Je regrette également que certaines rigidités du règlement du Sénat aient contraint des collègues à ne pas participer aux déplacements en Grèce et Turquie. Les travaux des missions communes d'information sont des travaux parlementaires à part entière.
Nous avons demandé la constitution de cette mission d'information pour tenter d'en savoir plus sur les conditions de négociation de cet accord controversé et sur les conséquences de sa mise en oeuvre. Je rends compte aujourd'hui des travaux que nous avons conduits depuis lors.
Cet accord a répondu à une situation de crise. Depuis des mois, des flux de réfugiés d'une ampleur inégalée transitaient par la Grèce, qui ne parvenait ni à assurer l'enregistrement des demandes d'asile ni à contrôler ses frontières.
Chaque jour, des milliers de migrants accostaient dans les îles grecques de la mer Égée, avant d'emprunter la route terrestre des Balkans pour gagner les pays du nord de l'Europe, au premier rang desquels l'Allemagne.
Les ressorts de ce mouvement massif sont bien connus : l'intensification de la guerre en Syrie, la situation de l'Irak, aux prises avec Daech, la dégradation de la situation des réfugiés dans les pays voisins, les déclarations de la chancelière allemande à l'été 2015, l'activité grandissante des réseaux de passeurs, le positionnement de la Turquie comme carrefour migratoire. Les conséquences humanitaires ont été terribles : 800 noyades en mer Égée en 2015.
Le manque d'anticipation de l'Union européenne, les désaccords profonds entre ses membres sur la définition d'une réponse ont renforcé la crise.
Un premier accord passé avec la Turquie, en novembre 2015, n'avait pas produit de résultats suffisants. Les arrivées sur les îles grecques de la mer Égée se maintenaient malgré l'hiver à un niveau élevé, de l'ordre de 2 000 par jour.
La fermeture progressive des frontières des pays situés sur la route des Balkans à compter de février 2016 a transformé la Grèce, déjà très éprouvée par la crise économique, en cul-de-sac, et a conduit à une crise humanitaire de grande ampleur. L'Union européenne a donc décidé de s'entendre avec la Turquie pour y répondre.
Les conditions de négociation de cet accord l'ont entaché d'un fort soupçon.
Il donnait l'impression d'avoir été conclu en coulisses par l'Allemagne, dans le seul intérêt de celle-ci, l'Union européenne acceptant de payer le prix fort à la Turquie.
Il était également reproché à l'Union européenne de céder au chantage de la Turquie et de se placer dans une situation inextricable : comment promettre une libéralisation des visas « au plus tard en juin 2016 » mais « sous réserve que soient respectés l'ensemble des critères de la feuille de route », alors même que la situation des droits de l'homme dans ce pays ne cesse de se dégrader ?
Le renvoi vers la Turquie de tous les migrants arrivés dans les îles grecques à compter du 20 mars, qu'ils aient ou non besoin d'une protection internationale, a cristallisé les critiques de nombreuses ONG, mais également d'acteurs tels que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l'OFPRA. L'Europe était accusée de brader ses valeurs.
Le dispositif dit « du 1 pour 1 » consistant, pour chaque Syrien renvoyé, à en réinstaller un autre dans un pays de l'Union européenne, a été également décrié.
Pour couronner le tout, cet accord a été soustrait à l'approbation du Parlement européen comme à celui des États membres.
Nos travaux nous ont permis d'établir que l'Allemagne avait malgré tout cherché à associer ses partenaires européens et notamment la France, qui a été en mesure de formuler des exigences concernant notamment la vérification de la légalité du dispositif de renvoi.
L'Allemagne n'était d'ailleurs pas seule à rechercher une solution. L'Europe tout entière en voulait une : la paralysie du système de répartition temporaire des réfugiés et la remise en cause de l'espace Schengen l'imposaient.
Enfin, il a été prévu que, conformément au droit international et européen, chaque migrant puisse déposer une demande d'asile en Grèce qui pourrait être déclarée recevable si la Turquie ne constituait pas pour lui « un pays tiers sûr ».
