Merci de nous avoir invités à cette table ronde. Les questions que vous posez recoupent, pour nombre d'entre elles, nos préoccupations de plusieurs décennies. Dès la fin des années 1980, le Secours populaire a identifié, sur l'ensemble de notre territoire, la montée de nouvelles pauvretés ; nous avons appelé l'attention des pouvoirs publics sur ce que notre président, M. Julien Lauprêtre, qualifiait déjà de « raz-de-marée de la misère ».
Au moment de la création du RMI, nous avions souligné que, si celui-ci pouvait constituer un bol d'oxygène, il ne résolvait pas, sur le fond, les difficultés auxquelles les personnes se trouvaient de plus en plus souvent confrontées.
Dans notre enquête statistique d'octobre 1987, nous écrivions en conclusion : « C'est une population vivant dans la pauvreté laborieuse, nullement marginale, dont les ressources proviennent davantage des transferts sociaux que du travail. Cela étant, le revenu minimum d'insertion reste inaccessible à la majeure partie des enquêtés du Secours populaire. »
Nous relevions déjà que les personnes frappées par le chômage et, plus gravement encore, soumises à la précarité de leur situation, se trouvaient confinées dans une survie à bas bruit. Nous écrivions : « Ce qui les distingue, c'est la faiblesse de leurs ressources, quand bien même seraient-elles, via les divers types d'allocations, régulières. Cette insuffisance, doublée de l'absence de travail, se traduit à la veille de l'an 2000 par le fait que, dans un pays développé comme la France, près de 90 % des personnes enquêtées en sont à se restreindre sur l'alimentation. Par ailleurs, et c'est le plus inquiétant, elles sont comme tout le monde. »
Devant vous, mesdames, messieurs, lors de l'audition de votre mission commune d'information Pauvreté et exclusion, au Sénat, le 12 février 2008, je répondais à la question de M. Humbert sur la mise en place éventuelle d'un revenu minimum d'existence : « Cette approche n'est pas retenue par le Secours populaire. Nous insistons sur l'importance du travail et du revenu qui en est issu pour la dignité de la personne. »
Nous sommes en 2016. La situation ne s'est pas améliorée. Des millions de nos concitoyens sont concernés ; que nous parlions de 4 millions de personnes ou de près de 8 millions ne devrait pas nous faire oublier que nous parlons de personnes humaines, chacune avec ses difficultés et ses souffrances, d'autant plus intenses qu'elles touchent de plein fouet plus de 2 millions d'enfants de notre pays.
Le Secours populaire faisait savoir, il y a vingt-cinq ans, que les dispositifs retenus lui semblaient enfermer les personnes dans un statut d'assistés dont elles peinaient à sortir. Nous avons étudié, année après année, les statistiques. Il nous était dit que le passage par le RMI était temporaire, de façon majoritaire, et que les personnes retrouvaient ensuite un autre type de statut. Nous rencontrions rarement ces évolutions positives, mais nous nous disions que, peut-être, les personnes ne revenaient plus parce que leur situation s'était améliorée.
Après le RMI, dont le « I » portait sur l'insertion, dans des conditions relativement égales sur l'ensemble du territoire, les pouvoirs publics ont mis en place le RSA, revenu social d'assistance socle, auquel pouvait être agrégée l'activité. Notre président, reçu par le ministre d'alors, M. Martin Hirsch, lui faisait part de notre interrogation sur le sens même du projet, si tout n'était pas fait pour aider les personnes à sortir de l'engrenage.
Nous étions en effet très dubitatifs face à l'idée selon laquelle le retour au travail devait se traduire, pour les personnes, par un montant plus élevé de revenu social, dont l'employeur aurait connaissance. Nous avions le sentiment que cela tirerait les salaires vers le bas. Les employeurs pouvaient être amenés à penser que, entre les décharges de cotisations sociales sur les salaires les plus bas et le fait qu'une partie du revenu relevait de la solidarité nationale, ils n'avaient aucune raison de rémunérer mieux les personnes.
Pour autant, le Secours populaire, ayant choisi de peser sur les conséquences des drames, laissant à l'ensemble du champ social toute capacité à s'interroger sur les causes, ne demandait qu'à être détrompé.
Malheureusement, notre connaissance fine du terrain - plus de 2 000 adresses physiques dans tous les départements, dans des centaines de communes et dans les régions - nous a permis de noter que la situation s'aggravait d'année en année, au point que nous en sommes à soutenir près de 3 millions de personnes - 2,8 millions en 2015 - dans notre pays, sous des formes diverses.
Nous savons aussi que, malgré le soutien alimentaire apporté par nos soins comme par les associations amies que sont les Restos du coeur, la Banque alimentaire et la Croix rouge, nous ne permettons pas aux personnes et familles soutenues, dont de nombreuses centaines de milliers d'enfants vivant sur notre sol, d'avoir au moins un repas par jour toute l'année. L'aide alimentaire mise en oeuvre en France par quatre associations fournit moins d'un repas tous les trois jours aux personnes qu'elle soutient : 107 équivalents repas par an par personne.
