Monsieur le président, mes chers collègues, je tâcherai d'être bref.
Après la résolution du « père » du revenu universel au Sénat, Jean Desessard, le rapport qui vous est proposé se caractérise par un indiscutable parti pris de synthèse. Comme l'a dit notre président, nous avons cherché à synthétiser les enjeux autour du fameux revenu universel « à la française ».
Le titre du rapport que nous allons proposer - « De l'utopie à l'expérimentation » - résume bien notre démarche, tant le revenu universel apparaît comme une utopie dans le débat politique actuel, en France et au-delà de nos frontières.
À partir de cette utopie, nous nous sommes confrontés au terrain et à la réalité des expérimentations, afin de comprendre comment elles prenaient en compte la grande et belle idée d'un revenu universel versé à chaque citoyen, éventuellement de la naissance jusqu'à la mort, pour lui permettre de faire face à la pauvreté, aux aléas de la vie et aux mutations de la société, bref pour l'accompagner.
Nous avons écouté des personnalités tout à fait remarquables et éloquentes, qu'elles soient favorables à l'idée de revenu universel, comme le professeur Philippe Van Parijs ou Gaspard Koenig, ou qu'elles soient sceptiques, réservées, voire opposées au dispositif.
Nous avons rencontré cette opposition sincère et structurée chez les représentants de grands syndicats de salariés et d'associations de lutte contre l'exclusion. Le rôle du travail dans la société, la dignité grâce au travail, l'organisation de la société autour du travail ont été au coeur de la réflexion menée par ces opposants et au coeur de leurs hésitations. Les grandes associations caritatives semblaient, elles aussi, être obsédées par la dignité, à juste titre d'ailleurs, puisque le travail, c'est la dignité et l'épanouissement. Avant de verser un revenu universel, ces représentants nous ont dit qu'il fallait réfléchir aux incidences d'un tel dispositif et à ce vers quoi nous tendons.
Le président et moi-même n'avons pas eu de sujet de désaccord au cours de ces trois mois. Pour la première fois dans un parlement, notre objectif était de « bricoler » une réponse à cette interrogation : le revenu de base, le revenu universel ou inconditionnel est-il la solution à l'évolution actuelle du monde, à la mondialisation et aux inquiétudes qu'elle engendre ? Le président et moi-même avons souvent été sur la même ligne, et ce n'est pas un hasard ! Nous venons en effet tous les deux d'un département martyrisé par la fin de la révolution industrielle, le Pas-de-Calais, et même du bassin minier, où le mouvement ouvrier, parfois le marxisme, et le christianisme social ont, pendant plus d'un siècle, envisagé de répondre aux effets des révolutions industrielles par le progrès social, la mutualisation et la solidarité. Aujourd'hui, cette réponse se heurte aux grandes mutations que vit notre pays.
Ce qui me frappe de plus en plus, c'est la convergence des analyses sur la désindustrialisation. Aux États-Unis, les échanges commerciaux avec la Chine détruisent des millions d'emplois industriels. Vous me direz que les États-Unis sont proches du plein emploi. Certes, mais les régions industrielles qui meurent ont beaucoup de mal à renaître. On ne peut comprendre la trajectoire de Donald Trump que si l'on a à l'esprit les déséquilibres causés par la désindustrialisation et les échanges internationaux. En France, il en est également question. Il n'y a qu'à ouvrir le dernier livre de François Lenglet, dans lequel il est question du nord-est de la France et de cette France désindustrialisée. Les mêmes thèmes sont présents partout.
Nous sommes au coeur de ce que nous qualifierons, pour simplifier, la « demande de protection » que nous adressent ceux que l'on appelle désormais les milieux populaires. C'est d'autant plus important que la mondialisation accroît l'écart entre les métropoles où sont produites les richesses et les territoires désindustrialisés, voire les territoires périphériques. Aussi cette dimension doit-elle faire partie de la réflexion sur le revenu de base.
M. Lionel Stoleru, le père du RMI, grand commis de l'État devenu ministre, a fait preuve d'une grande clarté lors de son audition : le revenu universel, c'est avant tout le refus de la pauvreté et des 14 % de Français qui se situent sous le seuil de pauvreté. Il s'est montré très convaincant grâce aux chiffres et aux arguments qu'il a présentés.
