d'asile. Ce taux d'admission varie selon les pays d'origine. Les ressortissants les mieux protégés au titre de l'asile en France sont les Irakiens, avec 98 % d'acceptation, suivis par les Syriens, à 97 %, les Centrafricains, à 88 %, les Yéménites, à 82 %, les Afghans, à 80 %. On sait la situation catastrophique que connaît le Soudan, touché par une famine qui n'est que le fruit des événements politiques ; or 33 % des Soudanais seulement obtiennent l'asile en France. Quant à la demande, forte, du Kosovo, elle n'est admise qu'à 8,7 %.

Au total, le taux d'admission en France est devenu important, mais il reste inférieur au taux global en Europe. Sont concernées, en 2015, selon les chiffres du dernier rapport de l'Ofpra, 206 000 personnes. La CNDCH insiste : on est loin du problème « majeur » dont on entend parler, et du sentiment qui s'impose à l'opinion publique.

Etant entendu que l'on qualifie de réfugié ceux qui ont obtenu l'asile ou bénéficient de la protection subsidiaire, ce sont donc 206 000 réfugiés qui sont sous la protection de l'Ofpra. Or, depuis les années 1950, lorsqu'on a créé le système de l'asile en France, on a toujours été autour de 180 000 à 190 000 réfugiés reconnus. Le chiffre de 206 000 n'a donc pas lieu d'effrayer. Nous mettons en garde contre une tendance que l'on voit se déchainer depuis les printemps arabes, qui fait de la « crise migratoire » l'argument justifiant la frilosité de l'Europe et la remise en cause du droit d'asile.

L'Europe, pourtant, s'est engagée il y a près de vingt ans dans l'harmonisation des politiques d'asile. Elle s'est dotée, à travers plusieurs directives, d'un régime d'asile européen commun, mais le problème, c'est que personne ne veut le mettre en oeuvre. Partout il manque une volonté politique. Quand, en 1998, avec le traité d'Amsterdam, on intègre au droit de l'Union européenne les normes de l'espace Schengen, on a en mémoire la guerre en ex-Yougoslavie et le règlement anarchique, fait d'une multitude d'initiatives généreuses mais dispersées, de la question des réfugiés en provenance de la région. C'est ainsi que l'on prend le premier texte d'harmonisation de la politique d'asile dans l'Union, avec la directive « protection temporaire » en cas d'afflux massif, qui met en place un mécanisme pour accueillir des populations arrivant en masse de manière impromptue. On prévoit un accueil provisoire pour ces personnes, qui ont parallèlement la possibilité de demander l'asile en vertu des directives qui ont suivi : après cette directive ont été adoptées les directives « protection des demandeurs d'asile », « statut des bénéficiaires de l'asile » et, enfin, la directive « procédures ». Et l'on met en place, parallèlement, le règlement de Dublin, qui n'est que la traduction de la convention première signée à Dublin.

Alors que le mécanisme européen existe, avec la directive « protection temporaire », jamais les États n'ont fait pression auprès du Conseil pour qu'il soit mis en place, ce qui pose un vrai problème. On a, en lieu et place, une multitude de politiques d'asile nationales, chaque pays étant plus ou moins sollicité, puisque les demandeurs d'asile se tournent de préférence, comme cela est naturel, vers ceux où existe une vraie procédure de demande d'asile, une protection des demandeurs et un taux d'admission correct. Mais le problème, c'est qu'avec le règlement de Dublin, qui impose au premier pays par lequel le demandeur est arrivé de traiter la demande ainsi que le renvoi vers ce pays des demandeurs qui l'auraient quitté, il n'y a plus de choix possible du pays d'accueil. C'est un recul du droit d'asile, même si certaines dispositions du règlement de Dublin prévoient que les renvois entre pays doivent s'équilibrer - car ces dispositions extrêmement lourdes, et qui ne concernent au reste guère que 500 à 600 personnes par an, n'ont jamais fonctionné.

On aboutit ainsi, avant même ce que l'on appelle la crise migratoire, à des politiques très différentes d'un Etat à l'autre. On s'est mis d'accord beaucoup plus vite, au sein de l'Union, sur les procédures que sur le fond. Et ce désaccord sur le fond a cette conséquence que l'on n'apprécie pas de la même manière les critères de Genève tels qu'intégrés au traité de Lisbonne. Si bien que dans certains pays, le taux d'admission est quasiment nul, tandis qu'il est beaucoup plus important dans d'autres.

