Intervention de Yves Daudigny

Mission d'information situation psychiatrie mineurs en France — Réunion du 8 février 2017 à 14h30
Audition du professeur alain ehrenberg président du conseil national de la santé mentale

Photo de Yves DaudignyYves Daudigny, président :

Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur la psychiatrie des mineurs en souhaitant la bienvenue au Professeur Alain Ehrenberg. Monsieur le Professeur, je rappelle que vous êtes sociologue, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Vous avez développé de nombreuses analyses sur les évolutions de la santé mentale dans notre société. C'est à ce titre que la ministre des affaires sociales et de la santé, Madame Marisol Touraine, a souhaité vous nommer à la tête du Conseil national de la santé mentale (CNSM) nouvellement créé à la fin de l'année dernière. Cette instance consultative a un champ d'investigation sans doute bien plus large que celui notre mission d'information. Des points de recoupement existent néanmoins et les frontières entre troubles psychiatriques et pathologies mentales sont poreuses et évolutives. C'est pourquoi il nous a paru indispensable de vous entendre. Nous vous serions donc reconnaissants de bien vouloir présenter à titre liminaire les missions et les axes de travail du conseil national de la santé mentale et la manière dont vous voyez la situation de la psychiatrie des mineurs dans notre pays. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, Monsieur Michel Amiel, puis aux autres sénateurs, qui souhaiteront vous poser des questions. Avant de vous céder la parole, je rappelle que nos auditions sont publiques et ouvertes à la presse. Je vous donne la parole.

Professeur Alain Ehrenberg, président du Conseil national de santé mentale. - Je vous remercie, Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les sénateurs, j'ai préparé cet exposé en ayant à l'esprit les questions que vous m'avez envoyées, mais aussi le compte-rendu de votre réunion constitutive du 30 novembre 2016. Vous avez soulevé, au cours des auditions précédentes, des questions sur ce qui est psychiatrique et ce qui ne l'est pas, sur les limites entre souffrance psychique et trouble psychiatrique. Je vais essayer de clarifier quelque peu ce point parce qu'il est tout à fait central : il est l'arrière-plan à partir duquel on peut rendre explicite ce dont on parle quand on parle de santé mentale, ce qui n'est pas sans conséquence pour la conduite de l'action publique. Vous auditionnez le président du CNSM, mais c'est le sociologue qui possède une expertise. N'étant pas un spécialiste de l'enfance et de l'adolescence, j'y reviendrai au cours de l'audition pour vous informer de ce que le Conseil est en train d'élaborer. Tout d'abord, quelques mots pour présenter le CNSM et me présenter. Le Conseil est à la fois une instance de concertation, qui regroupe à peu près l'ensemble des acteurs, professionnels, usagers et familles - environ soixante-quinze personnes -, et une instance d'expertise et de stratégie pour l'action publique. Son rôle est purement consultatif.

Je travaille depuis vingt-cinq ans sur les changements des entités et catégories psychiatriques ou psychopathologiques, comme la dépression, dans leurs relations avec les transformations de la société - des idéaux, des normes, des valeurs - ; le grand changement étant le passage d'une société où l'autonomie est une aspiration à une société où elle notre condition, où elle imprègne toutes nos relations sociales. J'ai aussi comparé les manières de souffrir en France et aux États-Unis à travers le cas des pathologies narcissiques, la comparaison permettant de mettre en perspective le cas français, y compris pour les politiques publiques. Nous ne sommes pas seuls au monde. Parallèlement j'ai développé la recherche en sciences sociales sur la santé mentale, notamment avec une unité de recherche associant le Centre nationale de la recherche scientifique, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, ainsi que l'Université de Paris-Descartes. Aujourd'hui, la France dispose d'un véritable milieu scientifique, bien inséré dans la recherche internationale. Venons-en à la sociologie. On ne peut plus parler aujourd'hui de ces sujets seulement dans les termes de la psychiatrie, soit d'une spécialité médicale.

Pour formuler brutalement ce que je souhaite clarifier devant vous, je dirais que la maladie mentale était un enjeu pour la psychiatrie, un enjeu sanitaire, la santé mentale est un enjeu pour toute la société, un enjeu total. La psychiatrie, du mineur comme de l'adulte, doit donc être conçue dans le cadre de cette nouvelle donne. Je reviendrai plus directement sur ce point en exposant les intentions du Conseil en la matière.

D'abord définir. Les pathologies mentales sont des pathologies des idées et de la vie de relations qui invalident de multiples manières la liberté du sujet atteint. Cela implique qu'elles relèvent certes de la santé, mais également, et tout autant, de la socialité de l'homme. La maladie, dans un sens médical, et le mal moral s'y intriquent inexorablement. La dimension morale dans le symptôme est ici fondamentale, comme la honte ou la culpabilité. La situation de ces pathologies s'est profondément modifiée depuis un demi-siècle sous le coup d'une double-dynamique : le virage de la prise en charge des pathologies psychiatriques lourdes vers l'ambulatoire et l'élargissement considérable du spectre des pathologies.

Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie clinique. Nombre d'entités psychopathologiques sont devenues aujourd'hui des questions sociales, tandis qu'un nombre croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C'est pourquoi, les pathologies mentales donnent matières à des débats politiques et moraux que l'on ne voit pas dans d'autres domaines de la santé. Pensez à la souffrance au travail, et plus récemment à l'état mental des terroristes. Le point important est ce déplacement général : ces pathologies étaient des raisons de se faire soigner, elles se sont étendues à des raisons d'agir sur des relations sociales perturbées, et sont donc devenues des pathologique sociales. Plus encore, ces entités sont devenues matières à des débats très généraux sur la valeur de nos relations sociales, comme les ravages du néo-libéralisme ou la crise du lien social : c'est le thème du malaise dans la société.

Nous avons affaire à une nouvelle situation de la souffrance psychique qui, dans nos sociétés, doit être placée dans une perspective sociologique globale. Mon hypothèse est que l'extension de la souffrance psychique est l'expression de changements profonds dans nos manières d'agir et de vivre en société qui se sont progressivement instituées à partir du tournant des années 1970 : valorisation forte de la liberté de choix et de la propriété de soi et de son propre corps, de l'initiative individuelle et de tout ce qui s'associe à l'idée de « proactivité », de l'innovation et de la créativité, ainsi que de la transformations de soi ; tous ces idéaux placent l'accent sur la capacité de l'individu à agir de lui-même plutôt qu'à réagir, à s'auto-activer plutôt qu'à être activé de l'extérieur. Nous entrons alors dans un individualisme de capacité imprégné par les idées, valeurs et normes de l'autonomie ; c'est pourquoi je parle de société de l'autonomie-condition. Ces idées-valeurs-normes impliquent une conséquence en lien avec l'explosion des questions de santé mentale : elles exigent un degré d'autocontrôle émotionnel et pulsionnel bien plus fort que celui d'une société où l'important, dans le travail par exemple, est de bien exécuter les ordres.

Nous avons là le contexte dans lequel les questions de santé mentale sont devenues, au-delà des pathologies psychiatriques, des soucis transversaux à toute la société, parce que nos manières de vivre et d'agir dans la société de l'autonomie-condition mettent en relief une dimension émotionnelle qui était marginale auparavant. C'est pourquoi, je dis que la santé mentale est un enjeu total pour la société. Elle n'est pas l'antonyme de la maladie, elle est plutôt un équivalent de la bonne socialisation parce qu'être en bonne santé mentale, c'est être capable d'agir par soi-même de façon appropriée, autrement dit, de s'auto-activer en montrant suffisamment d'autocontrôle émotionnel. J'ai évoqué le virage vers l'ambulatoire. Il a entraîné un changement de l'esprit du soin : la prise en charge des patients dans la cité a progressivement conduit à soulever la question des capacités à agir des personnes atteintes de psychoses ou de troubles psychiatriques lourds et invalidants. Ce changement est devenu éclatant avec la montée en puissance des problématiques portées par la réhabilitation et le rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique en développant leurs capacités le plus largement possible malgré la persistance de symptômes. Le changement de l'esprit du soin peut se résumer en un mot : avant on compensait les handicaps du patient tandis qu'aujourd'hui, on joue sur les atouts de l'individu. Cette idée est lumineusement exprimée par un patient souffrant de schizophrénie après une séance de thérapie de remédiation cognitive. Il déclare au psychologue en charge du traitement : « Avant j'étais un handicapé, mais grâce à notre travail, j'espère devenir un handicapable. » Voilà formulée d'une façon follement lucide une définition sociologique de la nouvelle figure du malade mental qui s'est progressivement instituée avec la généralisation de l'ambulatoire, mais encore, au-delà de la psychiatrie, de la figure d'individu qui s'est également instituée avec la généralisation des idéaux de l'autonomie au cours du dernier demi-siècle. Hier, handicap et capacité étaient opposés - la capacité étant du côté de l'autonomie - : aujourd'hui, ils se combinent dans une problématique des degrés de l'autonomie. « Handicapé » était un état, « handicapable » est un itinéraire et un parcours.

Avec ce grand changement, avec ce nouvel esprit du soin, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations, qui appellent une clarification. Pensons aux multiples « guerres des psys », la situation étant particulièrement tendue en ce qui concerne l'enfance et l'adolescence, l'autisme radicalisant ce que j'appelle les guerres françaises du sujet entre les partisans du « sujet parlant » et ceux du « sujet cérébral ». En France, on polémique beaucoup, mais on discute mal ! C'est là, j'espère, que le Conseil aura son utilité. Dans ce contexte confus et bruyant, le sens d'une politique de santé mentale et de l'action publique, c'est-à-dire à la fois ses orientations et sa signification, autrement dit, ses finalités, tout cela n'apparaît pas d'une évidence absolue. C'est sans doute l'une des raisons de la création de ce Conseil. Je vous remercie pour votre attention.

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