M. Philippe Vasseur, homme de synthèse à lui seul en tant que chef d'entreprise, député, ancien ministre de l'agriculture et père du World Forum de Lille, a affirmé qu'il ne voyait pas comment on pourrait échapper à la mise en place d'une forme de revenu de base dans les vingt années à venir, compte tenu des mutations causées par l'économie numérique. Il l'a évidemment énoncé avec beaucoup de prudence, nous renvoyant au rapport et aux modalités concrètes de mise en oeuvre du dispositif.
M. Jean Pisani-Ferry, quant à lui, a déclaré qu'il ne fallait pas surestimer la mutation numérique, mais que le processus de destruction créatrice décrit par Joseph Schumpeter ne se vérifiait plus dans l'économie de transition qui caractérise les pays développés aujourd'hui. Il y aurait désormais davantage d'emplois détruits que d'emplois créés. Il faut donc penser à ce besoin de protection exprimé par les populations.
Ensuite, nous avons souhaité observer les pratiques étrangères qui mêlent culture de gouvernement et utopie, culture de gouvernement et revenu universel, culture de gouvernement et expérimentation.
Nous nous sommes donc rendus en Finlande, pays référence du modèle scandinave, même si les difficultés de l'entreprise Nokia et la fin de la rente forestière ont fait croître le taux de chômage à 8 %. Nous avons entendu plusieurs des membres des partis du gouvernement de coalition. Tout d'abord pendant la campagne électorale, puis dans l'exercice du pouvoir, le gouvernement finlandais a promis à sa population de mettre en place un revenu universel pour tous. La Finlande est un pays qui compte 1,5 million de syndiqués pour 5,5 millions d'habitants.
Le revenu de base n'est pourtant pas proposé par les tenants du modèle scandinave, notamment les sociaux-démocrates, mais par la coalition au pouvoir, formé en particulier du centre et des conservateurs. Le gouvernement finlandais formule donc cette proposition hors du cadre politique traditionnel, avec une prudence et une volonté de maîtrise tout à fait impressionnantes. L'expérimentation doit porter sur un échantillon de 2 000 individus, parmi les plus éloignés de l'emploi, que l'on va tirer au sort et accompagner pour retrouver l'emploi. L'objectif affiché en Finlande est d'atteindre un taux d'emploi de 72 %, proche du taux de 73 % observé en Suède.
Sécurité sociale, comité de pilotage, comité scientifique, tout est prévu pour que l'expérience soit maîtrisée. Surtout, rien n'empêche le gouvernement finlandais d'élargir par la suite l'échantillon retenu et les publics ciblés. Ce gouvernement a l'obsession d'orienter les citoyens vers l'emploi et de faire en sorte que les prestations sociales soient cumulables avec ce revenu de base non imposable pour les personnes qui reprennent une activité à temps partiel ou à temps plein. Le but de l'expérimentation dans ce pays est de sortir du sous-emploi et des trappes à inactivité.
Nous nous sommes également déplacés aux Pays-Bas, à la fois pour rencontrer le père de la proposition d'un revenu universel dans ce pays et pour comprendre la réticence du gouvernement face à cette idée. Les Pays-Bas offrent l'exemple d'un modèle décentralisé : c'est la commune qui assure la sécurité sociale des citoyens. Nous nous sommes rendus à Utrecht, ville riche et dynamique de 350 000 habitants, avec 60 % d'emplois qualifiés, une université ambitieuse et un taux de chômage compris entre 7 et 8 %. Cette ville veut obtenir l'autorisation de mettre en place son propre revenu de base. L'expérimentation porte là-bas sur 500 personnes avec pour cible les individus les plus éloignés de l'emploi qui bénéficient du minimum social. L'expérimentation se veut diversifiée : un groupe de 100 personnes reçoit l'aide sans aucune contrainte, d'autres groupes de 100 personnes voient leur aide conditionnée à l'exercice de certaines activités, selon des modalités différentes. Quatre groupes distincts ont ainsi été créés pour promouvoir la diversité dans l'expérimentation. Les 500 membres de l'échantillon choisis parmi les 9 000 bénéficiaires de minima sociaux que compte la ville perçoivent une allocation comprise entre 125 et 190 euros, selon qu'elle est destinée à un individu ou à un ménage.
Au vu de ces expériences, nous sommes revenus avec quelques certitudes.
Pouvons-nous et devons-nous mener une expérimentation ? Oui, nous devons expérimenter le revenu de base « à la française ». Les auditions nous ont amenés à répondre à une première exigence : l'élaboration de l'expérimentation et son évaluation doivent s'inscrire dans une démarche de rigueur absolue.
Nous avons auditionné un professeur de faculté, M. L'Horty, qui nous a convaincus du fait que l'échec du RSA était lié à la décision d'arrêter l'expérience au bout de dix-huit mois. Les experts que nous avons rencontrés nous ont conseillé de lancer une expérimentation sur trois ans.
Nous sommes également convaincus de la nécessité de mettre en place un comité de pilotage et un comité scientifique totalement indépendant. Sur ce point, nous avons eu la chance d'entendre le retour d'expérience de M. Louis Gallois, homme de synthèse lui aussi, grand serviteur de l'État, indiscutable et indiscuté, mais aussi ancien patron d'Airbus. Il nous a entretenus des territoires « zéro chômeur de longue durée », expérimentation qui se fonde sur le volontariat des territoires et sur quelques postulats : il existe du travail pour tous et tout le monde est employable, à condition qu'on aille chercher chacun et qu'on l'accompagne vers le travail. Nous avons senti qu'une expérimentation menée de cette manière pour le revenu de base serait indiscutable.
S'agissant de la taille de l'échantillon, nous pourrions envisager de transposer l'expérience finlandaise en France : là-bas, l'expérimentation porte sur 2 000 personnes, ce qui correspondrait en France, si l'on restait dans les mêmes proportions, à un échantillon de 25 000 ou 30 000 individus.
L'échelon territorial légitime pour conduire l'expérimentation nous semble être le département. Nous espérons que la simplification engagée par M. Christophe Sirugue et la traçabilité du modèle social français accompagneront la mise en oeuvre du revenu universel.
Cela étant, nous sommes conscients qu'un encadrement global de l'expérience est nécessaire. Nous avons bien vu aux Pays-Bas ou en Finlande que la contrepartie au versement du revenu de base repose sur le retour à l'emploi ou sur la formation qui prépare à l'emploi.
S'agissant du montant du revenu de base, nous sommes tous d'accord pour envisager le versement de 500 euros, montant équivalent à celui du RSA. Nous considérons à ce sujet que c'est à l'État de financer intégralement cette réforme, en sollicitant éventuellement une aide de l'Europe. Les Néerlandais envisagent une dépense de 150 millions d'euros par an, budget qui semble supportable aujourd'hui dans notre pays, surtout dans cette période préélectorale. Il est d'ailleurs remarquable d'entendre certains candidats à l'élection présidentielle, toutes familles politiques confondues, parler du revenu universel.
Deux ou trois pistes ont été esquissées sans que nous les développions.
Personnellement, j'ai été impressionné par le raisonnement de M. Jean Pisani-Ferry sur le besoin de protection et de sécurisation des parcours professionnels. Nous devrions peut-être songer à inclure le revenu de base dans le compte personnel d'activité, le CPA. C'est un point de vue personnel : le revenu de base ne serait plus un dû, mais un droit. J'imagine un droit de tirage de cinq ou six ans, auquel on pourrait avoir recours tout au long de la vie pour accompagner les ruptures, les transitions ou certaines décisions. Inscrire le revenu de base au coeur du CPA, c'est remettre ce revenu à sa juste place, alors que nous sommes sous la menace d'un débat où le revenu de base serait au service de l'assistanat, de la paresse et de la poésie, et non du labeur, de la richesse collective et de l'intérêt du pays.
Si le revenu de base devenait un droit partiel et limité dans le temps, le coût de sa mise en oeuvre, évalué à 330 milliards d'euros par la Fondation Jean-Jaurès dans le cas où il s'agirait d'un revenu réellement universel qui engloberait l'ensemble des prestations sociales versées, serait divisé par huit ou neuf. Son coût ne représenterait alors que 1,5 ou 2 % du PIB, soit à peu près la dépense consacrée aujourd'hui à la formation professionnelle...