J'en arrive, de là, aux événements récents, à savoir les arrivées massives de septembre 2015, le cadavre du petit Aylan sur la plage de Bodrum, enfin la déclaration d'Angela Merkel sur la politique d'accueil de l'Allemagne. Le président Juncker fait alors appel aux Etats membres, il propose des quotas d'accueil par pays, en fonction de leur population et de leur richesse. Mais il se heurte à une fracture des pays d'Europe centrale et orientale, au premier rang desquels la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, regroupés dans le groupe de Visegrad. La France, quant à elle, se déclare prête à admettre 30 000 personnes par an sur deux ans - un chiffre loin d'être démesuré. Parallèlement, des hotspots sont mis en place en Grèce et en Italie - la Hongrie, qui devait en accueillir, les a refusés. L'idée est de disposer de lieux où, le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) étant présent, on aide les Etats à identifier les migrants, à enregistrer leurs empreintes dans le système Eurodac, à les informer sur leurs droits avant de les orienter vers un pays d'accueil. L'Europe tombe d'accord pour relocaliser 120 000 migrants, sélectionnés dans ces hotspots.

Cette sélection pose un premier problème : on fait un tri, dans les hotspots, entre les migrants, ce qui revient à rompre avec le principe d'universalité du droit d'asile, qui veut que l'on ne discrimine pas selon la nationalité : c'est écrit en toutes lettres dans la Convention de Genève. Et c'est pourtant ce que l'on fait : on considère que sont relocalisables les demandeurs en provenance de pays dont 75 % des demandeurs sont admis à l'asile. Si bien que les ressortissant de pays dont les demandes d'asile ne sont pas agréées à ce taux sont considérés comme ne méritant pas l'asile. Et cela, prima facie, puisqu'il n'y a pas d'examen individuel, hormis la recherche de nationalité.

L'Europe crée, parallèlement, en 2015, un corps européen de gardes-frontières, pouvant intervenir sans le consentement des Etats. Et l'on renforce Frontex, qui doit passer de 600 à 1 000 agents. Enfin, on institue un contrôle systématique des ressortissants de l'Union à l'entrée sur le territoire européen.

Ce mécanisme d'ensemble, mis en place entre septembre et décembre 2015, va se révéler difficile à mettre en oeuvre. Si bien que la Grèce, en prise aux difficultés économiques que l'on sait et saturée de demandeurs d'asile, passe un accord bilatéral avec la Turquie pour demander assistance aux forces de l'Otan en vue de la surveillance de l'espace maritime entre les deux pays. L'objectif est double : d'une part, soulager le pays en empêchant l'entrée sur son territoire et, d'autre part, poursuivre les passeurs. Moyennant quoi les bateaux de l'Otan peuvent intercepter en mer des bateaux de migrants qui se dirigeraient vers la Grèce, et les renvoyer vers la Turquie.

Face à cela, le HCR, au début de l'hiver, pousse un cri d'alarme : une crise humanitaire sévit dans les Balkans, une crise sanitaire se profile et il faut à tout prix mettre en place des structures de mise à l'abri. Dans le même temps, les pays se raidissent - les chiffres que j'ai mentionnés pour la Hongrie ne sont pas anodins. On voit se fermer des frontières, se mettre en place des contrôles filtrants entre la Slovénie et la Croatie, entre l'Autriche et la Slovénie, entre le Danemark et la Suède, tandis que l'Allemagne en vient à rétablir sa frontière.

J'en arrive à vos questions sur l'accord avec la Turquie. Vous savez que la Convention de Genève de 1951 ouvrait la possibilité de réserves géographiques et temporelles. On pouvait limiter la Convention aux ressortissants européens, et à des événements survenus en Europe avant 1951. La Turquie est signataire de la Convention, mais a retenu la réserve spatiale, si bien qu'elle n'applique pas la Convention aux ressortissants non-européens. Ce qui signifie que nous renvoyons des demandeurs d'asile vers un pays pour lesquels la Convention de Genève ne s'applique pas.

