Monsieur le Président, mes chers collègues, la thématique de l'impact économique et juridique de la normalisation a été mise au programme de travail de notre commission il y a plusieurs mois. Son origine provient de l'intérêt suscité par une démarche du directeur général de l'Association française de normalisation (AFNOR) auprès de notre président Jean Claude Lenoir, venu mettre en avant les mérites de la normalisation, notamment en termes de compétitivité économique de nos entreprises. Selon une étude conduite en 2016 à la demande de l'AFNOR, la normalisation contribuerait en effet pour 20 % à la croissance du chiffre d'affaires des entreprises et pour 19 % au chiffre d'affaires des entreprises à l'export. Elle génèrerait 15 milliards d'euros de PIB.
Aussi a-t-il semblé important de mieux appréhender les ressorts de la normalisation et son impact sur nos entreprises : l'activité de normalisation semble très favorable à l'activité économique mais il faut convenir qu'elle reste souvent très méconnue. J'ai donc mis à profit la période de suspension des travaux parlementaires en séance publique pour conduire ce travail d'information et mené plusieurs auditions au Sénat, de fin février à mi-juin 2017. Celles-ci ont permis de lever le voile sur un monde de « spécialistes » et sur des problématiques qui évoluent parallèlement à la législation et à la réglementation, sans que le législateur y prête suffisamment intérêt.
Pourtant, les normes sont partout, jusque dans la vie quotidienne. Ainsi en est-il, par exemple, du format du papier à lettres (formats A4, A3, etc.), des prises de chargeurs de téléphones portables, du format de compression audio et vidéo « mpeg », de la performance des extincteurs de feux ou, depuis une date plus récente, de la sécurité des trottinettes électriques et des cigarettes électroniques... De même, pour tout un ensemble de services fournis quotidiennement par les entreprises, la norme « ISO 9001 » dite de « management de la qualité » s'est vite imposée comme un référentiel de base qui permet de certifier l'excellence de l'organisation des prestations fournies à la clientèle.
On compte aujourd'hui en France environ 35 000 normes publiées - reconnaissables aux indicatifs sous lesquels elles sont enregistrées : NF, EN, ISO - destinées à fournir des règles de conduites, des bonnes pratiques, dans des domaines extrêmement variés de l'activité des entreprises auxquelles elles s'adressent essentiellement.
Ces normes ne sont pas nouvelles. Lors d'un récent colloque auquel je participais, il a par exemple été rappelé que la taille des papyrus, puis le diamètre des boulets de canon avaient, dans des temps fort anciens, déjà fait l'objet d'une standardisation. Quant à elles, les premières organisations de normalisation - au niveau national comme international - ont vu le jour, sous leur forme actuelle, au début du XXème siècle, tandis que le texte fondateur de l'activité de normalisation en France date de 1941. Pourquoi, alors, sont-elles à ce point méconnues ?
La raison en est sans doute, d'une part, qu'elles sont élaborées dans un cadre purement technique, par un réseau d'organismes de droit privé aux niveaux national, européen et international, composés d'acteurs de la société civile (entreprises pour l'essentiel, mais aussi organisations de consommateurs, organisations non gouvernementales), sans lien nécessairement direct avec les grandes politiques publiques définies par les États ou les organisations intergouvernementales, même si des représentants de l'administration ou des collectivités territoriales participent - inter pares - au processus. Vue de l'extérieur, la normalisation a tout d'un labyrinthe... En outre, cette élaboration se fait essentiellement sur la base d'un consensus feutré des parties intéressées, ce qui réduit d'autant l'exposition médiatique.
D'autre part, à la différence des normes de portée juridique obligatoire - que sont les conventions internationales, les lois ou les règlements - ces normes sont d'application purement volontaire. Les acteurs de l'économie choisissent de s'appliquer ou non les règles prévues par ces normes. Elles ne sont donc contraignantes que pour ceux qui voient un intérêt à suivre, dans leur activité de recherche, de production ou de fourniture de services, « des règles, des caractéristiques, des recommandations », définis par leurs pairs.
Cette activité « para-normative » est souvent présentée comme une activité « privée », dans la mesure où elle découle de demandes formulées par les acteurs économiques et menée par eux-mêmes. Cette nature fait sa force et sa plus-value essentielle par rapport aux activités réglementaires ou régulatrices des États ou des organisations internationales intergouvernementales. Pour autant, les pouvoirs publics ne sauraient s'en désintéresser, compte tenu de l'importance économique et stratégique majeure de la normalisation qui n'a fait que croître avec la mondialisation de l'économie.
La réforme du « système français de normalisation », c'est-à-dire le mode d'organisation et d'élaboration de la normalisation volontaire en France, opérée sur la base d'un décret en 2009, a pris en compte cette dimension, en s'efforçant de développer des instances de pilotage stratégique et de favoriser une présence plus active des pouvoirs publics. Huit ans après, et compte tenu du recul suffisant désormais sur son fonctionnement, il convenait de porter attention au système de normalisation et aux enjeux qu'il présente pour la France.
Car la normalisation présente des enjeux essentiels en matière d'efficience économique. Diffusant des standards susceptibles d'être repris par de nombreux acteurs économiques, le cas échéant à travers le monde, elle contribue fortement à ouvrir des marchés. Elle peut donc être utilement mise à profit pour développer certains secteurs économiques nationaux et projeter leur activité à l'international. Elle est aussi un facteur d'innovation car elle permet la diffusion et la confrontation, entre pairs, des derniers états de l'art. Enfin, elle est un instrument de sécurisation de la qualité des produits, de récents exemples étant donnés par la normalisation des tables à repasser ou en matière d'hygiène des produits alimentaires servis en restauration commerciale.
En outre, dans la mesure où elle a vocation à déterminer les caractéristiques techniques d'activités en pleine croissance et mutation - comme le numérique ou l'énergie - ayant des implications dans plusieurs secteurs, la normalisation constitue également un enjeu considérable en termes de compétitivité et de souveraineté nationale. Lors des auditions, il a ainsi été souligné que la normalisation constituait un « système émancipé de la tutelle étatique ». Dans cette mesure, il peut donc servir ou, à l'inverse, desservir l'action des pouvoirs publics. Des solutions techniques reconnues comme des normes au niveau international ou européen peuvent ainsi entraver le développement de certains secteurs de notre économie ou les mettre sous la dépendance d'acteurs étrangers.
Enfin, la normalisation volontaire constitue un enjeu de simplification du droit. L'on n'a en effet de cesse de dénoncer, à juste titre et notamment au Sénat, l'inflation normative, la profusion de règles qui viennent s'appliquer aux entreprises. On évoque ainsi la « maladie de la norme », mais c'est davantage une maladie de la réglementation qu'il faut évoquer : celle qui oblige juridiquement les acteurs. Or, l'on doit s'interroger sur la question de savoir si l'un des remèdes à ce mal ne pourrait pas être, dans des hypothèses précises mais potentiellement nombreuses, de substituer aux normes « juridiques et obligatoires » des normes « volontaires et souples » issues de l'activité de la normalisation.
C'est donc sous ces trois axes que j'ai mené mes travaux. Il en résulte une appréciation globalement positive de la normalisation, tant dans son fonctionnement que dans les bénéfices que ces normes peuvent fournir au quotidien. Toutefois, la normalisation doit gagner en « visibilité » chez les acteurs économiques - notamment auprès des PME - ainsi que dans l'administration elle-même.
