Intervention de Jean-Pierre Henry

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 23 février 2017 : 1ère réunion
Audition de jean-pierre henry directeur de recherche au cnrs université paris diderot sur le thème : « progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau. vers l'homme augmenté ? »

Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil et de votre intérêt pour les neurosciences. Ancien élève de l'École normale supérieure, j'ai effectué toute ma carrière au CNRS et dirigé notamment l'Institut de biologie physico-chimique, Fondation Edmond de Rothschild. Cela fait maintenant près de dix années que je suis émérite, autrement dit que j'ai le droit de travailler sans être payé... J'use de ce droit pour vulgariser et populariser la biologie auprès de mes collègues physiciens de l'Université Paris Diderot et d'un public beaucoup plus large puisque, vous l'avez rappelé, monsieur le président, je viens de sortir un ouvrage : La mécanique du vivant. De la cellule à la pensée.

Mon intérêt personnel se dirigeant largement vers les neurosciences, j'ai intitulé mon exposé de ce matin : « Progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau. Vers l'homme augmenté ? » J'ai sélectionné un certain nombre de sujets qui, outre leur portée scientifique, me semblent revêtir une réelle dimension politique.

Un PowerPoint est projeté.

Chez l'homme, le cerveau pèse en moyenne 1,3 kilogramme et occupe un volume un peu supérieur à un litre. Chez le chimpanzé, considéré comme notre plus proche parent, ce volume ne dépasse pas 0,6 litre, alors que les deux espèces ont plus de 98 % d'ADN commun. Preuve de cette différence, le développement des hémisphères cérébraux chez l'homme : la couche de quelques millimètres d'épaisseur que l'on appelle le cortex y est tellement développée qu'elle forme de multiples plis et replis en tous sens, pour pouvoir loger dans le crâne toute cette surface qui, dépliée, recouvrirait une surface de 1,6 mètre carré.

Le cerveau est composé de 100 milliards de cellules - neurones - dont l'organisation en réseau a pour rôle la circulation d'informations : chaque neurone, via les synapses, entre en contact avec en moyenne un millier de neurones voisins.

La cellule de base est donc le neurone. L'espagnol Santiago Ramón y Cajal, qui obtint le prix Nobel en 1906, est le premier à en avoir fait la description. Petite curiosité d'ordre historique : à l'époque, il n'a publié ses travaux qu'en espagnol et en français. Les neurones ont des extensions à partir du corps cellulaire. On distingue l'axone, très fin et long, et les dendrites, très ramifiées ; ce dernier terme vient d'ailleurs du mot « dendron » qui, en grec ancien, signifie « arbre ».

L'information circule sous la forme d'une vague électrique, allant des dendrites vers le corps cellulaire, vers l'axone. Entre les neurones, l'information est chimique : l'extrémité de l'axone libère le neurotransmetteur, qui induit la vague électrique sur les dendrites cibles.

Après cette brève présentation de notre organe principal, j'en viens au coeur de mon exposé, que j'articulerai en trois parties : d'abord, comprendre ; ensuite, soigner, réparer ; enfin, développer, augmenter.

Je commencerai donc par décrire les efforts que les scientifiques ont consentis pour comprendre le mécanisme du cerveau. Pendant longtemps, l'étude du cerveau n'a relevé que du domaine de la psychologie, qui le considère en quelque sorte comme une boîte noire : ignorant son fonctionnement, elle se limite à en analyser tous les effets. Dans le cadre des neurosciences, on procède autrement : pour parler crûment, on ouvre le couvercle et on regarde ce qu'il s'y passe. C'est le cas, par exemple, pour certaines épilepsies graves : après trépanation, on enregistre directement l'activité électrique des neurones. Chez un patient auquel on a fait visionner plusieurs séquences vidéo à la suite, on a constaté que le neurone implanté réagissait très fortement à un épisode du dessin animé Les Simpsons. À l'issue des trente minutes de visionnage, on a demandé au patient de raconter ce qu'il avait vu et le neurone précédemment réactif a réagi de la même manière à l'évocation dudit dessin animé. Cela ne veut évidemment pas dire que chaque neurone nourrit une préférence particulière pour tel ou tel programme télévisé ou tel ou tel artiste...

