Par rapport aux nombreuses auditions que nous avons déjà organisées, vous apportez un point de vue nouveau sur le fait psychique et psychopathologique qui est celui du sociologue. Sans doute n'est-ce pas un hasard que le Conseil supérieur de la santé mentale soit présidé par un sociologue. D'après vos propos, nous sommes passés, durant les années 70, d'une approche psychopathologique à une approche socio-pathologique.
Professeur Alain Ehrenberg. - La situation de ces pathologies s'est trouvée dans une situation différente, car la société pousse partout à l'action individuelle et met en avant les dimensions émotionnelles.
En relisant l'Histoire de la folie à l'âge classique de Michel Foucault, j'ai l'impression que cet état existait déjà, avec un référentiel différent.
Professeur Alain Ehrenberg. - La maladie mentale, que ce soit la mélancolie, la paranoïa ou le désespoir, sont des sentiments universels qui ont toujours existé, mais pas dans ce sens-là. Malheureusement, le livre de Michel Foucault est truffé d'erreurs historiques et se trompe sur la naissance de la psychiatrie moderne à la fin du XIXème Siècle. On n'a pas exclu l'autre, comme il l'a écrit, au contraire, la naissance de la psychiatrie moderne, avec Philippe Pinel, considérait que la personne folle présentait un reste de raison susceptible d'être l'élément d'une réintégration par l'hôpital psychiatrique.
Le célèbre tableau, qui représente Pinel libérant les aliénés des chaînes, ne représente pas pour vous une nouvelle approche de la psychopathologie ?
Professeur Alain Ehrenberg.- Pinel s'inscrit dans un mouvement général amorcé à la fin du XVIIIème Siècle. Tout au long du XIXème Siècle, on débute par une maladie générale avant de se poser des questions de pathologie, tandis qu'aujourd'hui, les questions que l'on se pose dépassent la pathologie.
Sans vouloir retracer l'histoire de la psychiatrie, le mouvement d'anti-psychiatrie, débuté dans les Années 60, a amorcé le virage ambulatoire que vous évoquiez et sur lequel on est peut-être allé trop loin. Aujourd'hui, si l'insertion dans la société reste le but à atteindre, n'a-t-on pas fermé trop de lits au nom de ce virage ambulatoire ? Ce problème historique est devenu sanitaire.
Professeur Alain Ehrenberg.- Je ne suis pas compétent sur ce point, mais en ce qui concerne la pédopsychiatrie, la question des lits demeure tout à fait sensible. Il ne s'agit pas d'être allé trop loin. Soigner les gens en ambulatoire ne signifie pas que, dans un certain nombre de circonstances, ces personnes ne doivent pas être soignées en institution.
Nous sommes tout à fait d'accord sur ce point. Mais, sous le prétexte de soigner les gens en ambulatoire - ce qui est recevable d'un point de vue médical -, on a justifié la fermeture des lits. C'est une forme d'articulation d'une sociologie de la psychiatrie avec des choix sanitaires et, partant, financiers.
Professeur Alain Ehrenberg. - D'autres personnes plus compétentes que moi, comme M. Michel Laforcade ou des pédopsychiatres, pourront s'exprimer sur ce point. Je ne suis pas en mesure de vous dire si l'on est allé trop loin ou pas.
Le Conseil de la santé mentale rassemble un certain nombre de personnes issues d'horizons divers. Quel regard portez-vous sur la multidisciplinarité impliquée dans la prise en charge des mineurs ? En effet, le sujet de notre étude concerne la psychiatrie des mineurs et ce terme n'est pas innocent.
Professeur Alain Ehrenberg. - J'ai très peu de lumières sur la psychiatrie des mineurs. Mais le Conseil s'interroge sur les modalités de l'insertion de la psychiatrie des mineurs dans le cadre d'une politique de prévention et de réduction des risques. Il s'agit donc de la placer dans une perspective longitudinale de prévention où la question pathologique n'est pas nécessairement au premier plan. Ce conseil est obèse avec près de soixante-quinze membres dont les intérêts peuvent s'avérer contradictoires. Les pédopsychiatres peuvent s'y sentir remis en question, à l'occasion notamment des débats sur le Pass'santé. Il faut penser en termes de facteurs de protection : aujourd'hui, la question éducative est aussi centrale que la question sanitaire et il convient d'ajouter les problèmes d'inégalité sociale et de pauvreté qui représentent des contextes extrêmement favorisants pour toute une série d'autres troubles que psychotiques. Le rapport de Mme Marie-Rose Moro et de M. Jean-Louis Brison va dans le bon sens, en alliant l'éducation au sanitaire, sous toutes sortes d'aspects. Il faut penser en termes de parcours.
Ainsi, nous avons constitué trois sous-formations pour travailler efficacement : la première concerne la période allant de la grossesse au jeune adulte. Il faudrait élargir les préconisations de ce rapport à une période beaucoup plus longue. Nous proposons de penser cette question en termes d'intervention précoce dans une perspective d'investissement social. Deux thèmes carrefours doivent être considérés : le bien-être à l'école et les compétences sociales.
S'agissant du bien-être, les scolaires français sont ceux qui se sentent le moins bien à l'école par rapport aux élèves des autres pays européens, ce qui témoigne de l'environnement anxiogène qui, en se distribuant, peut induire des conséquences pathologiques sur certains enfants. France-Stratégie note un sous-investissement important dans le pré-primaire et le primaire par rapport aux autres pays dont les résultats sont supérieurs en matière de performance globale et d'équité sociale. France-Stratégie indique par ailleurs que les mutations de la société questionnent la nature même des savoirs. Dans ce cadre, les compétences psycho-sociales représentent un élément tout à fait décisif du développement de l'enfant dans l'enseignement primaire. Si l'on pense aux crèches, à l'aune des travaux sur les politiques de lutte contre l'inégalité en termes de prévention précoce, un état des lieux dressé par Terra Nova indique que la France compte 20 % de familles pauvres dont seulement 8 % sont en crèche. Ainsi, autour du couple bien-être et compétence sociale, quels sont donc, en termes épidémiologiques, les facteurs de protection ? Penser le lien entre PMI-crèche-maternelle et la pédopsychiatrie représentent, pour notre conseil qui reste une jeune structure, deux chantiers prioritaires. Ce n'est qu'en associant l'ensemble du système professionnel à cette démarche, au sein de cette commission, qu'on parviendra à des résultats probants. Le Conseil a été constitué très rapidement, le 10 octobre dernier, je n'ai été contacté qu'un mois avant mais j'ai pensé que confier cette lourde responsabilité qu'est sa présidence à un sociologue était un geste politique qu'il fallait soutenir. Depuis cette date, nous avons élaboré le projet stratégique est constitué nos commissions. Notre programme, pour les deux prochaines années de mandature, devrait être finalisé en juin prochain.