Intervention de Christine Rodier

Mission d'information organisation, place et financement de l'Islam en France — Réunion du 17 février 2016 à 15h00
Audition de Mme Christine Rodier auteure de la question halal. sociologie d'une consommation controversée

Christine Rodier, sociologue :

Mon ouvrage, issu de ma thèse, prend racine dans un travail de master sur les pratiques alimentaires des migrants marocains, arrivés du Sud du Haut-Atlas pour travailler dans les mines de Moselle dans les années soixante-dix. Le halal n'était pas mon intérêt premier, j'étudiais l'anthropologie de l'alimentation. J'ai préféré la méthodologie de l'observation participante à celle des entretiens sociologiques : je vivais au sein de ces familles, je faisais les courses avec elles, j'ai beaucoup mangé - peut-être trop. Il est apparu rapidement que venant d'une région aride et très reculée, ces familles avaient, avant leur arrivée en France, une alimentation essentiellement végétarienne par nécessité, la viande étant réservée à des fêtes comme le sacrifice du mouton ou les mariages. La migration a tout bouleversé en rendant cette consommation banale, permettant l'émergence du halal chez les descendants dès la deuxième génération. Les migrants eux-mêmes allaient en effet directement chercher volailles ou moutons chez l'éleveur ou faisaient leurs achats dans les boucheries casher, car il n'existait pas de boucheries halal. Le halal n'avait alors aucune visibilité dans l'espace public et s'exprimait par un rapport à l'animal.

Le statut de mineur a permis le regroupement familial. Lorsque les mines ont fermé, certains leaders, parfois anciens leaders syndicaux, se sont reconvertis en entrepreneurs de morale, ouvrant des boucheries ou des épiceries halal, ce phénomène étant concomitant avec la construction de mosquées et l'essor au tournant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du salafisme et du wahhabisme dans certaines d'entre elles. Les descendants de migrants, Français nés en France, n'ont plus particulièrement envie de voir le sacrifice, mais veulent s'approvisionner en viande halal. Le conflit entre parents et enfants autour de la nourriture et de la religion se retrouve ailleurs. Dans ce qu'on appelle une socialisation inversée, ce sont les enfants qui socialisent leurs parents, critiquent un islam qu'ils jugent trop folklorique, trop traditionnel, et auquel ils opposent leur lecture du Coran.

Le halal a paradoxalement permis aux descendants de diversifier leur alimentation. En immersion, j'ai vu les mères de famille de première génération préparer essentiellement des tagines et du couscous, une cuisine jugée trop lourde, grasse et répétitive par les enfants. Ceux-ci veulent manger n'importe quel plat de leur culture française - hachis Parmentier, pizza, lasagnes - pourvu qu'il soit halal.

J'ai identifié plusieurs types de mangeurs - c'est bien le rapport à la nourriture, et non à la religion, qui m'intéressait - selon l'adage : dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Le mangeur ritualiste, de la première génération, est attaché au rapport direct à l'animal et fait confiance au sacrificateur s'il est musulman. Le mangeur consommateur est celui dont je parlais à l'instant, et qui veut manger des plats diversifiés, pourvu qu'ils soient halal. Ce mangeur est critique du traitement du Ramadan dans les hypermarchés qui, à base de dromadaires et de palmiers, représentent une alimentation prétendument exotique bien éloignée de la sienne. Le mangeur revendicatif établit grâce au halal une frontière symbolique entre lui, le musulman, et l'autre, le non musulman ; c'est le cas de nombreux jeunes, garçons notamment, qui préfèrent pour cela Quick à Macdonald et les kebabs aux autres restaurants, et critiquent le mode de vie occidental tout en ayant une alimentation industrielle et mondialisée. Quoique souvent dans le déclaratif - disant plus qu'ils ne font - ils refusent de manger dans les cantines scolaires, même s'il y a un plat de substitution. Un dernier type émerge : le mangeur éthique, très critique avec les produits étiquetés halal et les autorités religieuses, et qui se soucie surtout d'hygiène de vie - comme le ferait un mangeur bio : manger sain, c'est manger halal. On le retrouve beaucoup chez les femmes, avec une affinité pour l'écologie. Il regarde tous les étiquetages et ne fait confiance qu'à certains.

Le Conseil français du culte musulman (CFCM) et les mosquées de Paris, d'Évry et de Lyon sont en mesure d'agréer des sacrificateurs. À côté de cela, des organismes de certification se sont constitués indépendamment de toute instance religieuse - je pourrai demain créer le mien, avec mon cahier des charges et ma vision du halal. Les consommateurs en sont friands car ils jouent sur les peurs, comme les discussions sur les forums le montrent. L'un d'entre eux, À votre service (AVS), s'inspirant de la cacherout, veille à la traçabilité de l'éleveur à l'assiette par des contrôles très stricts, et définit ce qui est halal ou non indépendamment d'un CFCM complètement absent. La plupart des musulmans soit ne connaissent pas ce conseil, soit critiquent ses intérêts financiers et ses liens avec le pouvoir, souhaitant qu'il soit indépendant. Cela laisse la place nette pour une surenchère entre les organismes de certification : plus le cahier des charges est strict, plus les consommateurs ont confiance.

J'ai essayé de montrer que la religion n'était pas la seule raison qui poussait les musulmans à consommer du halal, qui est le témoin d'un rapport à la société française. Il a été à la fois un vecteur d'intégration, en diversifiant l'alimentation, et de clôture communautaire en tant que marqueur séparant les musulmans des autres. Il y a des oubliés dans cette affaire : les consommateurs, qui ne savent plus à qui faire confiance, et les instances religieuses, qui n'ont aucune prise. Il n'existe aucune définition théologique du halal, qui réside largement dans l'interprétation du texte sacré et relève en cela du bricolage religieux. Les abattoirs français, qui exportent depuis les années quatre-vingt vers les pays musulmans, ont mis en place des procédures sans attendre de validation par une instance religieuse.

Le halal peut-il financer le culte musulman ? Sur cette question récurrente, je vous renvoie aux travaux de Florence Bergeaud-Blackler. Lorsqu'un animal est sacrifié par un sacrificateur musulman, il peut être orienté soit vers le circuit halal, soit vers le circuit ordinaire. Les industriels s'opposeraient farouchement à une taxe sur cette viande, car le flou actuel leur est très profitable. C'est le résultat de l'antériorité d'une pratique de l'industrie sur l'apparition des instances religieuses.

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