Mes chers collègues, je vais vous présenter une communication sur l'Union européenne et les négociations commerciales multilatérales.
Les 11 et 12 avril, j'ai eu l'occasion de me rendre à Genève, plus particulièrement au siège de l'Organisation mondiale du commerce pour une série d'entretiens, dans un contexte où les négociations commerciales multilatérales ont été largement mises à mal avec l'interminable « agenda de Doha pour le développement ».
L'OMC a-t-elle encore une raison d'être ? Lors de notre entretien, je n'ai pas posé la question en ces termes au directeur général de l'Organisation, M. Roberto Azevêdo, le successeur de Pascal Lamy. C'est malgré tout, en partie, le sujet.
Depuis 2001, les mécanismes économiques, les exigences normatives, les mécanismes financiers et les chaînes de valeur mondiales ont profondément évolué. Certaines économies dites « en développement » sont devenues des économies émergentes. Ces États, tels les membres du groupe des BRICS - Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud -, ont de nouvelles demandes, de nouveaux besoins, tout aussi distincts de ceux des pays pauvres que de ceux des pays riches. Avec des intérêts aussi éclatés et au sein d'une OMC où tout se décide par consensus, la paralysie est assurée.
Pour résumer, j'ai retenu les éléments suivants de mes différents entretiens.
Le premier point concerne la régulation.
Le rôle de l'OMC consiste à édicter et faire respecter des règles pour un commerce juste et équitable et à les faire respecter via son organisme de règlement des différends. C'est ce que l'OMC a fait depuis la fin de l'Uruguay Round en 1995. Or, aujourd'hui, cette fonction de régulation n'est plus la priorité de ses 164 membres, en particulier des pays développés. Ceux-ci se satisfont de la baisse généralisée des tarifs douaniers intervenue depuis toutes ces années et ne peuvent pas ignorer l'hostilité de leurs opinions à l'égard de la mondialisation commerciale.
Les pays émergents de leur côté ne sont pas encore prêts à les remplacer, au prix d'une différenciation entre pays en développement qui les pénaliserait. Quant aux authentiques pays en développement, en particulier les pays les moins avancés (PMA), ils considèrent qu'ils sont déjà incapables de mettre en oeuvre les règles existantes et refusent d'en concevoir de nouvelles, tout particulièrement dans le domaine du commerce électronique.
Le deuxième point porte sur la politique des États-Unis.
Elle est préoccupante sous deux angles. D'abord, il existe une incertitude sur le cap qui sera finalement fixé. Cela ne concerne certes pas que la politique commerciale, mais entre les menaces de modification de l'accord de libre-échange nord-américain, l'ALENA, de retrait du traité transpacifique, l'inconnue du traité de libre-échange transatlantique, le TTIP, et le projet d'instauration d'une taxe aux frontières, nul ne sait ce que feront les États-Unis au sein de l'OMC.
Ensuite, les États-Unis font une critique très ciblée de l'organisme de règlement des différends de l'OMC, l'ORD. Ils considèrent en particulier que son organe d'appel, composé de sept juges, va bien au-delà, par sa jurisprudence, de ce que les règles - ou l'absence de règles - l'autorisent à faire, en particulier lorsqu'il condamne certaines des mesures antidumping américaines contre l'acier chinois. La menace d'un retrait des États-Unis de l'OMC a même été brandie, mais ne devrait pas, nous a dit le représentant américain, être mise à exécution.
L'ambassadeur du Japon, président de l'ORD, nous a dit que cet organe, en tant que juge, n'est pas équipé pour traiter à lui seul, par exemple, la question des surcapacités chinoises, qui sont, au-delà d'un comportement commercial frauduleux, un sujet politique et stratégique majeur en Chine. Il reviendrait plus légitimement à l'OCDE, compte tenu de sa capacité d'analyse économique, d'être l'enceinte appropriée pour débattre de tels sujets.
J'ai discuté de ce point précis avec Pascale Andreani, ancien ambassadeur de France auprès de l'OCDE, qui était séduite par cette proposition. Le Sénat pourrait opportunément la reprendre à son compte à l'issue d'une réflexion menée au cours des prochains mois. Néanmoins, un certain nombre de pays en développement, très méfiants à l'adresse de l'OCDE, ne sont peut-être pas prêts à lui confier le soin de débattre de cette question. En tout état de cause, il vaudrait mieux que ce soit l'Union européenne, en l'occurrence le Sénat, qui suggère cette proposition, quitte à la corriger, plutôt que de laisser les États-Unis seuls dans cette posture. Avec un tel président, le risque d'une action brutale n'est pas écarté...
