Intervention de Philippe Van Parijs

Mission d'information Revenu de base — Réunion du 23 juin 2016 à 13h30
Audition de M. Philippe Van parijs professeur à l'université catholique de louvain fondateur du basic income earth network

Philippe Van Parijs :

Merci de m'accueillir. En effet, j'attache une grande importance aux interactions entre les élus et les personnes exerçant des responsabilités politiques d'une part, et les universitaires insérés dans des réseaux, d'autre part. Dans ce contexte, il y a un bénéfice mutuel et je parlerai brièvement pour pouvoir ensuite répondre à vos questions. Effectivement, l'idée du Basic income m'est venue en décembre 1982. Comme je ne l'avais ni lu ni vu nulle part, j'ai dû inventer un nom et j'ai proposé de la nommer « allocation universelle » en analogie avec le suffrage universel : car l'allocation universelle est un élément de pouvoir économique distribué de manière strictement égalitaire, comme le suffrage universel est un élément de pouvoir politique distribué à chacun.

Lorsqu'on a une idée que l'on croit géniale, l'une des deux choses suivantes se produit. D'abord, on s'aperçoit que cette idée présente de sérieux défauts. Pour ma part, j'ai eu l'occasion de parler de cette idée sur six continents et de rencontrer beaucoup d'objections, sans pour autant en rencontrer une qui soit décisive. Ensuite, on découvre que l'on n'a pas été le premier à avoir eu cette idée. J'ai découvert petit à petit d'autres personnes et les ai réunies dans notre ville universitaire de Louvain-La-Neuve, en septembre 1986. Nous avons alors fondé le BIEN - Basic Income European Network - avec une trentaine de personnes. Depuis lors, nous organisons un congrès tous les deux ans et progressivement, ces congrès ont accueilli de plus en plus de personnes en provenance des six continents. Sous leur pression, lors du congrès de Barcelone en 2004, on a transformé le Basic Income European Network en Basic Income Earth Network ; ce qui permet de conserver cet acronyme « BIEN », vraiment idoine ! Le BIEN a désormais des sections sur l'ensemble des continents. Le dernier congrès a eu lieu à Montréal et le prochain se tiendra, pour la première fois, en Asie, à Séoul, au début du mois de juillet 2016.

Je suis responsable d'une chaire d'éthique économique et sociale et de nombreuses idées autres que celles-là sont pertinentes pour mes travaux et mes publications. Mon ouvrage le plus long et aride s'intitule La liberté réelle pour tous, publié aux Presses universitaires d'Oxford il y a une vingtaine d'années, qui est une tentative de justification philosophique de l'allocation universelle. Avec mon collègue Yannick Vanderborght, nous terminons un livre de référence sur cette question pour les presses universitaires de Harvard qui fait le point sur ses différentes dimensions, à la fois historiques, économiques, éthiques et politiques.

Il me paraît utile de donner d'abord des perspectives philosophiques à cette question et d'envisager ensuite les aspects pratiques de cette allocation universelle, même si mes collègues, que vous avez auditionnés, connaissaient beaucoup mieux la situation française que moi. Il faut bien distinguer l'allocation universelle des deux autres modèles de protection sociale, en les plaçant dans une perspective historique. Je voudrais ensuite indiquer ce qui est pour moi l'argument fondamental en faveur de ce revenu de base, avant de comprendre pourquoi un intérêt sans précédent se dégage en Europe, voire même depuis la Californie jusqu'à la Corée. De toute l'histoire de l'humanité, il n'y a jamais eu un tel intérêt depuis ces derniers mois, voire ces dernières semaines, en faveur de cette notion.

Premièrement, il existe trois modèles fondamentaux de protection sociale.

Le premier est né au début du XVIe siècle dans vos régions, Messieurs les président et rapporteur. En effet, le tout premier système a été instauré dans la ville d'Ypres vers 1515. Ce premier modèle d'assistance sociale théorisé se focalisait sur les pauvres, avec une condition de contrepartie : seuls les pauvres qui manifestent le souhait de travailler avaient le droit de recevoir cette allocation. Le premier à l'avoir théorisé est un Juif converti appelé Vives, né à Valence et ayant étudié à la Sorbonne, avant d'enseigner à Louvain. Il a publié en 1515 l'ouvrage De Subventione pauporum - c'est-à-dire en français De l'assistance aux pauvres - qui justifie ce nouveau dispositif selon lequel il est plus efficace que les municipalités s'occupent de l'aide aux pauvres plutôt que la charité privée ou les organisations ecclésiales. Ce modèle a subi de nombreuses transformations et des crises extrêmement intenses, notamment lors du passage du Old Poor Laws aux New Poor Laws au Royaume-Uni. Ce modèle est encore présent dans nos modèles actuels d'assistance sociale comme dans le revenu de solidarité active (RSA) en France. Naturellement, ce modèle est plus généreux que ne l'était le modèle d'Ypres en 1515, mais repose sur une même logique en ciblant sur les pauvres une aide conditionnée aux ressources et à la situation familiale, impliquant comme contrepartie un travail effectif dans les Workhouses ou les dépôts de mendicité sous l'Ancien Régime.

