Intervention de Marie Martin

Mission d'information Accord UE-Turquie sur la crise des réfugiés — Réunion du 1er juin 2016 à 14h35
Audition conjointe d'organisations non gouvernementales ong

Marie Martin, administrateur du programme « migration et asile » à EuroMed Rights :

Deux associations turques sont membres de notre réseau : le comité citoyen Helsinki et l'Association des droits humains, qui reçoit un très fort soutien de la communauté kurde. Nous suivons les atteintes aux droits de l'homme commises en Turquie envers les Turcs comme les non-Turcs.

L'accord du 18 mars dernier s'appuie sur le présupposé selon lequel la garantie procédurale des libertés offerte par le droit turc est suffisante pour y déposer une demande d'asile. À tout le moins, les droits économiques et sociaux et le droit à la protection des réfugiés devraient y être respectés. Or tel n'est toujours pas le cas, en dépit des nombreuses réformes entreprises par la Turquie dans la perspective de sa candidature à l'adhésion à l'Union européenne.

À l'heure actuelle, la Turquie accueille environ 2,8 millions de réfugiés depuis la Syrie, y compris des Palestiniens et des apatrides. Par ailleurs, le HCR a recensé 400 000 personnes en besoin de protection internationale en provenance d'autres pays, tels l'Afghanistan ou l'Irak. Le HCR a cessé voici trois ans d'enregistrer les demandes d'asile des personnes non-syriennes car les quotas de réinstallation sont insuffisants, ce qui aggrave la vulnérabilité de ces personnes.

La loi turque sur les étrangers et la protection internationale a été adoptée en 2014 ; en revanche, ses décrets d'application n'ont été adoptés que le 17 mars dernier, à la veille de la signature de l'accord avec l'Union européenne... Cette loi prévoit certaines garanties procédurales compatibles avec le droit de l'Union européenne ; elle limite la privation de liberté au motif du renvoi dans un autre pays à six mois renouvelables une fois ; elle ouvre le droit à un conseil juridique ; elle précise aussi, à son article 4, l'obligation de non-refoulement.

Ce dernier point est très important. En effet, la Turquie avait émis des réserves à son adhésion à la Convention de Genève sur le statut des réfugiés et au protocole de 1968 qui en élargit l'application : seules les personnes revenant d'un pays européen pourraient obtenir le statut de réfugié, ce qui en limitait considérablement l'utilité. Une personne provenant de Syrie peut en revanche bénéficier d'un statut de protection temporaire en vertu d'une directive de 2014. Les autres nationalités ne sont pas concernées par cette directive ; toutefois, le gouvernement turc a fait quelques efforts, notamment pour ce qui est de l'obtention d'un permis de travail.

Cette différence entre les réfugiés Syriens et les réfugiés d'autres nationalités est cruciale dans plusieurs domaines.

En pratique, les Syriens ont une obligation de visa depuis le 8 janvier 2016 pour entrer en Turquie et ce, pour essayer de limiter le flux de personnes arrivant de Jordanie et du Liban. Ils n'ont pas d'accès effectif à un permis de travail.

La société civile, les journalistes et les avocats n'ont aucun accès aux camps de réfugiés qui, quoique de bonne qualité - on a pu parler de camps « cinq étoiles » -, limitent très largement la liberté d'aller et venir de leurs occupants, quand elle n'est pas tout simplement interdite. Ces camps sont gérés d'une main de fer par le Croissant rouge, organisation qui n'est pas pleinement non-gouvernementale. La plupart des réfugiés vivant en zone urbaine, en dehors de ces camps, n'ont pas accès à de nombreux services.

Nous avons aussi relevé, avant la signature de l'accord UE-Turquie, des cas d'expulsions maquillées en opérations de retour volontaire, ainsi que des privations de liberté motivées, soit par le séjour irrégulier, soit par d'éventuelles menaces à la sécurité nationale. Le conflit syrien et la lutte entre l'État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan - le PKK - pèsent dans ces décisions : une loi antiterroriste très forte a été adoptée et est régulièrement utilisée. Des tirs de l'armée turque contre des populations civiles ont eu lieu à la frontière syro-turque, qui reste fermée aux personnes ayant fui Alep qui s'y massent. Relevons néanmoins que bien des réfugiés de Syrie ont pu bénéficier d'une certaine protection en Turquie. Cela se joue souvent au cas par cas : certaines personnes peuvent bénéficier de faveurs de l'administration mais le respect des droits et des garanties procédurales n'est pas systématique.

En ce qui concerne les réfugiés des autres nationalités, on constate un durcissement des conditions d'obtention de visas pour les Irakiens, qui constituent un tiers des entrées irrégulières dans l'Union européenne via la Turquie. Les décisions turques sont très liées aux pressions effectuées par l'Union européenne. Les Irakiens n'ont pas d'accès effectif à la procédure d'asile, y compris dans les lieux de privation de liberté. La Turquie a par ailleurs systématiquement refusé la protection temporaire aux personnes arrivant du Liban et de la Jordanie. La Commission européenne note, dans son rapport d'évaluation des réformes en vue de l'adhésion de la Turquie à l'UE de mai 2016, que des refus systématiques ont eu lieu, mais elle ne les condamne pas. En outre, depuis l'entrée en vigueur de la loi sur la protection internationale de 2014, aucun Afghan dont la demande a été examinée en procédure accélérée n'a vu sa demande d'asile acceptée.