Et c'est bien pourquoi les réfugiés qui arrivent en Turquie, en l'absence de mécanisme leur permettant de demander l'asile, font tout pour passer en Grèce, au péril de leur vie. Sur un million de migrants, 820 000 y sont passés, dont 49 % de Syriens, 21 % d'Afghans, 9 % d'Irakiens, 4 % d'Erythréens. C'est dans cette situation qu'Angela Merkel, constatant, après ses déclarations de septembre 2015, que l'Europe ne faisait rien, s'organise seule. On a beaucoup entendu critiquer la position qui était la sienne, on a argué que l'Allemagne avait des intérêts propres, liés à son déclin démographique ou à des intérêts économiques, que sa chancelière cherchait à imposer son image dans l'Histoire, et j'en passe. Peut-être, mais de telles considérations ne poussent pas tout le monde à réagir comme elle l'a fait, et c'est pourquoi la CNCDH a salué cette initiative. Le problème, c'est qu'elle se traduit par cet accord du 18 mars 2016 avec la Turquie.

On m'objectera que l'idée n'est pas nouvelle. Je rappelle cependant qu'il s'agit d'une externalisation non pas des procédures, mais bien de l'asile même, dans un pays qui n'applique pas totalement la Convention de Genève. L'idée, il est vrai, a été d'abord été portée par le Royaume-Uni. En 2003, les Anglais veulent externaliser le traitement de la demande d'asile dans les pays d'origine - comme si cela était simple - ou à défaut, sur la route migratoire, via des centres de rétention destinés à trier les demandeurs d'asile prima facie, avec réinstallation de ceux qui peuvent demander l'asile sur le sol européen, et renvoi des autres dans leur pays d'origine. Et les Britanniques sont si pugnaces que la Commission européenne décide, en 2005, de programmes régionaux expérimentaux. L'idée n'est donc pas nouvelle, mais c'est bel et bien une rupture avec les engagements de Genève. Aucun pays n'ose dire qu'il ne veut plus de la Convention de Genève, parce que c'est politiquement impossible, mais on retire tout caractère concret au droit s'asile. Dès lors que l'on sélectionne les demandeurs d'asile sur leur nationalité, en donnant priorité aux Syriens et en laissant de côté les Soudanais ou les Pakistanais, alors que l'on sait que des problèmes dramatiques se posent dans ces pays, on rompt avec l'universalité du droit d'asile. Puis on en vient à externaliser l'asile vers la Turquie, avec l'idée, pour l'Union européenne, de soulager la Grèce et de lutter contre les passeurs tandis que, pour la Turquie d'Erdogan, c'est le moyen de redorer une image ternie non seulement en Europe mais jusque dans son pays - même s'il a gagné les dernières élections.

Côté Grèce, on ferme complètement l'entrée, avec un contrôle de Frontex et de l'Otan - c'est un des aspects de l'accord - et l'on reconduit, à partir du 20 mars, tous les nouveaux arrivants vers la Turquie, en prévoyant une réinstallation sélective, sous la forme d'un troc honteux du un pour un : un Syrien accueilli dans l'Union européenne contre la réadmission d'un migrant en Turquie. Un tel marchandage n'est pas supportable.

Cet accord a donné lieu à des réactions très fermes, non seulement des ONG mais de responsables politiques européens et internationaux. Le Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, M. Filippo Grandi, a fait part au Parlement européen de ses plus vives inquiétudes. M. Peter Sutherland, conseiller spécial des Nations Unies sur l'immigration, a émis des réserves sur un accord qu'il qualifie de « potentiellement illégal ». Pour le service juridique du Parlement européen, il s'agit d'un accord politique. Ce qui m'amène, avant d'en venir aux critiques juridiques que l'on peut opposer aux modalités de cet accord, aux problèmes juridiques que pose l'accord lui-même.

Premier problème, la perte du droit de demander asile. Or la Convention de Genève ne mentionne même pas le terme, tant, en 1951, il allait de soi. En France, ce n'est qu'à partir de 1985 que l'on commence à voir apparaître la notion de « demandeur d'asile » et que l'on inscrit dans les textes un droit de demander asile. Ce droit est également inscrit à l'article 18 de la Charte européenne des droits fondamentaux, et les quatre directives européennes que j'ai citées le protègent. Le droit d'entrée sur un territoire pour y demander asile reste implicite dans la Convention de Genève, mais constitue bien un principe juridique puisque le droit d'asile, droit fondamental, implique le droit de demander asile. Le Conseil constitutionnel l'a également rappelé en 1993.

