Intervention de André Gattolin

Commission des affaires européennes — Réunion du 7 mars 2017 à 17h05
Institutions européennes — Débat préalable au conseil européen des 9 et 10 mars 2017

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

D'abord, une crise migratoire nourrie par des instabilités géopolitiques aux portes de l'Europe ; ensuite, des tensions récurrentes avec la Russie et la Turquie, une menace terroriste persistante, une zone euro affaiblie, marquée par l'atonie de son économie, un vote britannique ouvrant sur la sortie de la seconde économie de l'espace européen et, désormais, une administration américaine qui ne cache pas son aversion à l'endroit de l'Union européenne : jamais, depuis sa naissance, le 25 mars 1957, l'Union européenne n'aura été confrontée simultanément à autant de crises inédites qui, potentiellement, oblitèrent son avenir.

« J'ai toujours pensé que l'Europe se ferait dans les crises, et qu'elle serait la somme des solutions qu'on apporterait à ces crises », écrivait Jean Monnet en 1976 dans ses Mémoires.

Aujourd'hui, à quelques jours du soixantième anniversaire des traités de Rome, et face au doute et à la défiance qui se sont immiscés au coeur de nos opinions publiques, nous devons nous assurer que les menaces évoquées par Jean Monnet se transforment bien en une garantie de surpassement, en vue de l'émergence d'une Europe plus forte parce que plus intégrée, plus juste parce que plus solidaire, et plus légitime aux yeux de nos concitoyens parce que plus démocratique dans son fonctionnement et dans ses orientations politiques. Le défi est de taille, et notre responsabilité historique.

Tout cela, me direz-vous, mes chers collègues, n'est pas à l'ordre du jour officiel du sommet qui se tiendra jeudi et vendredi prochains. C'est vrai, même si certains points que j'ai évoqués au début de mon intervention sont partiellement inscrits au menu des discussions. On sait en outre d'expérience - M. le secrétaire d'État ne me contredira pas - que, en de telles occasions, les discussions informelles entre chefs d'État et de Gouvernement qui se tiennent en marge du sommet sont souvent les plus importantes. Ne doutons pas qu'elles tourneront très largement autour de deux événements récents, qui renvoient tous deux à la question fondamentale que je viens d'exposer : le premier est la présentation mercredi dernier devant le Parlement européen du Livre blanc de la Commission européenne sur l'avenir de l'Europe ; le second est le mini-sommet à quatre qui s'est tenu hier à Versailles sur l'initiative de la France.

Je reviendrai d'abord sur le contenu du document produit sous la houlette de Jean-Claude Juncker, qui se présente lui-même comme le président de la « Commission de la dernière chance ». Pour rester bienséant, on peut dire qu'il est bien flou quant aux options à prendre pour sortir l'Union du bourbier dans lequel elle s'enfonce. Il est en tout cas très décevant de la part d'un homme qui murmure aux oreilles des chefs d'État et de gouvernement qui se succèdent en Europe depuis plus de trente ans, et qui se trouve aujourd'hui à la tête de la Commission.

Rien n'est dit, dans ce texte, qui permette de comprendre pourquoi et comment le projet européen en est arrivé à cette situation très délicate. Il ne comporte aucun diagnostic sur la défiance, et parfois même l'hostilité, à l'endroit de l'Union désormais ancrée chez une partie des citoyens européens. En tout et pour tout, ce document, qui prétend constituer une sorte d'acte de naissance de l'Europe sans le Royaume-Uni, se contente d'énumérer sans trop les décrire cinq scénarios possibles à l'horizon 2025 pour l'Union. Loin d'avoir l'allure d'une ambition, l'exercice ressemble plutôt à un jeu de bonneteau à cinq cartes, un jeu de dupes visant à dépouiller les joueurs naïfs qui s'y prêteraient : le « bonneteur » en chef sait d'avance qu'il pourra compter sur la complicité de quelques « barons » pour sortir gagnant d'un jeu où tout bouge pour qu'au fond rien ne bouge en Europe.

Les cinq scénarios se présentent ainsi : le premier consiste à ne rien changer ; le deuxième, à recentrer le projet sur le marché unique ; le troisième , construire une Europe à plusieurs vitesses ; le quatrième, à rester à vingt-sept en se concentrant sur quelques domaines consensuels ; le cinquième et dernier, à effectuer ensemble un grand saut fédéral.

Les scénarios un, deux et quatre sont, dans la configuration actuelle de l'Union, plus ou moins les mêmes, et leur mélange correspond assez bien à la culture, pour ne pas dire à l'idéologie, qui prévaut aujourd'hui au sein de la Commission. Ils proposent quelques petits rafistolages sur quelques sujets secondaires, pour ne pas donner l'impression absolue que rien ne bouge, tout en satisfaisant les pays du groupe dit « de Viegrad ».

À l'inverse, le cinquième scénario, actuellement irréalisable, est celui de l'utopie européenne : faire tous ensemble le grand saut fédéral, un rêve aux allures de cauchemar pour tous les eurosceptiques, et invendable à tous les gouvernements et à toutes les opinions publiques des vingt-sept pays de l'Union.

Comme souvent au bonneteau, reste l'option du milieu, soit le troisième scénario. Il est sans doute le plus réaliste, en l'état actuel des choses, pour les pays membres qui souhaitent réellement avancer et entraîner derrière eux ceux qui craindront de ne plus en être. Mais, dans le texte de la Commission, ce scénario est si mal et si incomplètement décrit qu'il a toutes chances de s'attirer l'hostilité d'une majorité des États de taille moyenne entrés assez récemment au sein de l'Union.

Mes chers collègues, vous l'aurez compris, même si je ne suis nullement de ceux qui font porter à la Commission la responsabilité de tous les maux de l'Union, je trouve que son Livre blanc sur l'avenir de l'Europe n'est pas à la hauteur d'une institution qui aime à se présenter comme le « gouvernement de l'Union ».

En comparaison, je trouve bien plus d'intérêt au mini-sommet qui s'est tenu hier à Versailles dans un format inédit, sur l'initiative du président François Hollande, avec la chancelière allemande Angela Merkel et les chefs des gouvernements espagnol, Mariano Rajoy, et italien, Paolo Gentiloni, afin de réfléchir à un élan politique à quatre.

Je suis d'autant plus intéressé par cette initiative qu'elle n'est pas sans rappeler une de mes propositions fétiches, que j'ai d'ailleurs déjà développée devant vous en juin dernier, quelques jours avant le vote en faveur du Brexit.

Si, de la réunion d'hier, peu de choses ont filtré, sinon l'idée d'une initiative commune en matière de défense européenne, c'est sans doute parce qu'il convient de ne pas trop brusquer un certain nombre d'États qui voient d'un mauvais oeil ce type de démarche. Monsieur le secrétaire d'État, peut-être pourrez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

Face au blocage institutionnel actuel et à l'insuffisance du moteur franco-allemand, ce rapprochement peut constituer un véritable véhicule pour aller de l'avant et éviter un délitement généralisé de l'Union. En effet, sur le fond, il doit être perçu non pas comme un outil d'exclusion des autres pays, mais plutôt comme une force d'entraînement. Ce format à quatre ne demande naturellement qu'à s'ouvrir, à condition que ce soit sur des bases claires et dûment acceptées par les États qui s'y rallieront.

En effet, pour l'heure, le modèle de l'Union est le pire des modèles fédéraux et fédéralistes que je connaisse : celui où le plus petit des États membres peut apposer un veto absolu sur des sujets aussi stratégiques que la défense, la sécurité intérieure, la fiscalité ou l'existence d'un budget réellement à la hauteur des enjeux.

Notre architecture institutionnelle actuelle est totalement baroque. Valables pour six, dix, voire douze pays, nos institutions ne le sont clairement pas pour vingt-huit ou vingt-sept États membres, dès lors qu'il faut passer à autre chose que la simple construction d'un grand marché unique.

Pour remettre les choses en ordre de marche et avancer, la définition d'une méthode et d'objectifs communs aux quatre pays les plus importants de l'Union n'est pas seulement indispensable : c'est un préalable pour donner une nouvelle légitimité démocratique au processus. Ensemble, l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Espagne représentent près de 58 % de la population de l'Union à vingt-sept, et plus des deux tiers de son PIB. Ces quatre pays ont jusqu'à présent toujours joué le jeu de l'intégration.

À l'aube de ses soixante ans, l'Europe doit faire preuve d'audace et d'autorité politique, et ne pas se soucier uniquement de facilitations économiques. Si nous voulons une Europe forte, juste et résolument démocratique, c'est de nos pays, notamment de la France, que doit venir cette audace. (Applaudissements.)

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