Aujourd'hui, l'objectif de l'accord est partiellement atteint.
De 2 000 arrivées en Grèce par jour en février, nous sommes passés à une cinquantaine par jour au printemps et à une centaine par jour cet été. Mais cette diminution est autant imputable à l'accord qu'à la fermeture de la route des Balkans, les deux effets se combinant.
L'objectif humanitaire, qui était d'empêcher les décès en mer, est lui aussi pour partie atteint, les naufrages ayant cessé.
L'accord améliore également la situation des réfugiés en Turquie, notamment grâce l'aide financière promise. Au 28 septembre 2016, sur les 3 milliards d'euros prévus au titre de la facilité financière, 2,2 milliards d'euros ont été engagés, 1,2 milliard d'euros contractualisés et 467 millions d'euros effectivement versés. L'Union européenne a finalement accepté de procéder à des versements directs aux autorités turques pour financer des mesures, notamment dans les domaines de l'éducation et de la santé. Pour construire des hôpitaux et des écoles, il peut être difficile de se substituer à l'État...
Un grand projet a été confié au Programme alimentaire mondial, le PAM : l'instauration, pour un coût de 348 millions d'euros, d'un « filet de sécurité sociale d'urgence », qui permettra à plus d'un million de réfugiés syriens de bénéficier d'une aide mensuelle pour acheter de la nourriture, des médicaments, se loger. Une carte bancaire sera distribuée, qui sera créditée de quarante euros en fonction de la situation familiale.
S'il faut donc souligner les améliorations concrètes que cette aide européenne apporte, il convient de rester prudent, tant la situation interne de la Turquie peut faire craindre beaucoup de dérives.
Mais il s'agit d'un accord fragile.
Les réinstallations de Syriens dans l'Union européenne - la voie légale et sûre de l'asile qui était promue dans cet accord - sont trop lentement mises en place, malgré une légère accélération ces derniers mois. 1 614 réinstallations à la date du 26 septembre, cela reste fort modeste au regard de l'objectif de 72 000. À ce rythme, il faudrait plus de 20 ans...
Le dispositif de renvoi des migrants arrivés dans les îles grecques après le 20 mars - plus de 20 000 - ne fonctionne pas : seuls 633 d'entre eux ont été renvoyés vers la Turquie, et aucun ne l'a été à la suite d'une décision d'irrecevabilité à l'asile. Cela tient non seulement à l'engorgement du service grec de l'asile - qui n'était capable, avant la crise, que de traiter deux dossiers par jour -, mais aussi à sa réticence à considérer la Turquie comme un « pays tiers sûr ».
La Turquie n'octroie en effet l'asile qu'aux ressortissants européens. Pour les autres, un statut de protection internationale est accordé, avec des droits moins étendus. Les Syriens bénéficient toutefois d'un régime que la Turquie présente comme plus favorable, dit de « protection temporaire ». Mais ce régime est octroyé pour une durée non précisée. De plus, 500 000 enfants syriens en Turquie ne sont pas scolarisés, et seuls 8 000 permis de travail ont été délivrés aux Syriens. Cette précarité explique sans doute la position des services grecs.
La conséquence de ce faible nombre de renvois est le maintien d'un grand nombre de migrants dans les hotspots, plus de 14 600 aujourd'hui, dans des conditions matérielles très difficiles : les capacités d'accueil n'excèdent pas 7 500 places. Cette situation suscite des tensions et des heurts, comme l'incendie volontaire du centre de Moria, à Lesbos, fin septembre.
Par ailleurs, les frontières restent poreuses et les passages possibles : entre les hostpots et le continent, aux frontières turco-grecque, turco-bulgare et gréco-macédonienne. Cela démontre la vitalité de réseaux de trafiquants. Mais l'étanchéité totale d'une frontière est impossible, et la Grèce compte 1 228 kilomètres de frontières terrestres et 13 676 kilomètres de côtes.
Les contreparties politiques consenties à la Turquie, la relance du processus d'adhésion et la libéralisation des visas, pèsent également sur l'accord.
