Dans son avis sur votre projet de loi, monsieur le ministre d’État, le Conseil d’État a considéré que les conditions de la loi de 1955 étaient applicables, puisque le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public est attesté par la persistance de la menace terroriste.
Vous avez souligné combien les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence avaient été utiles, à telle enseigne que vous nous proposerez d’ici à quinze jours de les intégrer dans le droit commun, afin qu’elles ne soient plus un état d’exception, ce qui peut poser un véritable problème.
Je rappelle que l’État d’urgence ne devait plus être prorogé après le Tour de France et l’Euro de football, notamment parce que le travail intensif ayant conduit à l’adoption de la loi du 3 juin 2016 nous avait dotés des armes suffisantes pour lutter contre le terrorisme… Cette loi était à peine en vigueur qu’est survenu l’attentat gravissime du 14 juillet à Nice, au cours duquel un seul individu, avec un camion, a tué plus de quatre-vingts personnes et fait un grand nombre de blessés. Or cette attaque n’a pas été empêchée par l’état d’urgence.
Néanmoins, pour le symbole, le Président de la République a considéré qu’il ne fallait pas lever l’état d’urgence. L’un de vos prédécesseurs, monsieur le ministre d’État, a d’ailleurs reconnu en commission qu’il était impossible de sortir de l’état d’urgence, car, en cas d’attaque grave, nos concitoyens ne le comprendraient pas.
Le Président de la République actuel écrivait en novembre 2016, dans son ouvrage Révolution : « Nous devons collectivement nous préparer à une sortie de l’état d’urgence, dès que cela sera possible. Celui-ci était indispensable au lendemain des attentats ; il a permis que des mesures immédiates soient prises dans des conditions qui n’auraient pas été réunies dans un autre régime de droit.
« Je ne prétends pas qu’il ne doit jamais plus être mis en œuvre si des circonstances dramatiques devaient à nouveau l’exiger, mais la prolongation sans fin, chacun le sait, pose plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. Nous ne pouvons pas vivre en permanence dans un régime d’exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur, et agir avec les bons instruments. Nous avons tout l’appareil législatif permettant de répondre dans la durée à la situation qui est la nôtre. »
Et voilà que, une fois élu, celui qui a écrit ces mots se déclare d’un avis contraire. Il affirme que nous ne disposons pas d’un l’appareil législatif suffisant et qu’il faut encore le renforcer. Comment ? Tout simplement en proposant dès la semaine prochaine de transférer dans le droit commun les règles de l’état d’urgence, en les habillant. L’assignation à résidence deviendra la « mesure individuelle de surveillance », la perquisition administrative s’appellera dorénavant « visites et saisies »… Ce n’est pas en changeant les mots que l’on changera les choses et les règles en vigueur !
Nous aurons donc un grand débat sur l’État de droit, sur l’équilibre à trouver entre la garantie des libertés et des procédures, qui est indispensable, et le pouvoir donné à l’exécutif, notamment aux forces de l’ordre, de protéger et d’assurer la sécurité de tous.
Cet équilibre n’est pas simple à mettre en œuvre, mais il se fait dans l’État de droit grâce à des systèmes de procédures et par le jeu des pouvoirs. Notre État est constitué de trois pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
Dans le cadre de l’état d’urgence, tel qu’il est prévu par la loi du 3 avril 1955, dont l’article 4-1 a été modifié par la loi du 21 juillet 2016, le pouvoir exécutif dispose de pouvoirs d’exception, mais le pouvoir législatif, c'est-à-dire le Parlement, est censé le contrôler : « L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Les autorités administratives leur transmettent sans délai copie de tous les actes qu’elles prennent en application de la présente loi. L’Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. »
Chacun a souligné à quel point les gouvernements précédents avaient respecté ce texte. Le Parlement était effectivement tenu informé, et Michel Mercier nous transmettait régulièrement au sein de la commission des lois, en tant que rapporteur, un certain nombre d’informations.
Monsieur le ministre de l’intérieur, s’il faut absolument donner encore aux services de police et de gendarmerie, ainsi qu’aux préfets, des moyens de maintenir des atteintes graves à la liberté individuelle – je pense en particulier aux mesures d’assignation à résidence et aux perquisitions administratives, qui peuvent avoir lieu de nuit –, ne vaudrait-il pas mieux que le pouvoir législatif puisse continuer à exercer une action de contrôle sur l’exécutif ? Ou alors, accordons plus de pourvoir au judiciaire, en prévoyant que les mesures nécessaires soient entièrement mises en œuvre sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Il serait donc utile, dès la semaine prochaine, d’entendre aussi Mme la garde des sceaux : elle me paraît la plus à même, d’autant qu’elle vient du Conseil constitutionnel, d’apporter toutes les garanties dont nous avons besoin.
Certes, monsieur le ministre de l’intérieur, vous relayez les demandes formulées à juste titre par les services de police et de gendarmerie, qui sont fortement mis à contribution ; mais ces derniers ne doivent pas ignorer que l’État de droit, qu’ils perçoivent parfois comme un empêchement à leur action, est aussi la garantie des libertés que nous défendons au travers de plusieurs conventions internationales.
Si la France est de retour, comme l’a affirmé il y a quelques instants le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, elle doit l’être également sur ses valeurs, au nombre desquelles figurent les droits de l’homme que nous promouvons depuis plus de deux siècles.
Je comprends parfaitement que, en l’état, le Premier ministre considère qu’il faille prolonger l’état d’urgence, mais je ne trouve pas satisfaisant que ce soit dans l’attente d’un texte nouveau, qui le fera entrer dans le droit commun !
Nous avons besoin d’explications sur ce que l’état d’urgence apporte encore aujourd'hui dans la lutte contre le terrorisme. Quelles sont les mesures réellement indispensables ? Les assignations à résidence sont-elles utiles ? Les pouvoirs accordés aux préfets afin de protéger les manifestations sont nécessaires, les maires en sont conscients, mais dans quelles conditions tout cela sera-t-il mis en œuvre ?
Tous ces points devront être débattus la semaine prochaine.
Aujourd'hui, notre groupe votera la prorogation, car il ne peut se déjuger en faisant le contraire de ce qu’il disait hier. Toutefois, je m’interroge : pouvons-nous inscrire dans le droit commun des mesures attentatoires aux libertés, le tout sans prévoir de contrôle de la part du pouvoir judiciaire ou du pouvoir législatif ?
Je me souviens des débats que nous avons eus sur les fiches S. Que le fait d’être fiché S soit un motif suffisant pour faire l’objet d’une surveillance et d’une assignation à résidence qui aurait changé de nom me paraît très attentatoire aux libertés et ne peut pas être justifié.
Cela aboutirait au contraire à légitimer pleinement la volonté des terroristes de porter atteinte à notre société, et nous savons quels sont leurs objectifs.
J’espère que d’ici à la semaine prochaine, monsieur le ministre d’État, vous m’aurez entendu.