L'un des premiers objectifs de ce rapport est donc de mieux identifier le fonctionnement de ce système qui fait intervenir :
- des acteurs au niveau national, d'abord, que sont, au niveau français, l'AFNOR mais aussi les bureaux de normalisation, qui administrent près de 1 200 instances de normalisation auxquelles participent des experts venus pour l'essentiel du monde de l'entreprise, mais aussi du monde associatif (consommateurs, environnement) et dans une certaine mesure de l'administration. Des organes de pilotage stratégique s'ajoutent à ces différents opérateurs et instances, façonnant une structure complexe faite de multiples interactions. Il faut d'ailleurs souligner que chaque pays dispose de ses propres organes de normalisation et de son propre « système », lui-même en interaction - sinon en concurrence - avec ceux des autres États ;
- des acteurs au niveau européen, ensuite, (il y en a trois, le plus important étant le Comité européen de normalisation - CEN), qui sont des organisations de droit privé qui entretiennent des liens étroits avec la Commission européenne, car la normalisation est de longue date perçue par les institutions de l'Union européenne comme un instrument favorisant la constitution du marché unique européen ;
- des acteurs au niveau mondial, enfin, également au nombre de trois - le plus important étant l'ISO (International Organization for Standardization) - qui font intervenir jusqu'à 163 pays, représentés par leur propre organe de normalisation.
Avec la mondialisation des échanges et des économies, la dimension supranationale de la normalisation est devenue écrasante : 90 % des nouvelles normes publiées en France sont en effet d'origine européenne ou internationale, alors que les proportions étaient inverses en 1984. De telle sorte qu'aujourd'hui, il y a une situation de concurrence majeure entre les économies et les pays pour élaborer des normes qui, en reprenant des spécifications techniques ou de services qui sont en pointe dans certains pays, peut favoriser leur projection à l'international.
Il faut donc que la France tire le meilleur parti de cette mécanique complexe. Il y a incontestablement une prise de conscience à cet égard, mise d'ailleurs en lumière par des rapports commandés par le Gouvernement en 2012 et 2014, mais qui n'ont, à ce jour, pas été suffisamment suivis d'effets. Aussi, certains ajustements du système de normalisation actuels doivent être envisagés et certains points de vigilance doivent être mis en exergue.
Tel est l'objet des 28 recommandations que je vous soumets et qui visent à assurer la performance du système de normalisation tout en veillant qu'il réponde à des préoccupations d'intérêt général et à tirer pleinement parti des atouts de la normalisation en favorisant l'émergence d'une stratégie qui serve efficacement les intérêts de la Nation dans un monde de la normalisation transnational et fortement concurrentiel. J'ai regroupé ces différentes propositions sous six thèmes.
Les premières visent à « clarifier » l'intérêt de la norme volontaire. La valeur et l'intérêt des normes volontaires sont largement méconnus. Contrairement à des pays comme l'Allemagne, nous n'avons pas, en France, de « culture de la normalisation ». La matière est quasi-absente des programmes d'enseignement supérieur, et c'est souvent à l'entrée dans la vie professionnelle que l'on découvre la normalisation. Encore faut-il que la culture de l'entreprise elle-même fasse place à la normalisation : c'est bien le cas dans les grandes entreprises et dans l'industrie ; c'est en revanche souvent encore peu développé, dans les PME et le secteur des services. Cette méconnaissance de la norme se révèle également dans le monde de la recherche française. De l'avis de plusieurs personnes entendues, le continuum entre la recherche appliquée et la normalisation n'existe pas - ou très peu - dans notre pays, alors qu'il est l'une des pierres angulaires du processus de normalisation dans d'autres pays et un moteur de l'innovation.
En conséquence, il est essentiel de renforcer l'information, dans l'enseignement supérieur et la recherche, puis chez les professionnels, sur le bénéfice de la normalisation et de la participation aux travaux de normalisation.
En outre, alors qu'elles sont volontaires, les normes sont largement perçues, dans les faits, comme obligatoires par les acteurs économiques. L'un des ressorts les plus puissants de l'autorité de fait attachée aux normes volontaires repose sans doute sur l'activité de certification. Celle-ci consiste à attester du suivi d'un référentiel - c'est-à-dire, souvent, mais pas nécessairement, les prescriptions d'une norme volontaire. Elle permet donc de valoriser, dans une démarche marketing, les entreprises qui acceptent de se soumettre à des normes de « qualité » ou de « compétence » professionnelle. Dans ces conditions, attester du respect d'une norme est un avantage commercial susceptible d'être mis en avant. Les entreprises doivent procéder à un bilan coût/avantage avant d'appliquer une norme ou non, voire à une étude comparative de plusieurs normes existantes dans un même domaine. Les organisations professionnelles ont un rôle à jouer en ce domaine.