Concernant le processus d'adhésion, des avancées formelles ont été enregistrées. Des questions se posent néanmoins sur sa pertinence, la dérive autoritaire du régime paraissant ne plus devoir connaître de limites depuis le coup d'État manqué du 15 juillet dernier.
Pour ce qui concerne la libéralisation des visas, les progrès faits par la Turquie ont été très rapides. Cinq critères restent néanmoins à satisfaire, dont un, celui sur la loi antiterroriste, constitue un point de blocage apparemment inextricable. L'exécutif turc a pourtant menacé à plusieurs reprises de ne plus tenir ses engagements de contrôle des flux si la Turquie n'obtenait pas satisfaction.
Nous sommes donc obligés d'admettre que la Turquie a la capacité, si elle le souhaite, de remettre en cause l'accord.
Quelle ligne de conduite devons-nous adopter ?
Nous devons d'abord continuer à tenir un discours clair et sans ambiguïté sur nos valeurs et notre attachement à la démocratie, au respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En particulier, il ne saurait être question d'accepter quelque accommodement que ce soit en ce qui concerne les critères définis pour les visas.
Sur les négociations d'élargissement, maintenons les enceintes de discussion prévues à cet effet. Elles permettent d'aborder les questions sensibles.
Il faut donc sortir ces deux conditions de l'accord pour se concentrer sur la seule problématique migratoire.
Il faut pour cela montrer à la Turquie que nous appliquons bien les volets spécifiquement liés à la question des réfugiés : l'aide financière, qui est précieuse ; les réinstallations, qui doivent s'accélérer rapidement. La Turquie doit jouer le jeu, en ne sélectionnant pas les réfugiés qu'elle nous envoie.
Il est également urgent d'aider la Grèce : pour le déblocage du traitement des demandes d'asile dans les hotspots, ce qui implique de renforcer le Bureau européen d'appui en matière d'asile mais aussi par un soutien financier aux retours volontaires.
En complément de l'accord, le soutien à la Grèce passe aussi par l'accélération de la mise en oeuvre des relocalisations. La France honore ses engagements, mais ce n'est pas le cas de tous les États membres.
Il apparaît également nécessaire de tenir compte de la situation de crise humanitaire dans la négociation de la dette grecque. La situation de la Grèce est tellement insoutenable que l'Union européenne a dû mobiliser pour elle des moyens normalement consacrés à l'aide humanitaire extérieure. Enfin, il faut également renforcer la protection des frontières grecques.
La question s'est posée de savoir si cet accord pouvait être reproductible et s'appliquer à d'autres situations. Nous ne le pensons pas. Son principal volet - instaurer une forme de délégation à la Turquie des demandes d'asile - ne fonctionne pas.
En revanche, inciter les pays tiers à une meilleure gestion de leurs frontières et à lutter contre l'immigration irrégulière est une idée que l'on retrouve dans les nouveaux « pactes migratoires » passés avec certains pays d'origine et de transit.
Nous devons surtout inscrire ce type d'actions dans le cadre d'une politique migratoire ambitieuse et cohérente de l'Union européenne. Le rapport L'Europe au défi des migrants : agir vraiment ! de nos collègues Jacques Legendre et Gaëtan Gorce, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, propose quelques pistes : un effort financier significatif pour favoriser le développement économique dans les pays d'origine ; l'ouverture de véritables voies légales de migration, notamment de travail ; une véritable mobilisation contre les réseaux de trafiquants et de passeurs.
Je regrette qu'il ne nous ait pas été possible de vous transmettre le projet de rapport avant la réunion. Nous n'avons pu travailler que quatre mois, au lieu des six traditionnellement acquis.
Le contexte politique de la Turquie n'a cessé d'évoluer durant cette période rendant plus complexe notre travail d'information.
Aussi, pour vous permettre de réagir plus précisément au contenu du rapport, il vous est proposé de pouvoir y insérer des contributions de groupe, qui devront être transmises avant lundi 17 octobre, à midi.