Avec André Reichardt, nous sommes allés à Istanbul et à Ankara du 25 au 28 avril derniers pour nous rendre compte de l'évolution de la situation politique et voir quel pouvait être l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Turquie, juste après le référendum du 16 avril.
La Turquie vit aujourd'hui une situation difficile. Déjà victime du terrorisme de Daesh et du PKK, elle a dû faire face le 15 juillet 2016 à une tentative de coup d'État que le Gouvernement turc attribue au mouvement Gülen. Je rappelle qu'il y a eu plus de 200 morts et que le Parlement a été bombardé. Ceci s'ajoute aux 2 000 décès dus au terrorisme ces deux dernières années. Tout ceci témoigne de la fragilité du contrôle du pouvoir par le parti AKP. Face à ces menaces, les autorités turques ont dû réagir pour protéger l'ordre public. L'état d'urgence - qui n'a rien à voir avec le nôtre - a été décrété, ce qui nous paraît légitime au vu de la situation. Toutefois, les mesures prises dans ce cadre sont vite apparues comme disproportionnées, aussi bien pour l'Union européenne que pour le Conseil de l'Europe : confusion des pouvoirs exécutif et législatif puisque le Président de la République prend des décrets-lois, soumission de la justice au Président...
C'est la fin d'une success story pour la Turquie, qui s'est beaucoup développée grâce à une croissance impressionnante et au début des discussions d'adhésion à l'Union européenne. Je situerais le décrochage en 2007, lorsque M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel ont signifié à la Turquie qu'elle n'avait pas de perspective européenne, transformant une autoroute en impasse. La Turquie a perçu les printemps arabes comme autant d'opportunités pour sa politique étrangère et son développement, tandis que les manifestations de la place Taksim à Istanbul en 2013 montraient que les appétences d'une partie de la population étaient plutôt proches de celles des Européens. Finalement, la réussite économique et sociale de l'AKP et de la Turquie a engendré une société à l'encontre du projet de l'AKP, d'où des tensions et des inquiétudes.
En 2015, le processus de paix engagé avec les Kurdes a eu pour conséquence de modifier la perception du parti qui les représentait : désormais considéré comme un parti social-démocrate, il a recueilli des suffrages bien au-delà de son électorat traditionnel, faisant perdre la majorité absolue à l'AKP. Dès lors, le pouvoir a décidé de cesser les négociations avec les Kurdes. La liberté d'expression a été limitée, des universitaires et des journalistes ont été inquiétés. La situation s'est aggravée après le coup d'État manqué du 15 juillet 2016. Depuis, plus de 154 000 fonctionnaires ont été révoqués, notamment dans l'éducation nationale et la justice, dont 10 000 policiers et 7 000 militaires, ce qui a affaibli l'appareil sécuritaire - d'où l'incapacité d'assurer notre sécurité dans le sud-est du pays...
L'attitude des pays de l'Union européenne et de l'OTAN vis-à-vis du coup d'État n'a pas répondu aux attentes du Gouvernement turc. Celui-ci a constaté plus d'échanges d'informations avec la Russie et l'Iran qu'avec l'Union européenne, ce qui a provoqué une rupture de plus dans la relation de confiance.
Toutes ces évolutions ont conduit l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à rouvrir la procédure de suivi pour la Turquie, en avril dernier.
Le 16 avril, les électeurs turcs étaient appelés à se prononcer sur le projet de loi constitutionnelle proposé par M. Erdogan, qui accroissait les pouvoirs du Président de la République, seul héritier du pouvoir exécutif, le poste de Premier ministre étant supprimé. Le Président souhaitait cette évolution institutionnelle depuis très longtemps ; dans son esprit, la tentative de coup d'État a montré la fragilité du régime précédent. En outre, à son arrivée au pouvoir, l'AKP ne comptait pas suffisamment de cadres dirigeants pour assurer la rupture avec la Turquie kémaliste. Elle a délégué des postes au mouvement Gülen, qui en a profité.
La Commission de Venise a critiqué cette nouvelle constitution qui, selon elle, ne respecte pas le principe de séparation des pouvoirs et ne crée pas de contre-pouvoirs efficaces face à un Président de la République omnipotent. Tout ceci porte une atteinte lourde à l'image de la Turquie.
Le Conseil de l'Europe et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui ont observé ces élections, ont dénoncé les conditions inégales de campagne des partis politiques. L'opposition a, quant à elle, dénoncé de nombreuses fraudes. Le résultat a été très tangent. Même si le « oui » a été proclamé victorieux, cela n'a pas du tout été un plébiscite.
Alors que l'adhésion à l'Union européenne est conditionnée par le respect des droits de l'Homme, de la démocratie et de l'État de droit, la situation actuelle en compromet à l'évidence la perspective. Toutefois, il faut reconnaître que les difficultés de ce processus sont bien antérieures à la dérive autoritaire du régime. En novembre 2015, seuls 15 chapitres sur 35 avaient été ouverts, dont un seul provisoirement clos. Huit chapitres sont aujourd'hui encore bloqués par l'Union européenne en raison du refus de la Turquie d'appliquer à Chypre l'accord sur l'Union douanière. Six autres chapitres sont bloqués de manière unilatérale par Chypre. À cela s'ajoutent trois chapitres que la Turquie ne souhaite pas ouvrir pour le moment. Dans cette situation, les marges de progression sont limitées. La négociation, pour ce pays de 80 millions d'habitants, consiste à étudier les conditions d'application de l'acquis communautaire. Or, sans perspective concrète d'adhésion, les discussions ne peuvent plus être sérieuses. Toutefois, le lien de dépendance entre la Turquie et l'Union européenne et le contexte migratoire qui a conduit à l'accord du 18 mars 2016 relatif aux réfugiés ont renoué le dialogue entre l'Union européenne et la Turquie. Certains Turcs ont l'impression que l'Union européenne ferme les yeux tant que le pays joue son rôle de porte fermée pour les migrants.