Il faut donc, d'abord, mieux informer les acteurs économiques, notamment les PME, que les normes sont, avant tout, d'application volontaire et qu'ils peuvent en outre choisir, parmi plusieurs normes, celles qu'ils considèrent les mieux à même d'assurer la bonne exécution de leur prestation. Ensuite, il faut inciter les organisations professionnelles à davantage informer les acteurs économiques de leur secteur des contraintes ou des risques liés à l'application de certaines normes pour la conduite de leur activité.
Une seconde série de recommandations vise à mieux encadrer la faculté de rendre une norme volontaire d'application obligatoire. Les normes sont certes volontaires, mais les textes réglementaires actuels permettent à l'État de les rendre d'application juridiquement obligatoire. L'utilité même de cette faculté est discutable, mais ce qui est inacceptable, c'est qu'il est difficile de savoir véritablement quelles normes ou quelle version de celles-ci ont été rendues obligatoires. Il n'y en a qu'une estimation : entre 350 et 400 normes, soit 1 % au plus des normes publiées. C'est pourtant une question de sécurité juridique pour les entreprises que de savoir quelles sont ces normes, car une fois devenue d'application obligatoire, la norme qui n'est pas respectée engage la responsabilité, le cas échéant, pénale des entreprises !
Il faut donc mener à son terme, dans les meilleurs délais, un travail de recensement des normes rendues d'application obligatoire dans un souci de sécurité juridique des opérateurs économiques.
Ensuite, rendre une norme volontaire d'application obligatoire suscite des critiques. Ce faisant, en effet, on méconnaît l'objet même de la normalisation qui est de suggérer une voie technique à la réalisation d'objectifs de sécurité ou de qualité. En outre, cela risque de « cadenasser » le marché en bloquant la possibilité de voir d'autres solutions, le cas échéant plus performantes en termes de sécurité, se développer pour le plus grand profit des consommateurs. Enfin, surtout, ce choix pose des problèmes juridiques d'accès à la norme, dès lors que les normes volontaires sont couvertes par des droits de propriété intellectuelle dont sont titulaires les organismes de normalisation et qui exigent, en contrepartie de leur diffusion, une rémunération.
Les normes volontaires doivent donc rester d'application volontaire, sauf quand des impératifs de sécurité ou de santé publiques l'exigent absolument. On perçoit sans difficulté l'impératif de sécurité des personnes et des biens qui s'attache à rendre d'application obligatoire de normes dans le domaine des installations électriques. En revanche, on ne le voit guère s'agissant procédés de fabrication et d'installation des boîtes aux lettres ; or une telle norme a été rendue obligatoire...
En outre, lorsque le choix a été fait de rendre une norme d'application obligatoire, il est indispensable que les services ministériels réévaluent périodiquement l'intérêt de ce choix, à l'aune notamment d'une révision de la norme concernée. Et, si ce choix est maintenu, il convient alors que l'acte réglementaire vise précisément cette norme dans sa version révisée. D'où deux recommandations étroitement liées :
- d'une part, réserver à des situations exceptionnelles, lorsque des impératifs de sécurité ou de santé publique l'imposent véritablement, la possibilité de rendre une norme d'application obligatoire ;
- d'autre part, lorsqu'une norme a été rendue d'application obligatoire, réévaluer périodiquement l'intérêt de ce choix, à l'aune notamment d'une révision de la norme concernée.
Enfin, lorsque des normes volontaires sont rendues d'application obligatoire, il n'est pas concevable qu'elles restent d'accès payant. Cela contrevient tant au décret du 16 juin 2009 relatif à la normalisation qu'à l'objectif constitutionnel d'accessibilité au droit. Dès lors que les pouvoirs publics imposent aux citoyens - en ce compris les entreprises - de suivre les prescriptions définies par ces normes, ils ont la responsabilité de garantir l'accès gratuit à ces normes. Le cas échéant, un système de licence doit être négocié par l'État avec les organisations qui détiennent les droits de propriété intellectuelle sur ces normes.
Je préconise donc de garantir un accès gratuit aux normes rendues d'application obligatoire par une publication et une mise à disposition permanente, sur le site Légifrance, en même temps que les textes réglementaires qui les rendent obligatoires, le cas échéant après mise en place d'un système de licence avec les organismes de normalisation titulaires des droits de propriété intellectuelle sur ces normes.
Un troisième axe de préconisations vise à utiliser le processus de normalisation de manière plus stratégique.
D'abord, la norme peut contribuer à la simplification du « droit dur », si dans le domaine technique notamment, le législateur et le pouvoir réglementaire se bornent à fixer des critères et des objectifs de sécurité et de qualité, en laissant la normalisation définir les modalités techniques les plus pertinentes pour les atteindre. L'Union européenne s'est engagée de longue date dans cette voie, avec la « nouvelle approche »... qui date de 1985 ! Il existe des exemples d'une telle approche en France, mais il semble encore exister des réticences dans certains ministères techniques à y recourir. Une meilleure formalisation de cette approche pour notre propre législation et réglementation doit donc être recherchée.
D'où la proposition de mieux affirmer le principe de la complémentarité de la réglementation et de la normalisation, en laissant à la norme le soin de définir les modalités techniques pour atteindre les objectifs de sécurité et de qualité fixés par le législateur ou le pouvoir réglementaire.
Ensuite, le système de normalisation est très autonome par rapport à l'État. Il ne saurait néanmoins s'écarter de considérations d'intérêt général et de certains objectifs de politique publique. Or, aujourd'hui, le système de normalisation définit lui-même sa propre stratégie par des orientations pluriannuelles. C'est une bonne chose en soi : la normalisation doit servir des objectifs clairs, qui sont d'abord et avant tout des objectifs de dynamisme et d'expansion économiques. Mais il est important que les orientations arrêtées par les acteurs de la normalisation trouvent des synergies avec l'action des pouvoirs publics ainsi, d'ailleurs, qu'avec les orientations définies aux niveaux international et européen.
Il faut donc définir les orientations stratégiques de la normalisation française en pleine concertation avec l'État et les collectivités territoriales, en prenant mieux en considération les travaux en cours ou projetés au niveau européen ou international.
Néanmoins, il faut aller plus loin. Il est essentiel que l'État - mais aussi les collectivités territoriales - se comportent, en certains domaines, en véritables stratèges pour orienter l'activité de normalisation afin qu'elle puisse assurer une complémentarité efficace avec l'activité juridique de la puissance publique - l'édiction de lois ou règlements - et son action opérationnelle, notamment financière. Cela doit passer, plus qu'aujourd'hui, par des sollicitations directes du système français de normalisation en l'incitant à réfléchir à des actions de normalisation dans les domaines jugés stratégiques pour les pouvoirs publics. On en a un exemple avec le projet « Industrie du futur », où le ministre de l'économie d'alors, aujourd'hui le président de la République, avait demandé que le système de normalisation travaille sur des questions en lien avec ce projet.
Cela pourrait même passer, à condition de modifier le décret sur la normalisation, par l'introduction d'un mécanisme de « mandat », inspiré de celui utilisé par la Commission européenne dans le cadre de la lutte contre les obstacles techniques aux échanges. Dans le système européen, la Commission « commande » en effet des normes aux organismes européens de normalisation qui viennent compléter les dispositions des directives européennes. Il faudrait, dans le cas français, bien s'assurer que ces mandats soient établis en concertation avec les acteurs économiques intéressés. Sur ce point, je formule donc deux recommandations :
- d'une part, favoriser le rôle de l'État et des collectivités territoriales comme « stratèges » en orientant l'activité de normalisation afin qu'elle investisse les domaines jugés prioritaires pour les politiques publiques ;
- d'autre part, envisager l'introduction d'un mécanisme de « mandat », établi après concertation avec les acteurs économiques intéressés, confié par le Gouvernement au système français de normalisation.
En tout état de cause, quelle que soit l'origine de l'initiative, certains champs stratégiques doivent être investis en priorité par la normalisation française. Outil d'influence économique, la normalisation est d'autant plus essentielle aujourd'hui que, depuis une vingtaine d'années, le champ de la normalisation s'est ouvert à des nouveaux secteurs de l'économie, liés en particulier au développement des services et au numérique. Or, ces domaines ont la particularité d'avoir un caractère « transversal » remettant en cause un schéma traditionnel de la normalisation défini par secteurs d'activité relativement cloisonnés.
Il est crucial que les travaux de normalisation français investissent fortement ces domaines. J'en ai identifié trois, qui me paraissent les plus importants au regard des avis que j'ai recueillis au cours de mes auditions.
Les services, d'abord : les normes de management de la qualité (la fameuse ISO 9001) et de service sont en très fort développement. Elles ont la particularité, de plus en plus, de devenir des normes « sociétales », à mesure qu'elles investissent notamment le secteur des ressources humaines. Est notamment en préparation la norme ISO 45 001 relative aux systèmes de management de la santé et de la sécurité au travail dont l'objet est d'établir « un cadre de référence pour l'amélioration de la sécurité des travailleurs, la réduction des risques sur le lieu de travail et la création de conditions de travail meilleures et plus sûres dans le monde entier ».
On peut sans doute y voir une dérive, parce que la normalisation prend la place d'autres acteurs investis d'une légitimité plus grande - les partenaires sociaux, notamment. Mais c'est un fait que ces normes prospèrent. C'est pourquoi les acteurs français doivent prendre toute leur place dans le processus d'élaboration de ces normes - quel qu'en soit le niveau - afin de peser suffisamment pour, le cas échéant, faire écarter les solutions qui seraient contraires à nos lois, règlements ou engagements pris par les partenaires sociaux investis par l'État du pouvoir d'édicter certaines règles, voire qui méconnaîtraient les valeurs de notre République.
L'autre domaine à pleinement investir, c'est évidemment celui des nouvelles technologies de l'information. Il y a des enjeux technologiques majeurs dans les prochaines années, en lien avec les technologies embarquées dans les automobiles, notamment. L'enjeu du numérique est d'autant plus stratégique qu'il a des ramifications dans des domaines essentiels de la souveraineté des États et des libertés publiques, puisqu'il met par exemple en cause les capacités de surveillance et de contrôle des autorités civiles et militaires ou, plus généralement, la protection des données numériques des individus.
Enfin, les questions alimentaires et agricoles prennent une place majeure à l'international. Traditionnellement forte dans la production agricole et l'industrie alimentaire, la France doit saisir l'opportunité que fournit la normalisation et, ainsi, traiter pleinement les questions du développement de la production agricole, de qualité et de la sécurité de l'alimentation, et de la meilleure prise en compte des enjeux environnementaux et de développement durable.
Il est donc impératif d'investir fortement les domaines les plus stratégiques de la normalisation, notamment les services, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'agriculture et l'alimentation.
Pour peser véritablement dans ces domaines, compte tenu du poids des nouvelles normes d'origine européenne ou internationale, nous devons poursuivre une politique résolue d'influence dans les organismes européens et internationaux de normalisation. La France, qui y est représentée par l'AFNOR, y tient une place de choix si l'on prend en considération le critère de la détention de la présidence ou de secrétariats des instances de normalisation du CEN, du CENELEC, de l'ISO et de l'IEC.
Mais nous devons faire face à des stratégies d'influences d'autres pays qui tentent d'orienter les systèmes de normalisation au profit de leurs propres acteurs. On constate ainsi, depuis 2010, une montée en puissance très forte de la Chine. Il faut donc persévérer sur nos positions, porter de nouveaux sujets de normalisation aux plans international et européen, nouer des alliances stratégiques avec d'autres membres afin de faire modifier des projets de normes qui seraient trop défavorables à notre économie. D'où ma recommandation générale tendant à développer une stratégie plus active de positionnement des acteurs français en vue d'occuper des postes de responsabilité dans les instances des organisations européennes et internationales de normalisation.
