Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur ce sujet central et complexe que sont les relations entre les forces de l'ordre et la population, et ce dans le contexte de ce que l'on a appelé « l'affaire Théo », qui a donné lieu à un certain nombre de prises de position et de manifestations dans le pays. Dans la mesure où une procédure judiciaire a été ouverte, je m'abstiendrai de tout commentaire, mais je rappelle une nouvelle fois à ceux qui manifestent encore que c'est à la justice d'établir avec précision les faits.
La question des rapports entre les forces de l'ordre et la population mérite également d'être traitée en dehors de l'actualité. En effet, les relations entre les forces de sécurité et la population participent directement du degré de cohésion de notre société. À cet égard, je citerai un extrait du dernier livre de Sébastian Roché, chercheur qui a beaucoup travaillé sur les questions de sécurité, De la Police en démocratie : « La mission éminente des polices est de produire de la confiance en défendant des normes et valeurs supérieures et, ainsi, de contribuer à la cohésion sociale ». Cette définition me semble importante, car, en démocratie, l'action des forces de l'ordre doit avant tout être impartiale et juste, et reconnue comme telle par les citoyens. Ces deux impératifs doivent aller de pair. C'est ainsi que cette action peut contribuer efficacement à la paix publique et inspirer confiance à ceux qu'elle a pour mission de protéger.
La confiance est bien un élément central, qui doit être au coeur des relations entre les forces de l'ordre et la population. C'est le fondement de toute autorité légitime, mais aussi un gage d'efficacité. Que les policiers et les gendarmes entretiennent de bonnes relations avec la population n'implique pas, de leur part, une vigilance moindre. Au contraire, une confiance mutuelle contribue efficacement et largement à la réussite de la mission de sécurisation.
Impartialité et égalité constituent un objectif fondamental, mais il s'agit d'une mission complexe. En effet, la France est à la fois une société « intégrée » et « diverse ». Dans ce contexte, la légitimité de l'action des forces de sécurité peut être perçue de manière très différente selon les attentes de telle ou telle fraction de la population. Cela n'est d'ailleurs pas lié au recrutement ou à la composition des forces de l'ordre, lesquelles sont à l'image de la société, contrairement à ce que l'on entend parfois.
Le ministre de l'intérieur doit être le garant de la légitimité de l'action des forces de sécurité, à travers le respect de la déontologie - condition de l'impartialité et de l'égalité. Il contribue également, de manière directe et en amont de la justice, à l'effectivité de l'application de la loi - condition indispensable à la confiance commune.
Aujourd'hui, tout le monde s'accorde sur le constat selon lequel ces relations se sont dégradées au fil du temps. Il faut mettre cela en perspective avec l'évolution du rapport à l'autorité dans notre société et à la dégradation des relations des individus entre eux, lesquelles sont de plus en plus empreintes de violence. Ces éléments s'inscrivent dans une évolution globale de la société.
Les relations entre la population et les forces de sécurité ne sont pas les seules à connaître une dégradation, à laquelle il nous faut répondre. Nous vivons dans une société fragmentée où, il faut le dire, le respect de l'autorité ne va plus toujours de soi. Nous devons réfléchir sur cet élément en tant que tel, qui dépasse le simple cadre des relations entre population et forces de l'ordre. D'ailleurs, comme les forces de l'ordre, les enseignants, les médecins ou encore les services de secours sont l'objet d'agressions ou d'actes de violence, alors même que leur mission est totalement en dehors du champ de l'exercice d'une autorité « contraignante ». L'ensemble de ce que j'appellerai les « services publics de première ligne » sont concernés. On constate d'ailleurs que les relations entre les services publics et la population sont plus difficiles là où la vie de nos concitoyens est la plus difficile.
Ainsi, comme pour les policiers et les gendarmes, les violences commises à l'encontre des sapeurs-pompiers sont en constante augmentation. En 2015, 1 939 déclarations d'agressions de sapeurs-pompiers ont été enregistrées, 284 véhicules ont été endommagés, 1 733 plaintes ont été déposées.
C'est donc bien un enjeu global de relations entre population et services publics de première ligne que nous devons appréhender, les difficultés dépassant de très loin les seules forces de sécurité intérieure. Évidemment, les réponses sont également à rechercher sur le terrain de l'éducation, de l'emploi et du lien social de manière plus globale.
À ce constat général s'ajoutent les difficultés propres aux forces de l'ordre.
Il faut tout d'abord souligner que la violence vise de plus en plus les forces de sécurité intérieure. Il n'est qu'à citer certains des éléments contenus dans le rapport de Mme Hélène Cazaux-Charles. Selon l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, 12 388 fonctionnaires de police ont été blessés en 2015. Dans 7,6 % des cas, soit pour près de 940 policiers, ces blessures ont été occasionnées par une arme. Les policiers assurant des missions de sécurité publique sont les plus exposés : ils représentent 65 % du total des policiers blessés. S'agissant des gendarmes, 2 936 agressions physiques ont été perpétrées en 2015. L'usage d'une arme a été signalé dans 35 % des agressions physiques, soit environ 1 030 gendarmes blessés par arme. Ce sont des chiffres particulièrement importants.
À cette hausse de la violence s'ajoute le contexte terroriste, avec une menace permanente visant indistinctement tous les dépositaires de l'autorité publique. L'uniforme est bien devenu une cible pour un certain nombre de ceux qui veulent frapper.
Enfin, il est nécessaire d'améliorer la qualité de certaines interventions. Il ne s'agit pas pour moi de nier l'existence de comportements fautifs, voire inacceptables, et, par conséquent, sanctionnés pour cette raison même. En témoignent les statistiques sur les sanctions, qu'il faut bien sûr rapporter au nombre total de policiers et de gendarmes ainsi qu'au nombre d'interventions réalisées. Elles montrent clairement que les manquements ne restent pas sans réponse : quand il y a manquement aux règles de procédure ou à la déontologie ou non-respect de la formation donnée, des réponses sont apportées, qui prennent la forme de sanctions. Ainsi, en 2016, près de 5 400 sanctions ont été prononcées à l'encontre de fonctionnaires de la police nationale et de militaires de la gendarmerie nationale ayant commis des actes contraires à l'éthique ou à la déontologie.
La police et la gendarmerie sont parmi les services publics les plus contrôlés et les plus surveillés de notre pays. C'est normal : les policiers et les gendarmes portent des armes, ont le droit de faire usage de la force, de placer des individus en garde à vue, de les fouiller au corps, d'effectuer des perquisitions. Ces droits s'accompagnent logiquement de devoirs et d'un contrôle exigeant. Je rappelle à cet égard que, à la différence de tous les autres justiciables, les policiers et les gendarmes peuvent, pour les mêmes faits, être l'objet à la fois d'une enquête administrative et d'une enquête judiciaire. Dans de nombreux cas, alors même que la justice pénale décide de ne pas poursuivre le fonctionnaire ou le militaire, celui-ci peut, en raison de manquements déontologiques, faire l'objet d'une sanction disciplinaire.
Face à ces constats, l'action conduite depuis 2012 s'est inscrite dans un triple objectif : donner plus de moyens aux forces de sécurité intérieure pour mieux reconnaître la difficulté des missions et contribuer à un exercice plus apaisé des missions ; mieux encadrer les interventions ; mieux associer la population et ses représentants à l'action des forces de sécurité.
Le premier point va de soi. Il n'y a pas d'action policière de qualité sans les moyens qui vont avec. Plus grand est le nombre de policiers et de gendarmes, moins il y a de difficultés. Les majorités à venir devront avoir cette donnée à l'esprit. La situation des effectifs n'est aujourd'hui pas réglée. Sur le terrain, il reste un certain nombre d'endroits où policiers et gendarmes sont trop peu nombreux. Certes, 8 837 emplois supplémentaires ont été créés entre 2013 et 2017, mais ces efforts devront être poursuivis, car, plus il y a de policiers et de gendarmes, meilleures sont leurs interventions et les relations avec nos concitoyens.
Il faut également des équipements et des armes modernes. C'est tout l'enjeu du plan d'investissement qui a été mis en oeuvre.
Tous ces efforts devront être poursuivis pour adapter sans cesse la protection de nos concitoyens et pour ancrer dans la durée le rapport entre la police et la population.
Nous avons également renforcé la formation des forces de sécurité, notamment en recréant à Dijon, l'année dernière, une école de sous-officiers de la gendarmerie, alors même qu'entre 2007 et 2012 quatre écoles avaient été fermées. De la même façon, au mois de février dernier, a été recréée une direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale. Il s'agit désormais d'une direction à part entière, ce qui montre l'importance de la formation dans le processus de sécurité, chargée de piloter la formation, initiale et continue, des agents. Pour ce faire, elle s'appuie sur des moyens significatifs : trente structures de formation, dont neuf écoles nationales de police, ainsi qu'un bon millier de formateurs. La qualité de la formation, son évaluation, son suivi sont des éléments essentiels au bon rapport entre la police et la population. L'objectif est de former non seulement au métier de policier, mais aussi très concrètement aux valeurs républicaines et à la façon dont elles se mettent en oeuvre sur le terrain - puisque les policiers, tout comme les gendarmes, doivent les défendre et les illustrer -, comme aux questions de déontologie et au respect des valeurs de l'institution.
Au-delà, de nouveaux outils et de nouvelles procédures permettent de mieux encadrer les interventions.
Depuis 2012, plusieurs outils ont été mis en place pour mieux encadrer les interventions et mieux prévenir les manquements à la déontologie. C'est d'abord, depuis le 1er janvier 2014, le nouveau code de déontologie, qui est commun à la police et à la gendarmerie. C'est ensuite l'obligation de porter, de manière apparente, un numéro d'identification sur les uniformes et les brassards. C'est aussi, depuis le mois de septembre 2013, la création d'une plateforme de signalement en ligne auprès de l'inspection générale de la police nationale. C'est enfin et bien sûr le dispositif des caméras-piéton que nous avons mis en oeuvre - 2 600 ont d'ores et déjà été déployées -, tandis que nous expérimentons leur usage systématique à l'occasion des contrôles d'identité. L'expérience montre qu'un tel dispositif permet de sécuriser les conditions du contrôle, tout en garantissant une relation apaisée. Grâce à ce dispositif, les deux objectifs sont aujourd'hui atteints.
Par ailleurs, il est essentiel d'associer davantage la population et ses représentants à l'action des forces de sécurité. À cet égard, la police de proximité a fait son grand retour dans le débat public. En 1997, j'avais moi-même contribué à son élaboration conceptuelle.
Pourquoi ne pas avoir recréé la police de proximité, nous demande-t-on aujourd'hui. C'est oublier qu'en 2012 la priorité était de reconstruire, avec des effectifs supplémentaires, un appareil de sécurité au plus près du terrain, à même de répondre à la double fonction de protection en termes de sécurité publique et de collecte du renseignement. Aujourd'hui, le renseignement est devenu un élément essentiel en matière de sécurité.
Cela passe par une nouvelle méthode partenariale, mise en oeuvre dans les zones de sécurité prioritaires, dont il faudra tirer tous les enseignements, qui est fondée sur la confiance mutuelle, l'identification des problèmes et la capacité à mettre en oeuvre de la part de chaque acteur les moyens en vue de les résoudre.
Il est un autre élément essentiel dans la relation entre la police et la population : ne pas faire croire que la police peut régler toutes les difficultés. Bien trop souvent, elle est la seule à répondre véritablement présent. Or elle est mise en difficulté par ce qui peut s'apparenter à une forme d'inaction, en tout cas à un manque de responsabilité, de la part des autres acteurs.
Le principal atout des zones de sécurité prioritaire devrait être, si elles étaient amenées à se poursuivre, une contractualisation plus forte sur un espace donné entre tous les acteurs. Ainsi, chacun pourra définir sa responsabilité dans la production d'un « mieux vivre », dans la résolution des problèmes. Cela permettra aussi une évaluation permanente - de façon presque notariale - de ce que chacun a fait, pour que la responsabilité ne soit pas toujours renvoyée aux forces de sécurité, police ou gendarmerie, lesquelles, dans ces zones, sont souvent les seuls acteurs de l'État à assumer complètement leur rôle.
Dans le même esprit, le 1er février dernier a été lancée l'expérimentation des brigades de contact de la gendarmerie - actuellement au nombre de trente, réparties sur vingt-quatre départements -, pour développer ce que le directeur général de la gendarmerie nationale appelle les « nouvelles proximités » et lutter contre les phénomènes de relégation territoriale, notamment dans des zones rurales enclavées. Un bilan d'étape sera dressé dans un peu moins de six mois maintenant. J'observe que ces brigades de contact ont à chaque fois été mises en place après une concertation particulièrement étroite avec les élus locaux, qui ont adhéré au principe de restructuration et de définition de nouvelles missions des unités. C'est pourquoi il faudra regarder avec la plus grande attention le résultat de cette expérimentation.
Parallèlement, nous avons renforcé les dispositifs locaux de rapprochement entre la police et la population.
Ce sont d'abord les délégués à la cohésion entre police et population, réservistes civils de la police nationale chargés de constituer et d'entretenir le lien entre la population, les acteurs de terrain et les services de police. Au 1er janvier 2017, on recensait cent vingt délégués, dont soixante et onze en zone de sécurité prioritaire. Nous continuons de renforcer ce dispositif très utile. À cet égard, je vous annonce la création de quarante postes supplémentaires dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville.
En plus sont renforcés les crédits consacrés aux actions concourant au rapprochement entre police et population par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance, dont le montant a doublé, passant de 500 000 euros à 1 million d'euros. Cela concerne les appels à projets relatifs aux initiatives locales susceptibles de rapprocher et de raffermir le lien entre police et population.
Je rappelle également que, à partir de 2013, nous avons créé un poste de référent police-population au sein de chaque direction départementale de sécurité publique, chargé notamment de formuler des préconisations en matière d'amélioration des relations entre police et population.
Nous avons aussi fait en sorte d'améliorer la qualité de l'accueil du public dans les services de police et unités de gendarmerie. Tout cela va dans le sens d'un service public de qualité.
Je conclurai par quelques pistes pour demain afin de proposer une vision prospective des relations entre forces de l'ordre et population.
Pour appréhender les relations entre les forces de sécurité intérieure et la population, il est nécessaire d'analyser la perception des forces concernant leurs relations avec la population, ce qui, à ma connaissance, n'a jamais été fait en France. Une étude va ainsi être confiée à des chercheurs du Conseil de la stratégie et de la prospective du ministère de l'intérieur, installé à l'automne 2016, ce qui permettra de prolonger les réunions demandées dans le télégramme que j'ai adressé le 2 mars 2017.
Il faudra étendre le dispositif de participation citoyenne, y compris en zones urbaines, engager une réflexion sur la répartition des effectifs pour mieux prendre en compte certaines difficultés. Il conviendra aussi de mieux articuler action policière et réponse judiciaire pour ne pas laisser se creuser un fossé et laisser prospérer l'idée d'une justice laxiste, donc d'un travail de police inutile ; il y a là une piste de réflexion majeure sur la perception que peuvent avoir nos concitoyens, ce qui rejoint la question plus large de la complexité de la procédure pénale. Enfin, il importera de communiquer autrement sur l'action de la police.
Il est évident que la force du lien entre la police - au sens large du terme - et les Français devra se trouver au coeur des préoccupations du ministère dans les mois et les années qui viennent. Voilà un véritable travail de fond à poursuivre. Néanmoins, pour cela, il ne suffit pas de parler des relations entre police et population ; il faut aussi savoir inverser les termes et parler des relations entre population et police.
Je l'ai dit dès mon entrée en fonction : pour renforcer et apaiser les relations entre les forces de l'ordre et la population, on ne peut pas tout attendre des policiers et des gendarmes ; une telle responsabilité ne doit pas reposer sur leurs seules épaules. Le respect doit se manifester dans les deux sens et venir aussi de la population. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que, dans les nouveaux appels à projets sur les relations entre police et population, puissent être retenues des initiatives issues de nos concitoyens, du tissu associatif, de ceux qui vivent dans nos quartiers et sont à même de produire des dispositifs de confiance et de mise en valeur du travail réalisé par les policiers et les gendarmes.
Le respect et la confiance ne sont jamais à sens unique. Ils doivent jouer dans les deux sens.