Y a-t-il déjà eu renvoi de demandeurs d'asile vers des pays tiers par des pays signataires de la Convention de Genève ? Oui, par l'Australie, pays à l'encontre duquel des plaintes ont d'ailleurs été déposées devant le comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui a rendu des constatations. Le système australien consistait à empêcher les demandeurs d'asile d'arriver jusqu'en Australie, en les renvoyant dans les petites îles alentour, où ils y étaient laissés dans des conditions déplorables.
On a aussi l'exemple des États-Unis, avec l'affaire du Haitian Council, qui a trait au renvoi, par les Etats-Unis, des demandeurs d'asile haïtiens arrivant en bateau. S'y est jouée une question d'interprétation de la Convention de Genève. Faut-il se diriger vers la terre ferme ou y avoir mis le pied pour que la Convention s'applique ? La Cour suprême des Etats-Unis a répondu par une interprétation extrêmement restrictive, qui a donné lieu à de nombreuses critiques. Seul un juge de la Cour a manifesté une opinion dissidente, fort intéressante, qui a d'ailleurs été reprise par un juge de la Cour européenne des droits de l'homme, manifestant clairement qu'à aucun moment, lors de l'élaboration, en 1951, de la convention, on n'a envisagé qu'il faille avoir franchi la frontière du territoire d'accueil pour demander l'asile. Au reste, dans le cas des aéroports, la France, qui a essayé de plaider devant la Cour européenne des droits de l'homme que les zones d'attentes étaient des zones internationales qui n'étaient pas soumises au droit français, n'a pas eu gain de cause.
Il y a donc eu des précédents de renvoi, mais en contradiction flagrante avec les instruments internationaux. Une fois encore, la Convention de Genève, qui protège les personnes quittant leur pays parce qu'elles ont des craintes de persécution, pour l'un des cinq motifs qu'elle prévoit, comporte, pour les pays signataires, une obligation de ne pas refouler les intéressés avant de s'être assuré s'ils répondent ou non à ses critères.
L'accord avec la Turquie préfigure-t-il une évolution des accords de réadmission ? N'oubliez pas qu'il a existé un accord de ce type entre l'Italie de Berlusconi et la Libye de Khadafi, au prix d'un soutien économique et sans doute politique au régime libyen. Puis les événements ont pris le dessus et l'Etat libyen ayant disparu, il n'y a plus d'accord possible.
S'agissant des arguments de la représentante de l'ambassade de Turquie en France, n'oublions pas qu'elle s'exprime au nom de la Turquie. Il n'est pas étonnant qu'elle fasse valoir que la législation turque est largement protectrice. Je ne saurais le confirmer, mais si tel est le cas, si la Turquie a effectivement mis en place des instruments de protection relatifs à l'asile, pourquoi diable ne lève-t-elle pas sa réserve géographique à la Convention de Genève ? Car pour l'heure, la Turquie applique, certes, la Convention, mais aux seuls ressortissants européens - qui ne sont évidemment pas les premiers demandeurs d'asile en Turquie.
Vous vous interrogez sur les mesures de rétention à l'oeuvre dans les hotspots en Grèce. En France, on réserve pudiquement ce terme de rétention à l'aval. En amont, à l'arrivée des demandeurs d'asile, on les place en « zone d'attente », avant l'examen de la demande d'asile par l'Ofpra. Si ces zones d'attente sont loin d'être des zones de liberté, puisque la seule liberté qu'on y conserve, c'est de rebrousser chemin, en aval, se trouve les centres de rétention administrative, où sont placés les migrants, dont les demandeurs d'asile déboutés, en attente de renvoi.
Qu'en est-il en Grèce ? Les hotspots confirment l'idée que les demandeurs d'asile ne sont pas protégés. Les photos dont la presse nous a abreuvés sont proprement effrayantes. On y voit des gens, parmi lesquels des enfants, parqués comme des moutons derrière des grillages. Je ne vois pas ce qui justifie de mettre en rétention dans un espace fermé des personnes qui n'ont commis aucune infraction et qui ne sont pas en situation irrégulière. Or les enfermer, c'est les considérer comme telles, alors que la Convention de Genève retient deux grands principes cardinaux : le non-refoulement vers un pays à risque (article 33) et l'immunité pénale (article 31).
Comment est appréciée la vulnérabilité ? L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe s'en est inquiétée, ainsi que vous le rappelez. Nous avons eu, à la CNCDH, la même crainte, car la réforme de l'asile en France introduit ce critère de vulnérabilité. Nous avons travaillé avec France Terre d'asile et avons fait des recommandations, visant à mettre en garde sur les modalités d'appréciation de ce critère.
À mon sens, le principe même d'un critère de vulnérabilité est contraire à la Convention de Genève et à la Charte européenne des droits fondamentaux, et est d'autant plus difficile à mettre en pratique que l'on manque, sur place, de moyens humains.
Sur la procédure juridique qui a présidé à l'accord, un recours a récemment été formé par deux Pakistanais et un Afghan devant la Cour de justice de l'Union européenne, qui met en cause sa validité et partant, celle de l'accord lui-même. De fait, indépendamment de tout le mal que l'on peut penser de cet accord en termes politiques - qui ne permet pas d'assurer notre devoir d'asile - et juridiques - en ce qu'il viole la Convention de Genève et la Charte européenne des droits fondamentaux - se pose un vrai problème de violation des compétences au sein de l'Union européenne. On a qualifié cet accord de « déclaration », et le service juridique du Parlement européen y voit un « accord politique ». Mais en vérité, c'est beaucoup plus que cela.
La Cour de justice de l'Union européenne devra d'abord se prononcer sur la recevabilité de ce recours. Les recours en annulation sont très encadrés. Ils peuvent être portés par un Etat membre, la Commission, le Conseil européen, le Parlement européen ou des personnes physiques ou morales, à condition qu'elles soient directement et personnellement concernées. Si ce cap de la recevabilité est passé, l'irrégularité de l'accord me paraît patente. Les accords de l'Union européenne avec un pays tiers sont très précisément réglés par le droit de l'Union européenne : ils sont, sur proposition de la Commission, soumis au Conseil qui doit les adopter à la majorité qualifiée, puis doivent être examinés et adoptés par le Parlement. Or, il n'y a pas eu proposition de la Commission européenne, le Conseil n'a produit qu'un simple communiqué et le Parlement européen n'a même pas été consulté. L'article 218 du traité n'a donc pas été respecté. Au fond, l'Union européenne est engagée par un accord en réalité bilatéral entre l'Allemagne et la Turquie.
S'agit-il véritablement d'un accord, objectera-t-on ? Qu'on l'appelle déclaration ou communiqué, ce qui compte, c'est son contenu ou son but. Il comporte des éléments juridiques, sous forme d'engagements réciproques, qui répondent aux canons posés par la Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt du 23 mars 2004 France contre Commission. On ne voit donc pas comment, si ce recours passe le cap de la recevabilité, la Cour de justice de l'Union européenne pourrait ne pas invalider l'accord.