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l'homme met en oeuvre un principe de non-refoulement, non pas au titre de l'article 33 de la Convention de Genève mais de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui, disposant que nul ne puisse être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, interdit de renvoyer dans son pays un ressortissant qui pourrait y être exposé. Il existe aussi, depuis 2010, une jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur le sujet. Le fait est que les Etats européens ont adhéré à ce principe de non-refoulement, puisqu'ils ont pris, en rédigeant leurs instruments, la Convention de Genève comme modèle.

Ajoutons que les expulsions collectives sont interdites aussi bien par le protocole additionnel n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme que par l'article 19-1 de la Charte des droits fondamentaux. La Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion de sanctionner de telles expulsions.

Un mot, enfin, sur la notion de vulnérabilité. On renvoie, depuis le 20 mars 2016, en Turquie les nouveaux arrivants, mais en préservant les plus vulnérables. Pour moi, et c'est une idée que je défends becs et ongles devant la CNDH, la vulnérabilité est la discrimination dans les droits de l'homme. Il s'y mêle certes de la générosité, et il est vrai que les dernières arrivées offrent un tableau effrayant, où se mêlent des vieillards en fauteuil et des nourissons. Mais est-il admissible d'avancer ce critère comme un argument de tri, alors que nous sommes loin d'être dans une situation où le bateau européen menacerait de sombrer - car qu'est-ce qu'un million de réfugiés au regard de la population et de la richesse économique de l'Europe ? Mais cela, personne n'ose plus le dire, car on brandit si haut le spectre de la « crise migratoire » que l'on ne sait plus raison garder. Nous avons cette capacité d'accueil, mais seule Angela Merkel l'a dit, et personne ne l'a relayée.

Quoi qu'il en soit, la violation de nos engagements internationaux est patente. On a certes pris la précaution d'introduire la notion de « pays tiers sûr » à côté de celle de « pays d'origine sûr ». Mais qu'est-ce qu'un pays « sûr » ? J'ai eu l'occasion de m'y pencher, en travaillant sur la directive « procédures ». Il faut adhérer aux conventions internationales sur les droits de l'homme ? Mais tout le monde y adhère ! - sauf peut-être les Etats-Unis... Tout pays, sur la base de ses engagements internationaux, pourrait se prétendre sûr. Et aucun, pourtant, ne peut se prévaloir de l'être : il n'est pas un pays européen qui n'ait été condamné pour violation plus ou moins grave de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En particulier la Russie et la Turquie. S'il y a un pays qui est dans le collimateur, depuis des années, de la Cour de Strasbourg, c'est bien la Turquie. Un pays qui ne progresse pas, et que l'on a pourtant failli inscrire, en France, dans la liste des pays d'origine sûrs, du temps que M. Éric Besson était ministre de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire. On s'apprêtait à faire entrer dans la liste des pays d'origine sûrs le premier pourvoyeur, depuis dix ans, de demandeurs d'asile ! Heureusement, cela n'a pas été fait. Mais, implicitement, on considère la Turquie comme un pays tiers sûr. L'article 33 de la Convention de Genève interdit le refoulement vers des pays où il existe des risques pour la vie ou la liberté ? Soit ! Qu'il suffise de déclarer que tel pays est sûr pour n'être plus en infraction ! Mais où est la sûreté en Turquie, tant au regard des condamnations qui y sont prononcées que des procédures d'asile ? Des procédures qui ont, paraît-il, été réaménagées, mais qui étaient en tout cas il y a peu encore complètement défaillantes. Bref, l'expédient est habile, mais c'est un expédient. Que reste-t-il du droit d'asile, dans tout cela ? Quand je pense au discours que l'on nous a servi sur la fin de l'Europe forteresse ! Jamais les frontières ne sont réapparues avec une telle force !

J'ajoute que l'on est aussi en infraction avec le règlement de Dublin : on ne respecte pas l'obligation pour tout pays d'accueil de traiter la demande, puisque la Grèce renvoie. On peut également s'interroger sur la licéité des interventions de l'Otan.

On accorde trois milliards d'euros, suivis de trois autres milliards d'euros, soit six milliards d'euros au total, à la Turquie pour assurer ce rôle. L'accord prévoit une dispense de visas à l'entrée dans l'Union européenne pour les ressortissants turcs. Mais on sait bien que la Turquie ne remplira jamais toutes les conditions pour bénéficier de cette exemption.

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