L'ensemble des neurones forme des circuits, adaptés à chacune de nos pensées et à chacun de nos souvenirs. En neurosciences, l'étude de l'activité électrique des neurones - l'électrophysiologie - permet d'entrer à l'échelle du neurone, de la cellule isolée. Toutefois, elle est réservée à l'étude de quelques cas cliniques. La méthode la plus utilisée est l'IRM, l'imagerie par résonance magnétique.

L'imagerie médicale permet d'obtenir des images de l'ensemble du corps humain, en particulier de tous les organes mous, dont le cerveau. Cependant, appliquée au cerveau, l'IRM permet bien plus, la version fonctionnelle de cette technique donne des images vivantes de ces aires d'activité. Elle s'appuie sur son grand besoin d'apports énergétiques : un gramme de cerveau consomme vingt fois plus d'énergie qu'un gramme de muscle. L'activation d'une aire cérébrale requiert une augmentation de la circulation sanguine locale, détectable par l'IRM. L'IRM fonctionnelle prend deux images du cerveau : au repos et effectuant une tâche. La zone responsable de l'activité cérébrale étudiée - langage, vision,... - s'allume et l'on peut donc observer la différence d'intensité entre les deux images, traduite en fausses couleurs. C'est, à l'heure actuelle, l'outil de base des neuroscientifiques.

Ainsi la vision active-t-elle une aire visuelle et des aires spécialisées extraient l'information permettant la reconnaissance des objets, des mots, des visages, des paysages. Pendant la lecture, une aire est activée : l'aire de reconnaissance de la forme des mots. Un défaut de la reconnaissance des mots entraînera la perte de la lecture : la personne conserve la faculté de lire les chiffres mais se trouve incapable de lire un texte. On a ainsi localisé une aire de reconnaissance des mots, des objets, des paysages, des visages, etc. Tout cela nécessite, comme vous pouvez l'imaginer, une énorme quantité de calculs informatiques. J'ai pris cet exemple de la localisation de l'aire de la lecture parce qu'il est le fruit de la recherche française, des travaux de Stanislas Dehaene, actuellement professeur au Collège de France et l'une de nos vedettes dans ce domaine.

Grâce aux progrès technologiques, il est désormais possible de faire cette localisation des aires en temps réel, donc d'observer, sur l'écran de la machine, l'image qui se forme sur le cortex visuel d'un sujet visionnant des séquences vidéo simples.

Autre expérience : prenons un sujet allongé à l'intérieur de l'aimant IRM et qui regarde un film pendant deux heures alors qu'on enregistre, point par point, l'activité globale de son cerveau. Dans chaque scène, on classe les objets et les actions vus - 1 700 catégories - selon les rapports et familles sémantiques : animaux, personnes, matériaux, constructions, véhicules... Le calcul informatique permet alors de construire un arbre sémantique, coloré, et l'on reporte les couleurs sur le cerveau. Cette répartition apparaît comme relativement harmonieuse, autrement dit, les catégories proches se situent dans les mêmes aires cérébrales. L'IRM fonctionnelle montre une continuité des aires capable d'expliquer comment le cerveau reconnaît des catégories aussi différentes, les analyse et les regroupe sur le plan sémantique.

L'ensemble des méthodes IRM et électriques a permis aux neuroscientifiques d'aborder des sujets initialement réservés, je l'ai dit, aux psychologues : la cognition, pour comprendre comment le cerveau appréhende le monde extérieur ; les émotions, pour étudier comment la peur naît et disparaît, comment s'établit le réflexe conditionné entre le choc électrique reçu et le stimulus conditionnant, son ou image, perçu au moment de la réception de ce choc électrique ; la prise de décision, et il est désormais reconnu que la décision est prise avant que le sujet en ait vraiment conscience lui-même ; l'empathie et ses mécanismes, ce que l'on appelle les neurones miroirs ; la conscience, pour analyser comment le cerveau passe du subliminal au conscient. Sur ce dernier point, on rejoint les travaux de Stanislas Dehaene et de Jean-Pierre Changeux, ce qui me permet de souligner combien la recherche française est à la pointe en ces domaines. Je citerai également les travaux de Denis Le Bihan, directeur de Neurospin, au CEA de Saclay, qui consent d'énormes investissements pour mettre au point les différentes machines.

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