Une autre série de préconisations a pour objet de mieux asseoir la dimension d'intérêt général des normes volontaires.
La légitimité des normes volontaires est fondée sur le consensus des parties intéressées, c'est leur force. Mais encore faut-il que le processus d'édiction des normes soit transparent et le plus ouvert possible, afin que tous les points de vue puissent s'y exprimer. Or, on peut craindre que certains acteurs tentent de tirer profit de la normalisation en « imposant » des solutions techniques qui les favoriseraient sans que cela profite réellement au plus grand nombre. Il y a, par exemple, de véritables stratégies d'acteurs anglo-saxons du monde de l'audit ou de la finance qui cherchent à consacrer des solutions favorables aux métiers de l'audit mais qui s'avèrent particulièrement lourdes à mettre en oeuvre, sur le plan humain et financier, par les entreprises sans que cela leur soit directement profitable.
Dans le même ordre d'idées, on voit se développer, notamment dans les domaines des nouvelles technologies, des regroupements des plus grands acteurs afin de définir - entre eux - des standards privés. Ce sont de petits cénacles, peu ouverts car le coût d'entrée y est souvent financièrement très lourd. C'est une pratique qui, au cours des auditions, a suscité beaucoup de critiques, car elle est peu transparente, peu ouverte et donne lieu à l'élaboration de référentiels - dits « accords d'ateliers » - avec lesquels une confusion est plus ou moins entretenue avec les normes stricto sensu, d'autant plus de ces travaux peuvent être « abrités » par les organismes officiels de normalisation. Ces critiques sont justes, mais les accords d'ateliers peuvent être un moyen de faire avancer certaines réflexions et de dynamiser l'innovation. Il est donc de l'intérêt du système de normalisation d'assurer un lien avec eux.
Je préconise donc de renforcer l'intégration des travaux d'ateliers pour favoriser, dès que possible, la mise en place de travaux de normalisation sur la base de ces standards, tout en veillant à éviter toute confusion sur le statut de ces travaux.
Des inquiétudes ont également été exprimées au cours des auditions sur le fait que la normalisation s'auto-alimenterait, « produisant des normes pour produire des normes », car cette production génère un profit direct pour les organes de normalisation - le prix de vente des normes - et un profit indirect, via l'activité de certification souvent exercée par des filiales des organismes de normalisation - c'est le cas de l'AFNOR. Or, effectivement, l'équilibre économique des organismes de normalisation nationaux comme internationaux repose pour une bonne part sur cette activité commerciale. La vente de normes procure ainsi à AFNOR 40 % de son budget ; pour l'ISO, c'est 35 % de ses recettes.
Pour que la normalisation reste bien une activité d'intérêt général, il est donc important que la stratégie commerciale ne soit pas le paramètre fondamental de l'activité normative. La solution passe par le maintien d'un financement public suffisant de l'activité de normalisation d'AFNOR. Or, en huit ans, le montant de la subvention de l'État a été divisé par deux, et ne contribue plus aujourd'hui qu'à 10 % de son budget. Il faut donc se garder de réduire encore ce financement public.
En outre, il faut rappeler que le français reste une langue officielle de la normalisation aux niveaux international et européen, et qu'il revient au système français de normalisation d'assurer la traduction des textes de normalisation d'origine supranationale - qui sont tous négociés en langue anglaise - pour un coût qui dépasse 2 millions d'euros par an pour la seule AFNOR. Or, ce statut est contesté, en partie compte tenu des délais de traduction qui retardent l'adoption définitive des normes. Pour maintenir la position de la langue française, qui doit être partie intégrante de notre stratégie d'influence, il faut définir des moyens suffisants pour réaliser des traductions fiables et rapides. D'où deux recommandations :
- d'une part, conserver un financement public suffisant de l'activité de normalisation pour préserver son caractère d'intérêt général ;
- d'autre part, prendre réellement en considération, pour déterminer le niveau du financement public de l'activité de normalisation, les frais et contraintes matérielles découlant de la traduction en langue française des normes européennes ou internationales afin d'assurer l'accès aux normes par tous les acteurs et leur complète intelligibilité.