S'agissant de la position des États-Unis, j'ai eu l'occasion de rencontrer à Paris le négociateur en chef américain, Dan Mullaney. Bien que l'administration américaine ne soit pas encore en place, celui-ci n'est pas très pessimiste, car les tweets du Président américains sont heureusement tempérés par le Congrès et l'influence des lobbies économiques américains. Ainsi, M. Trump deviendra progressivement plus réaliste et objectif.
Troisième enjeu : faut-il créer une nouvelle forme de normes ?
Si l'OMC n'édicte plus de normes générales et contraignantes applicables à tous, elle pourrait devenir le lieu où les États, ou des groupes d'États, s'engagent, à plusieurs sinon en totalité, sur des comportements commerciaux adaptés à leurs situations. Il n'y aurait plus d'exemptions générales pour les pays en développement, mais des engagements volontaires, de meilleures pratiques, non contraignantes et en quelque sorte « à la carte ». Le récent accord sur la facilitation des échanges, récemment entré en vigueur, en est une bonne illustration.
Quatrième thème : oui, la mondialisation fait des perdants. Cet argument a d'ailleurs été repris par certains partis lors de la campagne présidentielle.
En effet, on m'a beaucoup parlé de la nécessaire prise en compte - enfin ! - des laissés-pour-compte de la mondialisation. Si la technologie est responsable à 80 % du remplacement de l'ouvrier américain par des robots, les 20 % restants sont attribués au commerce, mais ce sont eux qui font le buzz. Tous nos interlocuteurs ont mis en avant ce thème essentiel, mais en insistant sur le fait que c'est aux politiques nationales d'éducation, de formation et d'emploi de définir et de mettre en oeuvre des instruments d'adaptation à la mondialisation.
Il existe déjà un fonds européen d'adaptation de la mondialisation, mais d'un montant très modeste et qui devra être redimensionné. D'ailleurs, le Conseil européen du 29 avril dernier a mis l'accent sur la dimension sociale de l'Europe. Si l'on veut une Europe puissante sur le plan économique, nous devrons parallèlement mettre en place une Europe sociale. Cette question devra être posée avec plus d'acuité pour nous permettre de dégager des solutions économiques satisfaisantes - j'en suis maintenant convaincu !
Pour conclure, je vous soumettrai deux réflexions.
Sur le Brexit, tout d'abord, les Britanniques ne perdent pas de temps : ils parlent avec les membres de l'OMC et sont déjà prêts à prénégocier leur future relation commerciale avec eux, s'affranchissant allègrement de leurs obligations.
Les représentants de l'Allemagne, des Pays-Bas, de la Suisse, mais aussi de pays non européens s'inquiètent du choc économique que pourrait représenter un Brexit « dur » dans la relation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. On m'a aussi mentionné le caractère central de la question agricole et donc des contingents tarifaires dans la future offre d'engagement britannique.
Ma seconde réflexion a trait au rôle essentiel de l'Union européenne dans la survie des négociations multilatérales et de son organe de règlement des différends. Elle est force de proposition sur des thèmes majeurs. Elle l'a été sur la réglementation des services, elle devra le rester sur le commerce électronique, l'accès des PME au commerce international ou encore l'agriculture, comme elle devra jouer un rôle majeur auprès des États-Unis pour les garder dans l'OMC et travailler avec eux sur les pratiques commerciales chinoises.
J'ai été interpellé par les milieux agricoles sur des négociations à venir entre l'Union européenne, d'une part, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, d'autre part. J'ai reçu une réponse de M. Timmermans et de Mme Malmström ; je vous la transmettrai. Le Sénat, à travers en particulier la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques, devra toujours débattre de ces questions en amont. Il pourra notamment demander des études d'impact. Pour ma part, je ne vois pas tellement l'intérêt, pour l'Union, de s'ouvrir à ces deux pays, car l'onde de choc sur la viande rouge et le lait pourrait être très forte. Nous devons rester vigilants sur le commerce multilatéral, car les accords bilatéraux censés y suppléer ne sont pas aussi satisfaisants.