Aujourd'hui revient l'antienne, cette fois qualifiée de revenu de base. Son montant est variable selon les orientations des interlocuteurs - entre 200 et 900 euros par mois. Cela se substituerait partiellement ou complètement au dispositif social qui existe encore dans notre pays. Ainsi aurions-nous mis un terme à la très grande pauvreté.
Le Secours populaire est très réservé sur le concept même du revenu de base et a fortiori sur les conditions de sa mise en oeuvre. Selon nous, le respect des personnes et de leur dignité doit constituer un prérequis. De ce fait, l'idée selon laquelle tout s'achète et se monnaye ne correspond pas à l'esprit même du Secours populaire, qui met en oeuvre tout le possible pour que les personnes soient reconnues dans leur richesse et leurs qualités propres. Le Secours populaire les invite à renouer avec d'autres pour sortir de leur enfermement moral et matériel par l'activité commune conduite collectivement, ce que nous résumons par la formule « pauvres, mais pas que » et par la promotion de « Copain du monde », notre mouvement pour enfants.
Le Secours populaire est une association pragmatique de collecte et de mise en mouvement, qui rassemble 80 000 collecteurs et un million de donateurs. Nous savons donc que les personnes veulent d'abord trouver un travail rémunéré convenablement qui leur permette de subvenir de façon indépendante à leurs besoins et à ceux de leur famille, c'est-à-dire sans recours à l'assistance sociale ni à un revenu social financé par la collectivité. Cela pourrait aller sans dire, mais la situation dans notre pays nous conduit à penser qu'il faut de nouveau le préciser et y insister.
La situation des personnes est différente selon que leur rémunération est le produit de leur travail ou de prestations sociales. Elle est différente en termes de respect de soi et de capacité à en donner exemple à ses enfants et à son entourage. Elle est différente aussi en termes de sécurité psychologique. La situation n'est pas la même selon que l'on gagne sa vie ou que l'on reçoit des prestations qui peuvent être retirées si les textes changent. Certes, cette sécurité est aujourd'hui ébranlée, mais elle constitue encore une référence, et tout ce qui la battrait un peu plus en brèche nous paraîtrait aller vers le pire.
Aussi une partie importante de notre action a-t-elle pour objet de créer ou de recréer les conditions pour que les personnes puissent travailler et gagner leur vie.
Le Secours populaire est par ailleurs très attentif à créer à travers son action les conditions d'une relation d'égal à égal à l'autre, dans laquelle deux ou plusieurs personnes échangent et cheminent pour trouver des réponses aux difficultés rencontrées. Cette action généraliste part du besoin de l'individu considéré dans sa globalité et non au regard de telle ou telle problématique. Dans cette perspective, le besoin financier n'est pas toujours le premier problème et il n'est jamais l'unique difficulté.
Le Secours populaire attache une importance particulière à la réciprocité, qui est au fondement des relations par lesquelles les hommes font société. C'est d'ailleurs ce qui nous a toujours conduits à témoigner de notre solidarité concrète aux hommes, aux femmes et aux enfants migrants réfugiés, que ce soit près de leurs frontières ou dans notre pays.
Le Secours populaire traduit ce principe de réciprocité quotidiennement, en donnant la possibilité à tous ceux qui le souhaitent et le peuvent de participer, sous quelque forme que ce soit - contribution financière, bénévolat, témoignage -, à la réalisation et au développement des missions de l'association.
Le versement automatique qu'implique le revenu de base est aux antipodes de cette orientation.
Sur le fond, cette idée de revenu de base acquis de façon universelle pour répondre à des besoins vitaux nous semble un leurre. Elle est d'ailleurs contraire au principe de l'article 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui a servi de socle à celle de 1958 : la Nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. »
Nous savons que la situation s'aggrave pour les personnes les plus fragiles. L'accès de tous à égalité de droits et de devoirs aux services publics, qui se délitent, est présenté comme une vieille lune. Notre dernier sondage montre bien à quel point la population en est consciente et s'en inquiète dès aujourd'hui et pour l'avenir, notamment au travers de l'idée qu'elle se fait de l'avenir de ses enfants. Ainsi, quelque 83 % des personnes interrogées craignent que leurs enfants connaissent un jour une situation de pauvreté.
Dès lors, faudrait-il déterminer si 200 euros, 400 euros ou 500 euros par mois suffisent ? Cela pourrait s'apparenter à l'achat du silence et de la passivité au moindre prix. Nous n'y souscrivons pas. Les personnes de notre pays valent mieux que cela. Il nous semble aussi que ces questions ressortent souvent quelques mois avant des échéances nationales pour disparaître ensuite.
Nous pensons qu'il serait au moins aussi important de se mobiliser très largement pour faire reculer toutes les formes de stigmatisation, que ce soit dans les attributions de logements, dans les seuils fatidiques qui incitent à surtout ne pas bouger pour ne pas perdre le peu que l'on a, dans le développement de l'éducation et le déploiement de la culture dans les quartiers les plus déshérités de notre pays, dans la réimplantation de services publics accessibles à tous et, plus largement, dans tout ce qui permet de vivre ensemble sans avoir besoin de quémander.