Un deuxième modèle est apparu et a été formulé par Condorcet lorsqu'il se cachait, un an avant sa mort. Dans son ouvrage Esquisse de l'histoire des progrès de l'esprit humain, Condorcet formule en un paragraphe le principe de l'assurance sociale. Il ne s'agit pas d'une aide ciblée sur les pauvres, mais d'une forme de solidarité entre les travailleurs. Cela suppose que les travailleurs parviennent à dégager un surplus au-delà de leur survie immédiate, de manière à pouvoir couvrir une série de risques de leur existence : le grand âge, l'invalidité, la maladie ou le chômage involontaire. Il a fallu du temps pour que cette bonne idée devienne réalité. C'est Bismarck, à la fin du XIXe siècle, qui a mis en oeuvre le premier système d'assurance sociale avec les pensions du Deuxième Reich allemand au moment de l'unification allemande. Jaurès espérait, dans une intervention très éloquente à l'Assemblée nationale, que le modèle d'assurance sociale puisse se substituer intégralement à celui de l'assistance sociale.

Enfin, un troisième modèle, que l'on pourrait qualifier de dividende social, est apparu. La forme en est différente et ce modèle est celui du revenu de base et de l'allocation universelle qui présentent un caractère inconditionnel. Cette inconditionnalité se décline de trois manières : premièrement, son versement est strictement individuel ; on n'a pas besoin d'examiner la situation personnelle des individus. Deuxièmement, ce revenu est aussi inconditionnel, c'est-à-dire universel : il est versé quels que soient les revenus, qu'il s'agisse des revenus du travail ou des revenus du capital. Enfin, il n'implique aucune contrepartie de la part de ses bénéficiaires : on n'a pas besoin de savoir si vous travaillez ou si vous désirez travailler pour déterminer si vous y avez droit. Ce troisième modèle est plus récent que les deux autres. Le premier à avoir publié une proposition systématique en la matière est Joseph Charlier qui a publié à Bruxelles en 1848 son livre Solution du problème social. 1848 est aussi l'année de publication, à Bruxelles également, du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx. Joseph Charlier défendait une socialisation de l'ensemble du sol et, avec certaines mesures de transition, du patrimoine immobilier ; le loyer payé sur l'ensemble de ce patrimoine immobilier devait être distribué entre tous les citoyens adultes d'un pays. C'est ce qu'il appelait le dividende territorial. Cette idée n'a eu aucun impact, à l'exception de trois débats publics qui se sont tenus sur ce revenu de base. Les deux premiers débats ont été locaux et limités à un pays, tandis que la troisième occurrence de ce débat se poursuit encore aujourd'hui.

Le premier débat est intervenu, peu après la première guerre mondiale, à l'initiative d'un ingénieur quaker au Royaume-Uni, Daniel Miller, qui avait créé un petit mouvement et publié un livre pour défendre le « State bonus », qu'il proposait ainsi de fixer à 20 % du PIB par tête. Les arguments qu'il défendait alors sont très semblables à ceux qui sont encore en débat aujourd'hui. Ce sujet a été discuté par le parti travailliste britannique, y compris lors d'une conférence annuelle, avant d'être finalement rejeté.

Le second débat s'est déroulé aux États-Unis à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l'initiative des professeurs James Tobin et John Kenneth Galbraith, qui étaient très liés au parti démocrate et ont convaincu Georges McGovern, candidat à la présidence contre Richard Nixon, de placer le Demogrant sur sa plateforme électorale. Ce Demogrant représentait un versement de 1 000 dollars par personne et par an pour chacun des résidents des États-Unis. McGovern n'a pas gardé cette proposition dans son programme électoral, une fois les primaires passées et a été défait de manière spectaculaire par Richard Nixon. Cependant, l'idée a inspiré un certain nombre d'expérimentations de ce qu'on appelait alors « l'impôt négatif » aux États-Unis et au Canada, mais le débat public sur cette question s'est tout à fait assoupi en Amérique du Nord.

Le troisième débat se déroule au milieu des années 1980 en Europe, indépendamment dans plusieurs pays, en Angleterre, Belgique et aux Pays-Bas, ainsi qu'au Pays-Bas où un syndicat de travailleuses à temps partiel a été le fer de lance d'une campagne qui a conduit à un véritable débat public en 1985. Dans la foulée a été créé le réseau européen puis mondial BIEN et depuis lors, ce débat n'a fait que prendre de l'ampleur dans différents pays.

Quel est l'argument fondamental pour comprendre l'intérêt d'une allocation universelle et en quoi celle-ci diffère-t-elle de l'assistance sociale ? Cette allocation est bien autre chose qu'un instrument efficace de lutte contre la pauvreté financière. Une manière de le comprendre, c'est de commencer par se poser la question de l'impact de l'introduction d'un tel revenu inconditionnel sur la rémunération du travail, c'est à dire le niveau des salaires. Le public est d'ordinaire partagé sur cette question : va-t-elle conduire à une augmentation ou à une diminution des salaires ? L'intuition est de dire que, puisqu'on dispose d'une partie de son revenu de manière inconditionnelle, l'employeur assurera le complément nécessaire pour avoir une vie décente. Mais l'autre intuition est de dire que disposer d'un revenu inconditionnel et ce, même lorsqu'on n'est pas disposé à travailler, implique d'augmenter les salaires pour avoir suffisamment d'emplois. La réponse correcte à cette question est que les les tenants de l'une ou l'autre conception ont raison lorsque l'on raisonne en fonction de catégories d'emplois différentes. Ce point est absolument crucial pour l'argumentation en faveur de l'allocation universelle : celle-ci donne la possibilité de dire oui à certains emplois et de dire non à d'autres emplois qu'on ne peut actuellement refuser.

De manière plus précise, certains emplois ne paient pas suffisamment pour qu'on puisse en vivre aujourd'hui : c'est le cas des des emplois à temps partiels, des stages, ou encore des emplois comportant un aspect de formation et qui sont payés peu, c'est-à-dire insuffisamment pour pouvoir en vivre. D'autres emplois, y compris ceux qui relèvent du statut de travailleur indépendant, sont considérés comme très intéressants et peuvent correspondre à une profonde vocation, mais qui ne donnent alors lieu qu'à des revenus très incertains ou irréguliers. Grâce à l'allocation universelle, à des emplois comme ceux-ci, qui comprennent une dose importante de transfert de capital humain, il sera plus facile de dire oui. Il sera également plus facile de dire non, en partie du fait de ces autres alternatives, aux emplois dont les conditions d'exercice ou de rémunération ne permettent pas le plein épanouissement. Ce qui est vraiment crucial pour l'allocation universelle, c'est de comprendre qu'elle va induire ces deux effets : la possibilité de dire non, ce qui constitue une sorte de remède pour lutter contre l'exploitation et la trappe de l'emploi, ainsi que la possibilité de dire oui et de lutter contre l'exclusion et le chômage.

La différence avec l'assistance sociale, c'est que l'allocation universelle donne une liberté réelle de faire d'autres choix. C'est un instrument de liberté. Comme l'écrivait Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions, « l'argent que l'on a est un instrument de liberté et celui que l'on cherche à acquérir est un instrument de servitude ». L'allocation universelle est à la fois un instrument de liberté et une manière d'échapper à la servitude.

