Intervention de Alain Gresh

Mission d'information organisation, place et financement de l'Islam en France — Réunion du 10 février 2016 à 15h00
Audition de M. Alain Gresh journaliste spécialiste du moyen-orient ancien directeur-adjoint du monde diplomatique

Alain Gresh, journaliste :

Symboliquement, ce n'est pas la même chose : on ne négocie pas l'aménagement du territoire avec l'ambassade d'Algérie ou de Turquie...

Alors que le Conseil français du culte musulman (CFCM) est censé organiser le culte, on en fait de plus en plus le porte-parole de la communauté musulmane. Pour les juifs, le Consistoire est l'interlocuteur normal de l'État pour les affaires du culte et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) le représentant auto-proclamé d'une partie de la communauté. En principe, le CFCM devrait ne s'occuper que du culte - où il a déjà obtenu certaines avancées, notamment sur la question des aumôniers. Il est composé de fédérations représentant l'Algérie, le Maroc et la Turquie. L'Union des organisations islamiques de France (UOIF), proche des Frères musulmans, est conservatrice mais légaliste : ce n'est pas une force de contestation. Elle est en une crise depuis une dizaine d'années car elle est coupée des jeunes musulmans nés en France, de culture française, qui sont de plus en plus nombreux à l'Université - en témoigne le nombre d'étudiantes voilées.

Autant l'UOIF est centralisée et structurée en sections, autant est difficile d'appréhender le salafisme, qui compte vingt courants différents, du quiétisme au djihadisme. Historiquement, le salafisme exporté par l'Arabie Saoudite est quiétiste et conservateur sur le plan des moeurs. Depuis les années 2000, le courant contestataire progresse. Désormais, son discours est que la société occidentale est impie et que les musulmans n'ont rien à y faire ; qu'ils ont donc à y vivre en retrait en attendant d'émigrer en terre d'Islam. Cette doctrine a gagné beaucoup de terrain, surtout là où les musulmans se sentent stigmatisés et sous pression. Certains jeunes déclarent désormais qu'ils ne se sentent plus Français, ce qui est inquiétant. De fait, à qualification égale, s'appeler Mohammed ou Fatima divise par quatre ou cinq les chances de trouver un travail, comme l'a bien montré une étude conduite au Sénégal. De plus, l'Islam est sans cesse sur le devant de la scène médiatique.

S'il y a parmi les jeunes musulmans toute une population défavorisée, la communauté musulmane compte aussi des exemples de réussite dans le modèle français. Il existe désormais une vraie bourgeoisie musulmane, mais elle n'a pas le sentiment d'être intégrée ni représentée. Au contraire, les discours tenus dans les médias au nom des musulmans suscitent de l'exaspération de leur part. Les propos de Hassen Chalghoumi, par exemple, l'idole des médias, leur font l'effet d'une insulte. Même la journaliste du Figaro reconnait n'avoir jamais rencontré un musulman qui considère que Chalghoumi parle en son nom ! Idem pour les intellectuels musulmans qui disent ce que nous voulons entendre mais qui ne sont pas jugés représentatifs par les musulmans croyants.

Quant à Tariq Ramadan, je le fréquente depuis vingt ans, j'ai tenu avec lui des débats en français et en arabe, j'ai écrit un livre avec lui, et puis vous certifier qu'il ne tient pas un double discours. Il critique même encore plus durement l'Islam lorsqu'il s'exprime à l'étranger. Certes, il a évolué en vingt ans. Quel responsable politique n'en fait pas autant ? Mais il n'a pas de programme caché. Il dit aux musulmans qu'ils font partie de la société occidentale et qu'au lieu de se poser en victimes ils doivent se battre pour réclamer leurs droits. Sur l'affaire du moratoire sur la lapidation, il faut savoir que la lecture conservatrice de l'Islam exportée depuis cinquante ans par l'Arabie Saoudite et ses pétrodollars suscite des débats au sein de la communauté musulmane. Hormis l'Afghanistan et l'Iran, aucun pays n'applique la lapidation - mais vous ne ferez dire à aucun musulman marocain, algérien ou égyptien qu'elle est contraire à l'Islam. Aussi la position de Tariq Ramadan est-elle comparable à ce que serait celle d'un Américain opposé à la peine de mort : de ce point de vue, demander un moratoire est plutôt positif !

Il faut se garder de considérer la charia comme un corps de doctrines réactionnaires immuables. En 1952, lorsque les femmes égyptiennes sont descendues dans la rue pour demander le droit de vote, une fatwa a été émise contre cette revendication. Aujourd'hui, il n'y a pas un pays musulman où les femmes ne votent pas même récemment comme en Arabie Saoudite. Comme toutes les religions, l'Islam s'adapte aux sociétés, il n'est pas figé, et des débats sur la peine de mort ou la place des femmes agitent la communauté musulmane mondiale. Cette dimension internationale fait la spécificité des musulmans de France : il y a une fierté à être musulman, à appartenir à une communauté qui compte plus d'un milliard de personnes. Aussi les questions ne peuvent-elles être abordées uniquement dans le cadre français.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion