Intervention de Marc de Basquiat

Mission d'information Revenu de base — Réunion du 9 juin 2016 à 13h35
Audition de M. Marc de Basquiat président de l'association pour l'instauration d'un revenu d'existence aire

Marc de Basquiat, président de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence (Aire) :

Je suis très honoré d'être la première personne auditionnée par votre mission d'information. Peut-être aurait-il fallu que vous eussiez d'abord une présentation plus philosophique, la mienne sera surtout technique.

Si le revenu de base peut sembler une question simple, il soulève des questions d'une redoutable complexité.

L'Aire a été créée il y a 27 ans par l'académicien Henri Guitton et le professeur Yoland Bresson, auquel j'ai succédé à son décès en 2014. Elle rassemble une grande diversité d'experts et de représentants de la société civile : l'ancien ministre Lionel Stoleru, le sociologue Alain Caillé, fondateur de la Revue du MAUSS, le philosophe Jean-Marc Ferry, auteur en 1995 de l'Allocation universelle - Pour un revenu de citoyenneté, l'économiste Claude Gamel, le père Louis-Marie Guitton, responsable de l'Observatoire socio-politique du diocèse de Fréjus-Toulon, l'ancien grand-maître du Grand-Orient de France Guy Arcizet, le responsable d'ATD-Quart Monde de l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » Patrick Valentin, l'entrepreneur Michel Meunier, ancien président du Centre des jeunes dirigeants (CJD), entre autres.

Je suis ingénieur, directeur de projets et de transformation dans un grand groupe français, et depuis 2011 titulaire d'un doctorat en économie sur le financement d'une allocation universelle en France. La même année, j'ai travaillé avec le CJD sur les propositions « Objectif Oïkos », que vous connaissez bien. La première proposition était une allocation universelle de 400 euros par mois. En 2012 et 2013, j'ai participé à la création du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), espace militant, rassemblant toutes les sensibilités philosophiques et politiques dans des actions de terrain. Je suis membre du réseau international Basic Income Earth Network (BIEN). En 2014, j'ai publié le rapport Liber, un revenu de liberté pour tous, en partenariat avec le think tank Génération libre, de Gaspard Koenig. Ce rapport explique pédagogiquement et concrètement le revenu d'existence, et plus techniquement comment la fonction redistributive actuelle de notre pays peut être optimisée.

Au sein de l'Aire, nous partageons quelques convictions fortes : dans tous les pays, le niveau du revenu d'existence dépend du niveau de développement collectif du pays - ou capital collectif accumulé : le multimilliardaire Warren Buffet reconnaît ainsi qu'il n'aurait pas réussi de la même manière s'il était né au Bangladesh.

Selon Yoland Bresson, le niveau de revenu provenant de ce capital commun en France correspondrait à un budget de 14 % du PIB. Selon lui, « l'économie risquerait de se venger » si le montant fixé est trop élevé. Le revenu de solidarité active (RSA), principale prestation de garantie du revenu en France, peut servir de repère minimal du revenu d'existence : 461 euros par mois pour une personne seule - une fois déduit le forfait logement ; multiplié par 50 millions d'adultes et un budget moindre pour les mineurs, on arrive à 15 % du PIB.

Chacun cherche à se réaliser et à contribuer à la vie de sa communauté ; le travail, s'il est choisi en lien avec ses aspirations profondes, est un formidable moyen d'épanouissement. La perception du revenu ne doit pas être un obstacle au fait de travailler - ce qui est le cas aujourd'hui. Le revenu d'existence serait un peu plus favorable que le RSA actuel mais il ne découragerait pas à chercher du travail ni à payer l'impôt.

Dans une logique émancipatrice de liberté réelle pour chacun d'un choix de vie rationnel, le revenu d'existence est individuel. La théorie des échelles d'équivalence estime qu'un couple - marié, pacsé ou concubin - ne reçoit que 1,43 fois le RSA d'une personne seule. On ajoute alors 200 euros au titre du RSA. Mais ce dispositif génère contrôles et stratégies de dissimulation d'une vie commune ; ce n'est pas à l'honneur de notre République. Laissons la liberté aux citoyens de s'associer et d'optimiser leur existence selon ce qui fait sens pour eux.

Depuis toujours, le débat sur le revenu d'existence se centre sur la somme d'argent distribuée, alors que l'enjeu majeur serait de savoir d'où vient l'argent. Ce sujet est en réalité une réforme fiscale. Le revenu d'existence n'est qu'un socle : on conserve le système de santé, les aides au logement, les retraites, l'assurance chômage, les aides relatives au handicap ou à la dépendance. Le rapport de la Fondation Jean Jaurès ou les propos de certains ultralibéraux qui proposent de démanteler la protection sociale sont pour nous irrecevables.

Dans notre système socio-fiscal actuel, nous avons trois logiques totalement distinctes : des prestations universelles financées par l'impôt - santé, éducation, police, justice... - le revenu d'existence est de même nature ; des assurances sociales comme les prestations retraite, l'assurance chômage et la prévoyance, dont le montant dépend des cotisations ; des prestations de solidarité ciblées, comme le logement, le handicap. Ne mélangeons pas les trois catégories.

Pour modéliser les effets du revenu d'existence que nous proposons, nous avons réalisé un nuage issu d'une micro-simulation de 450 000 familles, développée par Thomas Piketty : c'est le schéma qui est actuellement projeté.

Actuellement, selon la taille de la famille, les mécanismes à l'oeuvre diffèrent, avec une fonction de redistribution implicite, dont les Français sont peu conscients. La moyenne du nuage s'approche d'une ligne droite ; tous les mécanismes de redistribution se compensent plus ou moins : certains acteurs sont davantage contributeurs, d'autres bénéficiaires. On constate néanmoins que les jeunes sont systématiquement moins aidés que les autres.

Nous avons donc imaginé une représentation graphique plus simple, formalisant un système redistributif avec des regroupements par orientation, avec une courbe unique par configuration familiale. La progressivité de la redistribution est calée sur le système actuel, tout en éliminant les incohérences et les iniquités. Avec notre système, les montants sont à peine supérieurs pour une personne seule, mais, du fait de l'individualisation, ont un effet de gain assez marqué dans une configuration familiale plus large. Les aides au logement demeurent, même si on pourrait les améliorer et s'ajoutent au revenu d'existence. Si l'on compare les résultats obtenus au regard du seuil de pauvreté, l'on s'aperçoit que les montants proposés restent inférieurs à ce seuil de pauvreté, ce qui reste dans la continuité du système actuel. Certes, la loi pourrait augmenter le niveau pour que chacun arrive au seuil de pauvreté, mais c'est un autre débat ; en tant que centre d'expertise, l'Aire ne se positionne pas sur le niveau mais sur la méthode.

Une fois le mécanisme mis en place, tous les revenus sont traités à l'identique, quel que soit le type de contrat de travail. Le moindre revenu est éligible à des prélèvements - les mêmes pour tous - réalisés sur le compte fiscal « impots.gouv.fr », abondé chaque mois d'un montant de revenu d'existence mensuel, sorte de crédit d'impôt, venant en déduction de l'impôt. Chaque mois, selon son niveau d'activité, la personne recevra donc un complément de revenu ou devra s'acquitter d'un impôt. Cette dynamique automatique, simple, devra être complétée par une fiscalité annuelle complémentaire, qui peut prendre différentes formes, sur la pertinence desquelles nous ne nous prononçons pas : surtaxe sur les hauts revenus, fiscalité sur le patrimoine, TVA...

Grâce à un revenu d'existence fixé à 470 euros pour les adultes, 200 euros pour les enfants de moins de 14 ans et 270 euros pour les enfants de 14 à 18 ans, et cette mécanique fiscale automatique, on peut remplacer de nombreux mécanismes incorporant de la redistribution. On les synthétise pour en faire un mécanisme compréhensible, automatique et équitable.

Quelles mesures pourrait-on à terme supprimer ou simplifier, sachant que toutes peuvent être discutées ? Vous avez devant vous un tableau simplifié sur le bouclage budgétaire avec cinq étapes possibles pour instaurer un revenu d'existence.

Première étape : plusieurs prestations sociales sont financées par les revenus du travail, comme pour la santé, ce qui introduit un biais important dans le système redistributif : les retraités et les revenus financiers y contribuent assez peu. Nous pourrions donc basculer le maximum de ces cotisations non contributives vers un prélèvement fiscal sur une assiette très large de type CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale). Cette réforme peut être engagée immédiatement et indépendamment du reste, car elle suit sa logique et a ses difficultés propres. Cette étape assainit le système redistributif.

Deuxième étape : la politique familiale rassemble un ensemble de dispositifs, de transferts monétaires via les familles en fonction du nombre, de l'âge des enfants, des revenus et du statut marital des parents. Notre réforme remplacerait huit dispositifs par une allocation forfaitaire par enfant dès le premier enfant, variable avec l'âge. Ces allocations de 200 euros pour un enfant de moins de 14 ans et de 270 euros pour un jeune de 14 à 18 ans seraient financées par un prélèvement de type CRDS de 3 % environ.

La réforme des minimas sociaux, proposée par le troisième scénario du rapport du député Christophe Sirugue présenté le 18 avril dernier, créée une « couverture socle commune », éventuellement complétée par des compléments de soutien pour les personnes âgées ou handicapées ou en insertion, avec une logique de droits et devoirs. Cette couverture socle est un élément constitutif, par nature, du revenu d'existence, qu'il remplacera à terme. On remplacera alors cette couverture socle, mécanisme social, en dispositif fiscal.

L'impôt sur le revenu, dans sa forme actuelle, est le premier outil redistributif du système fiscal français, puisqu'il réalise des transferts verticaux ou horizontaux, ponctuels, au gré des multiples niches fiscales. Mais, alors que les minima sociaux et autres prestations sociales réalisent des transferts vers les plus modestes, l'outil fiscal poursuit cette mission entre les classes moyennes et les plus aisées. Nous réaliserons un reengeneering de cet ensemble de règles complexes, qui génère de nombreuses frustrations et tentatives de fraude.

La couverture socle commune, créée par le troisième scénario du rapport Sirugue, pourra évoluer vers une forme fiscale, sous forme d'un crédit d'impôt mensuel, accordé sous condition de ressources. Le quotient conjugal, qui réduit parfois largement d'impôt des couples dont les revenus sont très différents, serait avantageusement remplacé par une individualisation simultanée de l'impôt et des prestations. Ainsi, un conjoint sans aucun revenu pourrait demander à recevoir la couverture socle commune fiscale tandis que l'autre acquitterait un impôt en fonction de ses revenus : plutôt qu'instaurer un quotient conjugal avec des effets compliqués et parfois inéquitables, on pourrait donner le RSA au conjoint sans revenu, par une complète individualisation.

Nous instaurons donc un impôt universel de redistribution du revenu, où chacun contribue à environ 21 % de ses revenus, dès leur perception, diminué du crédit d'impôt mensuel de 470 euros. En contributions nettes, cela coûterait donc 293 milliards d'euros, ce qui est un chiffre colossal ! Mais notre micro-simulation calcule si chaque famille est bénéficiaire ou contributrice nette : il en résulte que le total des contributions nettes - et donc des bénéfices nets - s'élèverait en réalité à 110 milliards d'euros, et non à 293 milliards d'euros.

Le dispositif proposé est simple, sous forme d'un crédit d'impôt individuel et mensuel, conjugué à un impôt proportionnel et à un autre impôt dont la forme reste à définir. La complexité vient davantage du démontage des nombreux systèmes redistributifs actuels. Selon les économistes, l'effet revenu du RSA est très limité. Peu de personnes choisissent volontairement cette frugalité. A l'inverse, l'élimination de tous les effets de seuil actuels abaisse considérablement l'effet de substitution. Le travail paie ; cela devient évident pour tous. Cette proposition, d'un point de vue microéconomique, incite fortement à travailler, même à temps très partiel.

Pour répondre à la crainte d'un afflux d'immigration dû à l'effet d'aubaine, nous proposons de conserver les règles prévues pour le RSA, qui ne peut être octroyé qu'à des personnes justifiant de cinq ans de résidence régulière en France.

Les gagnants et les perdants sont induits par la disparition des dispositifs redistributifs actuels, parfois implicites : ainsi, les retraités contribuent peu au financement de la protection sociale, tandis que les parents modestes d'un seul enfant sont très peu aidés. Certains effets sont intrinsèques au dispositif - les couples à bas revenus sont structurellement gagnants à une prestation individualisée - d'autres dépendent du choix de la fiscalité complémentaire. Actuellement, certains bénéficient d'un système social généreux, d'autres non. Sa complexité incite chacun à suspecter son voisin de profiter du système. Le pari de la transparence et de l'universalité des règles fiscales et sociales est à la base du consentement à l'impôt. On contribue plus volontiers à un programme compréhensible qu'à un « machin » flou qu'on suspecte d'alimenter des avantages particuliers dont on est exclu.

L'intérêt transpartisan d'un revenu de base est réel ; il est techniquement possible ; votre assemblée montre qu'un consensus est possible sur des enjeux fondamentaux. L'Aire espère que votre mission demandera à l'unanimité, au prochain Gouvernement, de mettre en place dès le début du quinquennat les premières étapes menant à l'instauration effective d'un revenu d'existence en France.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion