Intervention de Jean-Marie Bockel

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 29 mars 2017 : 1ère réunion
Présentation du rapport d'information de mm. jean-marie bockel et luc carvounas : « les collectivités territoriales et la prévention de la radicalisation »

Photo de Jean-Marie BockelJean-Marie Bockel, président, co-rapporteur :

Depuis 2014, l'État sollicite de manière croissante les collectivités territoriales en matière de prévention de la radicalisation. Cette sollicitation ne saurait nous étonner dans la mesure où les collectivités, en particulier les mairies, sont les premiers guichets républicains, en contact direct avec le terrain et les habitants. Elles sont aussi au coeur de l'information nécessaire à cette prévention. Enfin, elles sont, selon les cas, directement ou indirectement touchées par cette radicalisation.

Si leur implication est inégale, de nombreuses initiatives locales montrent que des possibilités d'action existent dans cinq champs distincts : la sensibilisation et la formation des personnels de nos collectivités, la détection de signaux faibles et l'identification des individus concernés, la prise en charge des personnes suivies, la participation à des réseaux nationaux et internationaux de partage et d'échange sur la radicalisation, l'action sociale et, en particulier, la protection de l'enfance pour ce qui concerne spécifiquement les conseils départementaux. Notre rapport présente un certain nombre d'exemples qui peuvent être source d'inspiration.

En matière de sensibilisation, d'information et de formation, nous évoquons notamment : le programme de prévention globale de la ville de Sarcelles, dont le coeur est de former les personnels et acteurs locaux et de constituer un centre ressource de dimension nationale sur la prévention de la radicalisation ; le volet formation-sensibilisation du plan global de lutte contre la radicalisation du département des Alpes-Maritimes qui a permis de sensibiliser plus de 2 000 collégiens par la participation à des séances de projection d'un film suivies de débats.

En matière de détection et de signalement, nous présentons l'initiative du maire de Chalon-sur-Saône qui a créé une cellule municipale d'échanges sur la radicalisation. Celle-ci s'appuie sur les signalements d'agents de terrain volontaires, issus de divers services, formés à repérer les signaux faibles de radicalisation.

Nous exposons aussi les procédures de signalement des conseils départementaux des Ardennes et des Alpes-Maritimes.

Troisième champ d'intervention, plus difficile : la prise en charge des personnes suivies. C'est au coeur de notre rapport, car une fois détectées, les personnes en voie de radicalisation ou susceptibles d'être radicalisées ne relèvent pas toutes de procédures judiciaires. C'est là que se joue l'essentiel de la prévention : éviter que ces personnes ne basculent véritablement ou les aider à engager un processus de déradicalisation.

Nous présentons deux programmes qui nous semblent intéressants : le programme de prévention et de lutte contre la radicalisation développé par la Cour d'appel de Colmar et celui du Centre d'action et de prévention contre la radicalisation des individus de Bordeaux, le CAPRI.

Je connaissais le programme mené par la Cour d'appel de Colmar, car les chefs de cour qui en ont pris l'initiative avaient dès le départ associé les parlementaires des départements concernés. Au début, je dois reconnaître que j'étais sceptique. Un an plus tard, j'ai été impressionné. Les responsables de ce programme ont fait appel à des « sachants » de qualité que je connais bien, ceux avec lesquels je travaillais en tant que maire de Mulhouse sur la prévention de la délinquance. Je pense en particulier à une association faisant appel à des professionnels aussi divers que des psychologues, des psychiatres, des éducateurs spécialisés, des juristes et d'autres personnes tout aussi chevronnées.

Le programme mené à Bordeaux, quant à lui, très aidé par les associations musulmanes de Gironde, développe une approche interdisciplinaire novatrice.

Toutefois, ce qui manque aujourd'hui, c'est une évaluation sérieuse et scientifiquement probante des différentes initiatives locales ou nationales de prise en charge de ce problème. Or les méthodes à utiliser ont été très discutées et certaines initiatives au départ prometteuses - Dounia Bouzar a récemment défrayé la chronique - se sont révélées très décevantes.

René Vandierendonck et moi-même avons connu les prémices de la prévention de la délinquance avec les contrats locaux de sécurité, au milieu des années 1990. Nous avons beaucoup tâtonné avant d'élaborer des dispositifs efficaces. Il faut donc être modeste et savoir accepter l'échec. La contrepartie de ces expérimentations et, donc, de ce risque d'échec, c'est l'évaluation. Cela fait l'objet de deux de nos recommandations : la mise en place d'un protocole national d'évaluations des initiatives locales, qui seraient réalisées par des spécialistes de l'évaluation de politiques publiques - en matière de prévention de la délinquance, il y a des dispositifs qui fonctionnent et dont tout le monde reconnaît l'efficacité - ; par ailleurs, nous suggérons que tout programme de prévention comporte, pour bénéficier des fonds de l'État, un volet évaluation - cela nous épargnera des évaluations ratées longues ou un mauvais usage des fonds publics.

Il faut dire un mot de l'implication des conseils départementaux, encore variable, mais qui doit absolument se renforcer, notamment dans la perspective du retour de familles avec enfants des zones de combat.

Nous présentons les cas du Val-de-Marne, des Ardennes et des Alpes-Maritimes. La première clé du succès, c'est d'abord d'être conscient que les enfants soumis à un endoctrinement islamiste sont en danger - non seulement les enfants qui rentrent de ces zones, mais également ceux qui sont chez nous - et, à ce titre, qu'ils doivent être suivis, pris en charge par la protection de l'enfance, si nécessaire.

La seconde condition est que les conseils départementaux et les préfets travaillent ensemble et évitent les cloisonnements bureaucratiques. Ce n'est pas toujours facile : nous connaissons tous les réticences « historiques » des travailleurs sociaux dès lors qu'on évoque les autorités étatiques ou les nécessités de la sécurité publique, de l'échange d'informations, du secret partagé. Il faut donc beaucoup former et informer. In fine, le message passe, car ces gens ont le souci de bien faire. Il est vrai que la prévention de la délinquance a donné à nombre d'acteurs locaux une expérience des partenariats de ce type.

Enfin, les collectivités ne doivent pas se sentir seules face à la radicalisation - quand la délinquance a commencé à flamber voilà vingt ou vingt-cinq ans, j'ai souvent eu le sentiment, en tant que maire, d'être seul. Non seulement elles doivent pouvoir faire appel aux services de l'État, mais elles peuvent aussi bénéficier du conseil et du soutien des réseaux internationaux de partage et d'échange en la matière - lorsque j'étais maire, je me suis beaucoup inspiré des actions menées dans les pays voisins du nôtre : Italie, Allemagne, Belgique, pays anglo-saxons.

Je pense au Forum européen pour la sécurité urbaine, l'EFUS, qui a mis en place les projets LIAISE - Institutions locales contre l'extrémisme violent -, et qui diffuse les bonnes pratiques en matière de prévention de la délinquance.

Je pense aussi au réseau mis en place par la Commission européenne.

Je pense enfin à l'initiative Hedayah, implantée aux Émirats arabes unis, et qui a pour ambition de devenir le premier centre international pour contrer l'extrémisme violent. Certes, dans ces pays, la notion de radicalisation n'est pas tout à fait la même que chez nous, mais, au final, nous savons tous ce que nous ne voulons pas voir advenir dans nos sociétés.

Au-delà de ces exemples ponctuels, notre conviction est que les collectivités territoriales doivent s'organiser et capitaliser sur les acquis de la prévention de la délinquance. Elles ont en effet la possibilité de mobiliser l'expérience acquise au cours de plus de vingt années de partenariat avec l'État dans le domaine connexe de la prévention de la délinquance. Cette politique partenariale a donné aux collectivités une solide expérience en matière de « coproduction » de sécurité dans les territoires via notamment les contrats locaux de sécurité ou les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance.

Cette politique fonctionne dès lors qu'on veut bien la faire fonctionner. Quand tel n'est pas le cas, c'est parce qu'il n'y a pas de volonté politique ou qu'il existe des obstacles de personnes.

Ce partenariat s'est traduit par la mise en place de dispositifs souples et adaptables aux besoins du terrain ainsi que par la mise en oeuvre de bonnes pratiques, et a rendu possible l'établissement d'une relation de confiance entre les collectivités territoriales et les acteurs étatiques.

On aurait tort de calquer un système sur un autre, car les problèmes sont de nature différente. Pour autant, on peut s'en inspirer. C'est la raison pour laquelle nous faisons plusieurs recommandations permettant aux collectivités de se doter de stratégies territoriales de prévention de la radicalisation, en lien avec leur politique de prévention de la délinquance, sans qu'il soit nécessaire de doublonner les dispositifs, quitte à adapter les partenaires, les modes de fonctionnement.

Bien sûr, les collectivités doivent agir en partenariat avec l'État, ce qui est l'objet de la troisième partie de notre rapport.

Cette question du partenariat avec l'État a trop longtemps tourné autour de la question du fichier S. Cette question est pour nous mal posée : nous ne demandons pas la communication de ce qui est un outil très particulier des services de renseignement ; les maires ne demandent pas de tout savoir, et ils n'en ont pas besoin généralement. Par ailleurs, disposer de ces fiches les mettrait le plus souvent dans l'embarras. Auquel cas, qu'en faire ? En revanche, l'État doit garantir un bon niveau d'information aux élus.

En tant que maire, je disais que j'avais besoin de savoir ce que je devais savoir compte tenu de mes responsabilités et que le reste ne m'intéressait pas.

En particulier, les maires ont trois besoins en la matière : premièrement, connaître la situation globale de la radicalisation sur leur territoire ; deuxièmement, être informés des situations à risque dans leur domaine de responsabilité, par exemple pour sécuriser des recrutements locaux, en particulier dans les domaines sensibles ; troisièmement, disposer des informations nécessaires pour gérer l'émotion locale - le maire ne doit pas se retrouver dans cette situation d'ignorance qu'on a connue trop souvent en France dans le passé.

Nous avançons des propositions concrètes dans ces domaines. Parmi ces pistes figure une utilisation plus intensive du nouveau fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions terroristes, le FIJAIT, qui n'est pas connu des élus, alors qu'il est consultable par les maires avant tout recrutement, via la préfecture. C'est un premier outil. Il ne concerne cependant que des condamnés et il n'inclut pas certains délits, comme celui d'apologie du terrorisme.

C'est pourquoi, au-delà de ce fichier, et notamment pour répondre à la demande de prévenir le recrutement d'individus non encore condamnés, mais suspects ou problématiques, il nous semble important d'engager une réflexion sur la constitution d'un fichier spécialisé et spécifique, distinct du fichier S, destiné à permettre aux présidents d'exécutifs locaux de disposer des informations nominatives nécessaires à l'exercice de leurs fonctions.

Il ressort de notre entretien avec le maire de Sarcelles que, la plupart du temps, ces gens n'ont pas été condamnés ou, s'ils l'ont été, ils méritent qu'on leur accorde une seconde chance, sans que cela induise une sensibilité au terrorisme, cependant que d'autres se « tiennent à carreau » tout en étant potentiellement nuisibles.

Cette réflexion pourrait aussi porter sur l'éventuelle transposition aux procédures de ressources humaines des collectivités territoriales de la faculté pour un employeur, créée récemment par la loi dans plusieurs domaines - grands événements, transport public de personnes, etc. - de demander soit un avis de l'autorité administrative rendu à la suite d'une enquête administrative, soit, directement, une enquête administrative.

Les collectivités territoriales sont en droit d'attendre de l'État plus que des informations. Celui-ci doit les soutenir dans leur action, par exemple lorsqu'il s'agit de faire face à des pressions - entrisme dans des associations, mosquées, MJC, etc.

Des représentants de l'État dans le Val-d'Oise nous ont dit que certains maires les avaient appelés au secours parce que leurs équipes municipales, qu'ils avaient voulu constituer, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, en faisant appel à tous, avaient été pénétrées par des éléments qui n'étaient pas totalement dignes de confiance. On touche là aux limites du clientélisme politique, parfois pétri de bonnes intentions. Tant mieux si les maires sont encore en capacité de faire ces démarches.

L'État doit également soutenir les collectivités pour lutter contre la déscolarisation des enfants et les écoles clandestines. En la matière, les services de l'éducation nationale en particulier doivent jouer tout leur rôle dans le contrôle de la scolarisation à domicile qui se développe significativement dans les milieux radicalisés et forme, en réalité, la base du développement d'un enseignement plus ou moins clandestin.

Nous l'avons vu à Sarcelles, la clé d'entrée, ce sont souvent les associations de soutien scolaire d'obédience salafiste, par ailleurs très sérieuses, qui effectuent un réel travail, mais qui ont un objectif très clair. Souvent, et le préfet du Haut-Rhin nous l'a dit, l'aspect financier est très important : il faut aussi « faire du fric », et beaucoup. Cela signifie que le levier financier peut également être un moyen de lutte contre ces réseaux.

Bien sûr, le soutien de l'État doit aussi être financier. Beaucoup de collectivités n'ont pas les moyens nécessaires pour lancer, seules, des programmes de prévention. D'autant que ce phénomène de radicalisation se diffuse dans les zones périurbaines, rurbaines, voire rurales par le biais des mesures de placement.

Le Gouvernement a renforcé le fonds interministériel de prévention de la délinquance, le FIPD. Sans doute faut-il néanmoins consacrer davantage de moyens à la prévention de la radicalisation proprement dite dans les enveloppes dégagées. Sans doute aussi faut-il faciliter l'accès des collectivités, petites ou moyennes, à ce fonds.

Enfin, la question se pose de la pérennisation des subventions du FIPD afin de permettre aux collectivités de mener à bien des actions de long cours, dans un contexte marqué par de fortes contraintes budgétaires. Certes, comme je l'ai dit au début de mon propos, une évaluation est nécessaire, mais dès lors que l'argent est bien utilisé, il faut que les actions puissent s'inscrire dans la durée.

Nous avons été très impressionnés par notre rencontre avec le maire de Vilvorde, plus que par celle avec la nouvelle maire de Molenbeek, par ailleurs femme remarquable. Nous avons également compris que l'ancien maire de cette ville était un sacré loustic, plus que victime du syndrome de Stockholm ! Le maire de Vilvorde, un social-démocrate à l'ancienne qui ne s'en laisse pas conter, a constitué autour de lui une petite équipe pour dresser un diagnostic de la situation, en partenariat avec l'État fédéral. Il fait un travail systématique, immeuble par immeuble, à la suite d'informations ou non. Il faut savoir que Vilvorde, ville de 48 000 habitants, est celle qui enregistre le plus grand nombre de départs vers la Syrie.

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