Intervention de Jean-Yves Le Déaut

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 9 novembre 2016 à 18h10
Présentation des conclusions relatives à l'Audition publique du 14 juin 2016 sur « le brouillage des communications électroniques : enjeux limites et solutions » par le président jean-yves le déaut

Jean-Yves Le Déaut, député, président de l'OPECST :

Je propose le projet de conclusions suivant pour l'audition publique de l'OPECST qui s'est tenue à l'Assemblée nationale le 14 juin 2016 sur la question du brouillage des communications électroniques.

Cette audition publique a été organisée pour mener une investigation directement en lien avec l'actualité : plusieurs détenus avaient organisé des conférences sur Internet depuis leur cellule, à partir d'un téléphone portable, et il s'agissait de déterminer comment de telles circonstances étaient possibles.

Il pouvait, en effet, sembler étrange que les technologies modernes ne soient pas en mesure de brouiller ce genre de communications ; on pouvait se demander si ce n'était pas simplement une insuffisance de moyens financiers qui empêchait l'administration pénitentiaire de se doter des équipements nécessaires. L'audition publique, en ce cas, aurait eu pour intérêt d'attirer l'attention du Gouvernement sur cette priorité budgétaire de mise à niveau technologique.

De fait, le débat, élargi délibérément à la problématique d'ensemble du brouillage des communications électroniques, pour mieux saisir les tenants et aboutissants technologiques du sujet, a révélé une situation bien plus complexe et bien plus intéressante que le seul problème ponctuel des prisons.

Ainsi, il apparaît que la maîtrise des communications électroniques n'est pas qu'une affaire de technologie, car elle comporte une forte dimension d'adaptation des comportements sociaux. Dans le cas où cette maîtrise dépend effectivement de la technologie, il serait illusoire de compter sur le recours à un appareil opérant comme par magie ; c'est une palette de services d'ingénieries adaptées finement aux particularités du périmètre concerné qu'il faut mettre en oeuvre.

La question du brouillage des téléphones mobiles est une question qui remonte aux premiers temps du déploiement de ce nouveau moyen de communication, vers la fin des années 1990, lorsqu'on s'est aperçu des nuisances que son utilisation abusive créait dans les salles de cours ou d'examen, les transports collectifs et les lieux de spectacle, théâtre ou cinéma.

Face à cette perturbation d'origine technologique, le brouillage est apparu, de prime abord, comme une solution technologique adaptée et l'exploitant de cinéma UGC a été particulièrement actif dans la revendication du droit à l'utilisation des brouilleurs puis dans l'équipement de ses salles. Mais une telle solution présente un défaut fondamental : elle brouille tout dans la zone concernée, et souvent dans la zone environnante, y compris les appels d'urgence en cas d'accident, les communications des responsables (examinateurs, enseignants, contrôleurs ou exploitants), voire les dispositifs artistiques utilisés par l'activité elle-même, comme le théâtre de l'Odéon nous en a fait la remarque.

C'est pourquoi le droit européen (la directive R&TTE de 1995) avait, d'emblée, limité l'utilisation des brouilleurs aux besoins des services de l'État (pour l'ordre public, la défense, la sécurité nationale ou le service public de la justice) et c'est ce cadre qui s'impose aujourd'hui, la dérogation française introduite en 2001 pour les salles de spectacle ayant pris fin au cours de cet été 2016.

Entretemps, les comportements sociaux se sont adaptés pour limiter les usages intempestifs des téléphones mobiles, les annonces de début de spectacles pour couper ces appareils étant, par exemple, complètement entrées dans les moeurs et très efficaces. De ce fait, on tient là un exemple historique d'une adaptation sociale pour faire face à une perturbation d'abord perçue comme potentiellement maîtrisable par la technologie. Cet exemple mérite d'être médité chaque fois qu'il se développe un mouvement social d'appel à des mesures techniques drastiques : par exemple, l'extermination des moustiques par modification génétique pilotée - Gene Drive - pour faire face à l'expansion du virus Zika.

L'adaptation sociale doit être renouvelée en permanence car les salles de cinéma doivent maintenant gérer l'usage intempestif des tablettes créant des halos lumineux dans l'obscurité.