Pour que la normalisation serve le mieux possible les intérêts de tous les acteurs, il importe également qu'elle soit la plus ouverte possible. Plusieurs des recommandations proposées visent ainsi à favoriser la participation au processus d'élaboration des normes.
Il faut d'abord, lorsqu'un nouveau projet de norme est proposé, que tous les acteurs susceptibles d'être intéressés en aient connaissance, pour pouvoir le cas échéant intervenir dans son élaboration. Cette tâche de publicité incombe à l'AFNOR, qui développe des moyens d'alerte et d'information. Mais elle doit être renforcée, en conjonction avec d'autres acteurs. D'où une préconisation tendant à faire bénéficier tout nouveau projet de travail de normalisation d'une publicité adéquate et suffisante en favorisant une meilleure connaissance par l'AFNOR des entreprises potentiellement intéressées, grâce aux bureaux de normalisation sectoriels, aux organisations ou syndicats professionnels et, le cas échéant, aux réseaux consulaires.
L'activité de normalisation intéresse d'abord et avant tout les entreprises, mais le processus de normalisation est ouvert à la participation d'autres acteurs de la société. C'est de l'expression d'opinions tant par des entreprises que des administrations, des collectivités territoriales et des associations de consommateurs et de défense de l'environnement, par exemple, que pourra naître un consensus large assurant la légitimité de la norme. Il est donc essentiel de :
- veiller à assurer la présence de représentants des administrations concernées pour l'élaboration ou la révision des normes qui mettent en cause des intérêts publics stratégiques ou majeurs ;
- favoriser la participation des représentants des collectivités territoriales, notamment par le biais de leurs associations, à l'élaboration ou la révision des normes qui concernent leurs domaines de compétences ;
- et renforcer l'intérêt des acteurs associatifs, notamment dans le domaine de la consommation et de l'environnement, pour les travaux de normalisation.
Favoriser la plus grande diversité des participations, notamment celle des PME et des associations, nécessite également des moyens techniques et financiers suffisants. D'où quatre propositions tendant à :
- développer le recours aux moyens de communication audiovisuelle instantanée pour la participation aux réunions des instances de normalisation ;
- mieux informer les entreprises, notamment les PME, sur l'éligibilité, en tant que telles, des dépenses de normalisation au crédit impôt recherche, et examiner l'élargissement du dispositif à la totalité des dépenses liées aux travaux de normalisation, y compris celles engendrées par le recours à des consultants extérieurs ;
- donner davantage de publicité aux systèmes d'aide à la participation aux travaux de normalisation dont peuvent bénéficier les PME ;
- assurer la pérennité des aides à la participation aux travaux de normalisation dont peuvent bénéficier les associations agréées, notamment représentant les consommateurs ;
Enfin, globalement, le système français de normalisation, tel qu'imaginé en 2009, fonctionne de manière efficace, mais certains ajustements peuvent être suggérés qui permettraient d'en améliorer la gouvernance. Quatre recommandations en ce sens figurent dans le rapport :
- confier les fonctions de délégué interministériel aux normes à un chef de service ou directeur d'administration centrale et celles de responsables ministériels aux normes à des fonctionnaires d'un niveau hiérarchique suffisant ;
- poursuive, selon les modalités déterminées par les acteurs des secteurs concernés, le regroupement des bureaux de normalisation sectoriels afin d'atteindre une taille critique les mettant à même d'assurer de manière optimale leurs missions ;
- réexaminer périodiquement les périmètres des comités stratégiques (CoS) et créer, le cas échéant, des groupes de coordination dans les CoS à périmètres étendus ;
- autonomiser le comité d'audit et d'évaluation par rapport à l'AFNOR, notamment en prévoyant la nomination de ses membres et de son président par le ministre.
Voilà, chers collègues, ce que vous trouverez de façon plus développée dans mon rapport que je vous propose d'intituler : « Où va la normalisation ? En quête d'une stratégie de compétitivité respectueuse de l'intérêt général ».