Quelles différences peut-on relever depuis le 20 mars dernier ? L'accord UE-Turquie a tout d'abord eu très peu d'effets sur le nombre de personnes mortes en mer, ce qui représentait pourtant l'une des motivations de son adoption urgente. Les renvois se font sans respect des garanties procédurales. Toutefois, depuis le 29 avril 2016, les autorités turques donnent au HCR accès à tous leurs centres de rétention ; il n'avait jusqu'alors qu'un accès partiel aux centres d'Istanbul et d'Izmir. Toutefois, nous avions constaté en 2013 et 2014 que le HCR se contentait en général d'un simple appel téléphonique aux centres auxquels il avait théoriquement accès : si leur interlocuteur niait la présence de demandeurs d'asile privés de liberté, le HCR ne vérifiait pas sur place.

L'accord UE-Turquie a permis au gouvernement turc d' « empocher » une enveloppe budgétaire considérable. Selon le rapport de la Commission européenne de mai 2016, sur les 3 milliards d'euros prévus, 77 millions d'euros lui ont d'ores et déjà été accordés : un premier versement a eu lieu le 18 mars dernier. L'aide aux réfugiés doit se voir consacrer 165 millions d'euros ; un fonds spécial de soutien à l'accueil des migrants renvoyés depuis la Turquie devrait, quant à lui, gérer 60 millions d'euros. Beaucoup d'argent est en jeu dans cet accord mais nous ne sommes pas certains qu'il va réellement servir les personnes concernées.

Il est intéressant de constater que cet argent va être versé non pas à la direction générale en charge des questions migratoires créée par la loi turque de 2014, mais à l'agence qui en était chargée auparavant, l'Autorité de gestion des désastres et des urgences, qui relève du ministère de l'intérieur, ce qui pourrait avoir des conséquences néfastes pour le respect des droits et la transparence financière. En outre, cette organisation témoigne d'une gestion de crise plutôt que d'une vision durable.

Depuis la signature de l'accord, un officier de l'agence Frontex est en poste à Ankara ; réciproquement, un officier turc est posté au siège de l'agence, à Varsovie, et un autre au siège d'Europol. On assiste donc à une coopération accrue dans la gestion des contrôles migratoires d'un point de vue sécuritaire. Les entretiens avec les migrants mentionnés par Mme Carrère alimentent cet échange d'informations sans que les personnes en soient informées. Aucun droit personnel à la protection des données n'existe en Turquie ce qui est problématique. Que ce droit ne soit pas offert non plus lors des entretiens réalisés en Grèce l'est encore plus.

Les réfugiés syriens renvoyés depuis la Grèce sont répartis dans des centres de réfugiés, qui se situent le plus souvent dans le sud du pays et dans les villes frontalières avec la Syrie, où la situation sécuritaire s'est beaucoup dégradée.

L'ouverture de la protection temporaire et l'accès à l'enregistrement pour en bénéficier avaient été suspendus en janvier et février dernier. Cette procédure est réouverte depuis mars. En revanche, le nombre de bureaux accessibles pour effectuer une telle demande a été diminué : à Izmir, par exemple, de 5 bureaux, nous sommes passés à 2, ce qui est trop peu. Le principe de la protection temporaire est similaire au statut de réfugié : si vous quittez la Turquie, vous perdez cette protection. Qu'en est-il des personnes parties en Grèce ? La Turquie a amendé la loi en vigueur pour permettre à celles-ci de maintenir ce droit une fois renvoyées en Turquie. Ce maintien ne s'applique néanmoins qu'aux ressortissants syriens : les Palestiniens et les apatrides, tels les membres de la communauté Ajanib, n'y ont pas droit. Ils peuvent donc être privés de liberté et renvoyés en Syrie.

Les ressortissants d'autres nationalités sont quant à eux transférés directement dans des centres de rétention ; certains sont expulsés. Les associations turques et européennes ont énormément de mal à connaître leur sort : aucun accès n'est accordé. Il est certain que la Turquie multiplie actuellement les tractations pour signer des accords de réadmission ; un tel accord a été signé le 7 avril dernier avec le Pakistan. Des accords avec l'Iran, l'Irak, l'Afghanistan, l'Algérie, le Bangladesh, le Cameroun, l'Érythrée, le Maroc, le Ghana, le Myanmar, le Congo, la Somalie, le Soudan et la Tunisie devraient prochainement conclus. Se pose la question du coût élevé de ces expulsions : il est à craindre que l'argent versé par l'UE dans le cadre de l'accord serve à expulser ces personnes vers des pays où elles peuvent subir des traitements inhumains et dégradants.

Le mandat de l'agence censée remplacer Frontex, s'il est adopté dans les termes proposés par la Commission, permettra à celle-ci d'effectuer des vols retour depuis un pays signataire de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui est le cas de la Turquie. Cette clause, si elle est maintenue, pourrait permettre de financer ces expulsions.

En tout état de cause, les personnes non réfugiées de Syrie n'ont aucun accès aux droits économiques et sociaux en Turquie. Lorsqu'elles se trouvent en situation irrégulière, elles sont privées de liberté.

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