Dans le cas des prisons, on ne peut faire autrement que de s'en remettre à des dispositifs techniques avec le risque de rendre inutilisables les appareils des gardiens surveillants, et de perturber les communications dans le voisinage.

Certains progrès technologiques ont été effectués pour réduire ces effets secondaires. Néanmoins les solutions véritablement opérationnelles relèvent de l'installation d'équipements sur mesure, devant faire l'objet d'évolutions régulières.

Un représentant de Thales a ainsi confirmé la disponibilité, aujourd'hui, grâce au passage de l'analogique au numérique, d'outils assurant un brouillage bien plus ciblé, calé sur la reconnaissance d'une forme d'onde, ou empêchant la propagation dans une direction donnée. Un représentant de l'Agence national des fréquences a indiqué qu'on pouvait toujours recourir à une couverture plus précise d'un périmètre par un pavage avec de nombreux brouilleurs de moindre portée. Par ailleurs, l'administration pénitentiaire a déjà testé avec succès le brouillage par des câbles rayonnants.

Les deux équipements sont complémentaires : les brouilleurs classiques sont plutôt adaptés aux espaces ouverts : cours, ateliers ; les câbles rayonnants permettent de faire barrage aux communications depuis les cellules.

La mise en place d'une cage de Faraday, via l'installation d'un grillage horizontal au-dessus des zones de promenade, s'oppose au droit commun des détenus d'avoir accès à « l'air libre » et n'est donc utilisée que dans les quartiers disciplinaires.

Ce sont donc des combinaisons techniques au cas par cas qu'il convient d'installer pour minimiser les risques de brouillage indésirable. Leur mise en oeuvre est rendue d'autant plus difficile que les bâtiments n'ont pas du tout été conçus pour cela, puisque les deux-tiers des 186 établissements pénitentiaires sont antérieurs aux années 1990.

La difficulté est accrue par la nécessité de respecter des normes sanitaires : un brouillage permanent crée une exposition des personnels aux ondes électromagnétiques ; les signaux de brouillage doivent donc viser l'efficacité, tout en restant limités en puissance.

À la complexité technique s'ajoute un besoin d'évolution technique permanent. Car les détenus utilisent des appareils de dernière génération, 3G, 4G, Wifi, alors que les installations de brouillage ont été initialement prévues pour faire face à l'émergence de la 2G.

Face à ce défi, l'administration pénitentiaire a engagé une discussion avec ses interlocuteurs contractuels des partenariats public-privé pour faire valoir la nécessité d'une montée en gamme technique des équipements de brouillage.

Pour l'avenir, elle a fait le choix de la forme juridique du dialogue compétitif afin d'acheter non plus des équipements, mais des services d'ingénierie qui lui permettront de demeurer au plus près des besoins, du point de vue à la fois de l'architecture des lieux et de l'état de l'art.

Le brouillage des téléphones mobiles est donc, d'un point de vue technique, affaire d'adaptabilité et de souplesse.

Un débat très intéressant a eu lieu autour des possibilités de la technologie IMSI-catcher, qui nous a été présentée par M. Bernard Barbier, membre de l'Académie des technologies et ancien directeur technique de la DGSE. Il s'agit d'un dispositif qui imite le fonctionnement d'une antenne-relais, de manière que les appareils téléphoniques situés à proximité s'y connectent et, à partir de là, qui ouvre la possibilité d'une prise de contrôle, voire d'un blocage. Il permet donc un ciblage parfait des communications indésirables.