Le débat sur l'avenir du processus est engagé. Le 24 novembre 2016, le Parlement européen a adopté une résolution demandant le gel temporaire des négociations d'adhésion et le 24 avril 2017, le commissaire européen à l'élargissement, M. Hahn, a estimé qu'une évaluation approfondie, voire une redéfinition, des relations entre l'Union européenne et la Turquie était nécessaire.
À ces tensions avec l'Union européenne s'ajoutent les tensions diplomatiques entre la Turquie et certains pays membres de l'Union européenne, tels que la Bulgarie, l'Autriche, l'Allemagne et les Pays-Bas, souvent au sujet des diasporas turques et de la relation très particulière que la Turquie entretient avec elles. En tant que sénateur des Français de l'étranger, je sais combien ceux-ci vivent en osmose avec les pays dans lesquels ils vivent. En ce qui concerne les Turcs, là où les opinions publiques nationales étaient très critiques envers le référendum, les diasporas l'ont beaucoup soutenu, plus d'ailleurs qu'en Turquie. Tout cela pose des questions quant à leur intégration.
M. Erdogan s'est montré très critique à l'égard de l'Union européenne, estimant qu'elle cherchait des prétextes pour ne pas intégrer la Turquie et laissant entendre qu'elle serait antimusulmane. Il a, à plusieurs reprises, mentionné la perspective d'un référendum sur l'avenir du processus d'adhésion et le rétablissement de la peine de mort, ligne rouge absolue. En parallèle, les succès économiques de la Turquie, clé du succès politique de M. Erdogan, font qu'elle est pleinement intégrée à l'Union européenne.
Lors de notre déplacement, nous avons pu rencontrer des représentants des différents partis politiques. Le représentant de l'AKP a dénoncé les nombreuses promesses non honorées de l'Union européenne. Nous avons constaté un sentiment d'incompréhension et avons eu l'impression que nous n'avions pas eu la réaction appropriée à la tentative de coup d'État. Ce représentant a estimé que si l'Union européenne voulait rompre les négociations d'adhésion, elle devait le dire clairement. Or ni l'Union européenne ni la Turquie ne sont prêtes à assumer une telle responsabilité. Le représentant du MHP, parti de droite nationaliste et allié de l'AKP, a justifié le maintien de l'état d'urgence en qualifiant de « proportionnées » les mesures prises dans ce cadre, compte tenu de la menace. Il a appelé les autorités européennes à ne pas mettre un terme au processus d'adhésion à l'Union européenne. Les représentants du HDP, que nous avons rencontrés en Turquie, parti pro-kurde, affirment que M. Erdogan et son parti utilisent l'Union européenne à des fins de politique intérieure. Ces interlocuteurs encouragent l'Union européenne à rester fidèle à ses valeurs. La perspective d'adhésion doit être maintenue même si c'est à long terme et même si cela passe par un accord de libéralisation des visas - qui serait considéré comme une victoire de M. Erdogan. Les représentants du CHP nous ont, quant à eux, déclaré qu'ils partageaient les constats exposés dans la résolution du Parlement européen, mais pas ses conclusions. Comme l'ensemble de l'opposition turque, ils souhaitent que les négociations d'adhésion se poursuivent. Leur suspension est souhaitée par M. Erdogan qui couperait ainsi davantage la Turquie de l'extérieur pour mieux installer son autocratie. Ils dénoncent un manque de sincérité dans les deux camps, affirmant que l'Union européenne devrait ouvrir les chapitres 23 et 24 si elle veut vraiment discuter des droits de l'Homme et de la justice avec la Turquie ; ils condamnent cette stratégie du pourrissement mise en place par l'Union européenne et la Turquie. J'ajoute que le CHP organise une marche pour la justice d'Ankara à Istanbul qui mobilise 15 à 20 000 personnes par jour, contre le référendum et l'évolution inquiétante de la Turquie. Cela témoigne de la vivacité de la réaction turque vis-à-vis d'un pouvoir très fort. Cette réaction est la bienvenue.
Nous assistons à une explosion des conséquences des paradoxes de l'AKP. La Turquie a progressé, mais vers une société européenne, donc pas dans le sens du projet de société de l'AKP. Celui-ci a utilisé l'Union européenne pour faire sortir le kémalisme de l'État ; il n'en a plus besoin aujourd'hui. D'autres personnes ont soutenu l'AKP au début car ils pensaient que ce parti favoriserait l'adhésion à l'Union européenne. Dès lors, on peut se demander si cette situation est conjoncturelle ou si elle marque la fin d'une tendance pro-européenne remontant à la création de la République de Turquie par Atatürk et les réformes qui ont alors été effectuées dans le pays. Rien n'est encore totalement certain et la réaction de l'Union européenne face à la situation en Turquie sera déterminante pour l'avenir.