Enfin, quatrième et dernier point, pourquoi y a-t-il cet intérêt sans précédent pour l'allocation universelle ? Selon moi, c'est en raison d'une perception large et plus aigüe des deux problèmes à partir desquels l'idée m'était initialement venue. Le premier problème, c'est le chômage, dans un contexte d'anticipation de son accroissement, du fait des changements technologiques qui vont conduire à la perte d'emplois. En France, les prédictions en termes de robotisation ont relancé ce débat, du fait de l'estimation d'une perte de deux millions d'emplois pour les seuls États-Unis. Cette problématique n'est pas neuve, car lors des périodes antérieures d'intérêt pour l'allocation universelle, cet argument était déjà présent. Ici, en France, durant l'Entre-deux-guerres, Jacques Duboin proposait un revenu social, qui n'était pas vraiment l'allocation universelle, dans sa publication intitulée La grande relève des hommes par les machines. À la fin des années 1960, aux États-Unis, l'un de ceux qui ont propulsé le débat s'appelait Robert Theobald qui avait écrit un manifeste pour la « Triple révolution » dont l'automation fournissait l'argument central. Ce n'est pas nouveau, mais on constate un scepticisme beaucoup plus grand sur la désirabilité de la croissance comme moyen de faire face et de répondre aux défis du progrès technologique. En 1982, personne n'avait entendu parler du changement climatique qui est depuis lors beaucoup plus présent à l'esprit des gens. Pourtant, le Club de Rome avait, dix ans plus tôt, émis un cri d'alarme sur les limites technologiques de la croissance.

Deuxièmement, le scepticisme a également gagné, de manière nouvelle, l'idée même de possibilité de la croissance. Vous avez sans doute entendu les déclarations répétées de M. Larry Summers, ancien président de Harvard et ministre sous Clinton, sur l'émergence d'une stagnation séculaire. Un tel propos contraste avec l'idée de récession antérieure, notamment entre les deux guerres, où l'on évoquait l'idée d'une stagnation temporaire et parler d'une stagnation séculaire n'était à l'époque plausible pour personne. Aujourd'hui, de plus en plus d'économistes, fût-ce même chez ceux qui la considèrent comme désirables, disent que la croissance est devenue impossible, du moins en Europe et en Amérique du Nord.

Troisièmement, nous avons eu la croissance. Nos pays sont en effet beaucoup plus riches que ce qu'ils étaient au début des Trente Glorieuses. Le problème du chômage a-t-il été résolu ? Celui de la précarité est au moins aussi important qu'à l'époque ! Il est temps qu'on cesse de nous leurrer en nous expliquant que la solution du chômage réside dans une accélération de la croissance. Cette conviction-là est de plus en plus partagée et de nombreuses personnes se disent qu'il est nécessaire d'inventer un nouveau remède structurel au chômage et à l'exclusion qui soit autre qu'une croissance qui, si elle était possible, ne serait pas désirable et si elle était désirable, ne serait pas possible.

Outre cette raison fondamentale, il en est une autre, plus générale. En effet, nous avons un besoin impérieux et urgent d'utopie réaliste. J'étais à un festival d'idées à Udine, en Italie, où se tenait un débat sur le djihadisme. Y participait un professeur de l'École des hautes études, d'origine iranienne et dont l'analyse des causes de l'afflux de jeunes partisans, d'origine maghrébine ou caucasienne en faveur de l'idée absurde d'un Califat islamique était très convaincante. Il manque ici une utopie mobilisatrice qui aille au-delà tant d'une sujétion au marché de plus en plus grande, que d'une lutte pour les avantages acquis auxquels ces jeunes-là n'ont d'ailleurs pas accès. Il faut aspirer à un avenir. Pour pouvoir façonner cette utopie mobilisatrice, on a bien sûr besoin d'autre chose que cette allocation universelle en restructurant la distribution des revenus et en créant ce socle qui pourrait dynamiser notre société. Ce n'est pas le lieu aujourd'hui d'en discuter, mais je suis convaincu que l'allocation universelle est essentielle lorsqu'elle est en interaction avec d'autres composantes qui favorisent cette évolution.

En conclusion, j'ai piloté pendant toute cette année ce que nous avons appelé « l'Année Louvain des utopies pour le temps présent », puisque nous célébrons le cinq-centième anniversaire de la publication, à Louvain, de l'Utopie de Thomas More suite à l'intervention d'Érasme. Nous en avons profité pour nous remémorer ce glorieux début du XVIe siècle qui a été fondamental non seulement pour l'histoire notre civilisation mais aussi à travers le monde. Nous en avons profité pour inciter tous les membres de notre communauté universitaire, des plus âgés aux plus jeunes, et tout particulièrement nos étudiants et nos chercheurs, à trouver une place pour la pensée utopique intelligente et fédératrice des disciplines, telle une sorte de « smart utopia ». Ne laissons pas les ingénieurs ou les économistes travailler seuls à leur utopie ! Il importe de travailler ensemble afin de réfléchir sur les effets pervers des idées qui peuvent apparaître, de prime abord, formidables. D'où l'importance du genre de discussion que nous pouvons avoir, y compris dans ce cadre-ci.

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