Mais la mise en oeuvre de cette solution pose deux problèmes, qui en réduisent la portée : un problème de droit et un problème d'opportunité. Du point de vue du droit, il n'est pas certain que cette technologie puisse être utilisée pour assurer un blocage généralisé des téléphones à des fins indistinctes de « bon ordre » dans le périmètre des établissements pénitentiaires, car la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement permet aux services du renseignement pénitentiaire l'usage de l'Imsi-catching à des fins de prévention des évasions et de maintien du bon ordre « sous le contrôle du procureur de la République territorialement compétent » (nouvel article 727-1 du code de procédure pénale) ainsi que pour des finalités de prévention du terrorisme et de la criminalité organisée sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), au titre du code de la sécurité intérieure. Cette proximité des usages possibles de l'IMSI-Catching pourrait faire naître un éventuel conflit entre les nouvelles finalités de renseignement de l'administration pénitentiaire et les finalités de sécurisation « du service public de la justice » portées par l'ordonnance du 24 août 2011 (article L.33-3-1 du code des postes et communications électroniques). Du point de vue de l'opportunité, la possibilité de bloquer un téléphone est mise en balance avec l'intérêt d'une écoute ; c'est, en matière de renseignement, aux services saisis, et en matière judiciaire, au procureur de la République (article 706-95 du code de procédure pénale) de l'apprécier et, selon le cas, au juge des libertés et de la détention ou au juge d'instruction d'en décider.

La technologie n'offre donc pas de solution simple pour assurer un brouillage ciblé permettant d'éviter des perturbations secondaires.

Il faut donc combiner les solutions d'ingénierie sur mesure les plus en pointe avec les méthodes les plus élémentaires : la première chose à faire pour empêcher l'utilisation des téléphones portables en prison, c'est d'empêcher l'accès aux téléphones portables eux-mêmes.

À cet égard, les représentants de l'administration pénitentiaire ont mentionné un chiffre étonnant : on saisirait environ 30 000 portables chaque année dans les prisons : 27 500 en 2014, 31 000 en 2015. Ce sont des chiffres qui n'auraient pas d'équivalent dans les autres grandes démocraties où la téléphonie fixe resterait encore très utilisée, alors qu'elle tombe en désuétude dans les prisons françaises. Il n'y a pas encore d'explication connue de ce particularisme français. Selon les termes du représentant de l'administration pénitentiaire : « On sait que les téléphones portables entrent par trois moyens en détention : soit par projection au-dessus des murs d'enceinte, soit par les visiteurs dans les parloirs, soit par la collaboration de certains agents, notamment dans certains établissements où le pouvoir d'achat des détenus est particulièrement élevé. »

Cette audition publique concernait donc un sujet important mais complexe, permettant de découvrir le monde des prisons sous un angle un peu insolite et une administration pénitentiaire qui nous a semblé dynamique et avertie, mais essayant de faire au mieux dans un contexte technique qui n'est pas aussi facile que l'on aurait pu croire de prime abord.

De toutes les informations recueillies, je retiens trois enseignements :

- d'abord, que la société a su s'adapter aux nuisances créées par les téléphones portables. Les brouilleurs ne restent d'actualité que dans les prisons. On pourra mentionner, à l'avenir, cet exemple de la capacité d'adaptation de la société face à l'irruption perturbatrice d'une technologie nouvelle ;

- ensuite, qu'une question soulevée incidemment par l'Agence nationale des fréquences relative à un manque concernant le régime juridique des brouilleurs m'est apparue pertinente. Le droit n'autorise l'utilisation des brouilleurs que « pour les besoins de l'ordre public, de la défense et de la sécurité nationale, ou du service public de la justice » (article L.33-3-1 du code des postes et des communications électroniques) mais, faute d'un texte d'application, ne prévoit pas de cadre d'autorisation pour les acteurs techniques qui prennent en charge l'importation, la commercialisation et l'installation des équipements dûment autorisés. Du coup, il n'existe pas de base juridique pour sanctionner les contrevenants des filières clandestines, qu'il s'agisse d'entreprises nationales ou étrangères ;

- enfin, qu'une interprétation juridique conduisant à l'impossibilité d'utiliser le dispositif IMSI-catcher comme un outil permanent de blocage des communications dans le périmètre bien délimité des prisons me paraîtrait peu cohérente avec les possibilités technologiques d'aujourd'hui.

Il me semble également que nous ne pouvons pas considérer sans réagir l'information relative au très grand nombre de téléphones portables qui pénètrent clandestinement dans les lieux de détention. Mais je soumets cette réaction personnelle à votre avis, mes chers collègues de l'OPECST.

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