Intervention de Jean-Pierre Henry

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 23 février 2017 : 1ère réunion
Audition de jean-pierre henry directeur de recherche au cnrs université paris diderot sur le thème : « progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau. vers l'homme augmenté ? »

Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot :

À l'heure actuelle, il est encore très difficile de parvenir à une définition précise de ce qu'est la maladie d'Alzheimer. En définitive, ce que l'on observe, c'est un dépôt de plaques séniles dans le cerveau, mais avec un développement très lent, qui rend ardu le repérage de facteurs spécifiques sur lesquels on peut mettre le nom de maladie d'Alzheimer. J'ai évoqué la mise au point de méthodes de diagnostic : c'est une voie de recherche extrêmement prometteuse car, avant de soigner une maladie, il faut être en mesure d'en comprendre le mécanisme.

Pour ce qui est de la mise en commun des travaux et des connaissances au sein de la communauté des chercheurs, je rappellerai la manière dont on a fait évoluer le Human Brain Project, qui a connu une véritable révolution de palais puisque l'un de ses promoteurs, le neuroscientifique Henry Markram, a été mis à l'écart en 2015. La gouvernance est maintenant collégiale et l'objectif affiché est la nécessité de travailler en réseau en Europe, tous ensemble. C'est une très bonne nouvelle quand on sait qu'un tel réseau brasse des sommes d'argent importantes.

Cela étant, les rivalités, la compétition sont aussi un moteur de développement de la recherche, et ce d'autant plus s'il y a des intérêts économiques en jeu. Parmi les travaux de recherche menés actuellement, l'un des plus exaltants est le système Crispr-Cas9, qui permet de faire de la génétique dans des conditions inédites. Y est impliquée notamment une chercheuse française, Emmanuelle Charpentier. Elle aurait pu recevoir le prix Nobel en octobre dernier mais il a été bloqué pour des histoires de concurrence entre universités américaines et de prise de brevet. Il y aura toujours des blocages. Cela dépend des communautés scientifiques. Dans certaines, les échanges sont plus faciles que dans d'autres.

S'il n'y a plus de questions, j'en viens à la troisième partie : « Développer, augmenter. »

D'ores et déjà, je l'ai évoqué, une personne aveugle est capable de « voir » une image constituée d'une petite centaine de points. Mais sera-t-il un jour possible de lire dans le cerveau ? Le japonais Horikawa travaille sur la lecture des rêves. Une personne s'endort dans l'IRM et l'on suit en continu l'activité de son cerveau. À plusieurs reprises on la réveille et on lui demande de décrire l'image qu'elle voyait au cours de son sommeil. Cette image est associée au signal reçu par l'IRM. En répétant la procédure un certain nombre de fois, on peut décoder le contenu des rêves.

Le neurofeedback est une technique d'IRM fonctionnelle utilisant une interface cerveau-machine qui affiche quasiment en temps réel l'activité du cerveau de la personne installée dans le scanner, qu'elle-même peut observer. On demande à cette dernière de jouer sur une sensation, un souvenir douloureux, par exemple. Comme elle peut « imager » la douleur, par un mécanisme de rétrocontrôle, elle est capable d'en tenir compte pour contrôler l'activité de son cerveau et augmenter ou diminuer telle ou telle sensation ou émotion.

Troisième exemple : le neuromarketing. Des entreprises comme Neurosense et Nielsen Consumer Neuroscience ont recours aux techniques d'électroencéphalographie et d'IRM pour décrypter les réactions d'une personne à qui l'on fait visionner deux publicités pour des produits similaires, deux sodas au cola par exemple. On pourrait alors s'en servir pour orienter une campagne de marketing dans telle ou telle direction. Cette pratique est, me semble-t-il, interdite en France mais elle existe dans les pays anglo-saxons.

Qu'en est-il de la communication sans la parole ? Voici encore deux expériences très spectaculaires. Des électrodes sont implantées dans deux sites de l'aire motrice du cerveau d'un rat ; selon que le rat active une aire ou une autre, deux sortes de sons sont produits via le signal électrique. Les sons aigus sont récompensés par de la boisson, les graves, par de la nourriture. Le rat apprend à produire les sons avec intention. Il comprend bien ce qui se passe : si on lui donne à manger, il a soif et active le son aigu. Il est donc en mesure d'exprimer ce qu'il souhaite obtenir.

Allons un cran plus loin. Deux rats sont équipés d'électrodes implantées dans leur cerveau et placés à distance dans deux cages différentes qui comprennent chacune deux mangeoires. Dans la première, on place une diode au-dessus de chaque mangeoire. Si le premier rat se dirige vers la diode qui s'allume, il gagne une récompense : de l'eau ou de la nourriture. Le signal électrique émis est alors décrypté et transmis au second rat. Et que constate-t-on ? Sans aucune hésitation, ce dernier se dirige vers la mangeoire de sa cage située du même côté. C'est là une forme de télépathie, de communication à distance entre les deux sujets que l'on a obtenue.

Le dispositif utilisé pour actionner avec le cerveau un bras prosthétique pourrait être étendu à un exosquelette. Telle est l'ambition de Miguel Nicolelis, chercheur à l'Université de Duke. Il était prévu de s'en servir pour donner le coup d'envoi de la coupe du monde de football organisée en 2014 au Brésil. Ce fut un échec.

Tous ces procédés d'amélioration des performances physiques ou cognitives s'adressent potentiellement à des personnes souffrant d'un handicap comme à celles en bonne santé. Avec une caméra vidéo, on pourrait détecter les infrarouges ou les ultraviolets. Le cerveau pourrait « voir » des choses invisibles pour les yeux.

Plus étonnants encore, les travaux menés au MIT par le chercheur japonais Susumu Tonegawa, lauréat du prix Nobel dans les années quatre-vingt, sur ce qu'il appelle lui-même les « engrammes ». Rappelez-vous l'exemple des Simpsons : les souvenirs ou les pensées, ce sont des réseaux de neurones. Tonegawa parvient, chez une souris, à entrer dans ces réseaux et, partant, à jouer sur la nature de ses souvenirs, à lui donner un souvenir qu'elle n'avait pas, à en effacer un autre, à transformer un mauvais souvenir en bon. Si de telles manipulations, faites sur des souris génétiquement préparées, sont impossibles chez l'homme, toujours est-il qu'en termes de recherche fondamentale c'est une avancée fantastique.

L'ingénieur Theodore Berger, dans son laboratoire de l'Université de Californie du Sud, propose des tests de mémoire à des rats. Lorsque les tests sont positifs, un certain type de signaux électriques, récupérés par des électrodes, est repéré et réinjecté dans une autre partie du cerveau de telle sorte qu'ils augmentent les capacités mnésiques de l'animal. Encore une fois, on joue avec la mémoire. On est là dans le domaine des implantations profondes : la possibilité de traiter par ce biais des malades d'Alzheimer est envisageable, sinon envisagée.

Du côté des Gafa - Google, Amazon, Facebook, Apple -, on s'intéresse à ce type de recherche sur l'homme augmenté, sur le transhumanisme, en brassant des quantités d'argent considérables, sans commune mesure avec les moyens alloués à notre recherche fondamentale. D'où un certain nombre de projets ambitieux. Ray Kurzweil, aujourd'hui directeur scientifique de Google, a publié en 2012 un ouvrage dont le titre en anglais est : How to create a mind. « A mind », pas « a brain » : Ray Kurzweil défend l'idée selon laquelle le développement très rapide de l'intelligence artificielle donnera bientôt des ordinateurs plus puissants que les cerveaux : c'est ce que l'on appelle la « singularité ». Quand j'ai commencé à m'intéresser à la question, on prétendait que la bascule aurait lieu en 2012 ; on parle maintenant de 2040. Il y a encore un peu de marge même si l'ordinateur bat d'ores et déjà des joueurs d'échec et de go.

En ce qui concerne les performances technologiques, Ray Kurzweil a été dans les premiers à développer la reconnaissance vocale du langage, ce qui apparaissait comme extrêmement difficile. Aujourd'hui, nombreux sont les téléphones portables à en être équipés. C'est dire la vitesse impressionnante à laquelle tout cela évolue. Les mécanismes mis en oeuvre en ces domaines ne sont finalement pas si différents de ceux du cerveau. Cela ne laisse pas de m'étonner.

En définitive, que faut-il retenir ? Les progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau sont impressionnants : la mémoire, la conscience sont des objets d'étude, ce qui était inconcevable voilà quelques années. Ces progrès donnent parfois l'impression d'être transgressifs : interface cerveau-machine, greffe de neurones, neuromarketing. Sur le plan politique, un encadrement est souhaitable, d'autant que les apports à la société sont ou seront considérables : médecine, mais aussi éducation, philosophie, religion. Pour certaines questions, on retombe sur des prescriptions extrêmement concrètes : ainsi la connaissance des neurones de la lecture a-t-elle permis de démontrer que l'apprentissage par la méthode globale était une aberration. Cela étant, il faut nuancer : il y a beaucoup plus de choses que l'on ne connaît pas que de choses que l'on connaît et il est impossible de faire des prévisions à un horizon de plus d'une dizaine d'années.

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