Intervention de Michel Foucher

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 12 juillet 2017 à 9h30
Audition de M. Michel Foucher géographe ancien ambassadeur et ancien directeur du centre d'analyse de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères caps titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au collège d'études mondiales de paris sur « la route de la soie »

Michel Foucher :

Je vous remercie, Monsieur le Président, de votre invitation. Je tenais à vous féliciter pour votre élection qui s'inscrit dans la parfaite continuité des préoccupations de votre prédécesseur qui était encore porteur d'une lettre du Président de la République au dernier sommet des Routes de la Soie qui s'est tenu en juin dernier à Pékin. Bien que n'étant pas sinologue, je travaille sur ce sujet depuis plusieurs années d'abord comme géographe. En effet, ce projet me paraît particulièrement intéressant, en raison de ses nombreuses ambiguïtés. La France a tardé à s'y intéresser - le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) davantage encore -, tandis que le Foreign Office a déjà édité un livret d'études à destination des entreprises et que la Deutsche Bahn travaille sur ce projet depuis très longtemps.

J'avais été intrigué par l'itinéraire du Président Xi Jinping en visite en Europe. En effet, il est important de savoir où se rendent les chefs d'Etat ! Lorsque le président chinois s'est rendu en France en mars 2014, j'avais été associé à un séminaire sino-français au Quai d'Orsay, organisé à cette occasion. Avant de se rendre à Paris, le président chinois s'est rendu dans les laboratoires Mérieux à Lyon, puisque la coopération de ceux-ci avec la Chine s'inscrit sur la durée et remonte à la Présidence de Charles de Gaulle. En effet, la recherche dans le secteur de la santé est particulièrement performante en Chine. Avant de se rendre à Bruxelles, le président chinois s'est rendu à Bruges, puisque la Chine a financé la bibliothèque du Collège d'Europe et envoyé, dans ce cadre, des ouvriers chinois dotés d'un passeport diplomatique. Avant d'aller à Berlin, il s'est également arrêté à Duisbourg, plus grand port fluvial d'Europe, afin d'y afficher son soutien politique à des initiatives privées émanant à la fois d'une filiale de la Deutsche Bahn et d'entreprises américaines ou européennes installées dans le centre de la Chine, et non plus sur ses côtes, afin de bénéficier des avantages fiscaux de la « Go-West Policy ». Cependant, être à 2 500 kilomètres de Shanghai et exporter vers l'Europe s'avère complexe et induit des coûts supplémentaires. Il fallait alors inventer des voies beaucoup plus directes que le Transmongolien ou le Transsibérien.

En outre, j'ai été intéressé, lors d'un débat à Séoul, par la réaction des Russes au projet des Routes de la Soie devant des diplomates chinois de très haut niveau et leur dépit de ne pas avoir été approchés par Pékin à ce sujet. Cette démarche m'a semblé consister en la reprise d'une initiative américaine, dont l'origine incombe à M. Frederik Starr et à un centre de recherches situé à Washington et qui visait à structurer durablement l'ensemble des accords logistiques douaniers, difficilement conclus avec les pays d'Asie centrale, afin d'évacuer le matériel militaire lourd d'Afghanistan. Cette idée de « New Silk Road » avait été émise en son temps par Mme Hillary Clinton. A l'origine américaine, cette idée a ainsi été reprise par le président chinois dans l'Université Lev Gumilyov d'Astana dès 2013. Pourquoi Astana, au Kazakhstan ? Car le Président Nazarbayev est le grand penseur d'une conception moderne de l'Eurasie.

Il nous faut donc réfléchir sur la dimension terrestre de la mondialisation qui n'est pas seulement un phénomène maritime. La Chine n'est pas une thalassocratie : davantage Sparte qu'Athènes, sa pensée stratégique est d'abord continentale depuis des siècles, ayant conclu en l'absence de menace en provenance du Sud, c'est à dire de la mer. Cette pensée continue à débattre entre la terre et la mer, comme en témoigne le huitième Livre blanc de la défense chinoise, qui parle du « Fil de soie ».

Pour être en équilibre, il faut, en chi gong, avoir un fil de soie jusqu'au ciel et les pieds sur terre. Telle est la démarche et le concept chinois « Yidai-Yilu » - une route, une ceinture - peut se traduire de diverses manières en langue anglaise. Il s'agit de la grande affaire du président actuel. C'est d'ailleurs la première fois qu'un dirigeant chinois met en avant deux concepts : l'un à usage interne - le « rêve chinois » consistant à atteindre la « moyenne aisance » d'ici à 2049 - et l'autre à usage externe - « Les Routes de la Soie ». C'est un projet géographique de connectivité généralisée - ce terme de connectivité étant très usité en Chine - à partir d'une construction idéographique tout à fait intéressante : cette connectivité dépasse le digital.

Cet impératif de connectivité généralisée conduit également à désenclaver le grand ouest chinois en développant la coopération transfrontalière avec les pays voisins, notamment pour asseoir la sécurité. Il conduit également à englober les projets des autres, à savoir le projet transmongolien, la route de l'Ambre entre la Baltique et la Mer noire, les projets européens d'aménagement du corridor de Morava-Vardar situé dans les Balkans. Pour preuve, le financement du TGV Belgrade-Budapest est sous financement chinois. De même, la société chinoise Cosco a loué pour quatre-vingt-dix-neuf-ans le port de containers du Pirée et bientôt une alliance se nouera entre les Slovènes et les Italiens, afin de mettre en valeur les ports de l'Adriatique qui représenteront autant de débouchés pour les cargos chinois qui transiteront par le Canal de Suez. Ainsi, les cargos chinois relieront Trieste en huit jours de moins qu'Anvers. Il nous faudra être vigilant quant à notre façade de la Manche allant depuis Dunkerque jusqu'au Havre. La concurrence maritime de ce projet d'abord continental est extrêmement forte et sérieuse pour les rentes constituées en Manche et en Mer du Nord.

Ce projet est porté au plus haut niveau politique : MM. Zhang Gaoli, premier vice-Premier ministre et membre du comité permanent du bureau politique, Yang Jiechi, conseiller d'État, ancien ministre des Affaires étrangères et membre du même comité, Wang Yang, troisième vice-Premier ministre, Wang Huning, directeur du Centre de recherche politique du Parti communiste chinois et théoricien du « rêve chinois» et, enfin, Ou Xiaoli, en charge du développement de l'Ouest à la puissante Commission nationale du développement et de la réforme à l'origine de la publication du plan d'action de mai 2015.

L'idée de la stratégie chinoise est reprise au chapitre 51 du Treizième plan quinquennal et les choses se précisent progressivement. Il me semble que la Route de la soie est avant tout un label et une thématique porteuse pour les projets universitaires en Chine. Ses financements s'élèveraient jusqu'à 900 milliards de dollars. En outre, ce chantier se présente comme géoéconomique.

D'un point de vue terrestre, il s'agit pour l'essentiel d'investir dans les infrastructures, soit en Asie centrale, en Europe du Sud-Est, en Asie du Sud - en privilégiant l'allié pakistanais contre l'Inde - et en Asie du Sud-Est, dont le maillon faible demeure le Laos et avec comme critère le contournement du Vietnam. Il cherche également à laisser de côté l'Inde et à jouer la carte birmane où les Américains ont une relative avance. Le déploiement de cette stratégie sera cependant plus compliqué en Iran et en Turquie. Ce sont des projets d'infrastructures : le port de Gwadar, sur l'Océan indien, qui est relié directement au Tibet occidental et au Xinjiang, avec des investissements massifs s'inscrit dans un plan plus global en faveur du Pakistan d'un montant de 46 milliards de dollars. La sécurité y reste un problème : il faut déployer quelque treize mille soldats pakistanais à Gwadar. Le Laos est évidemment en plein équipement et il faut faire face à la concurrence du Japon et de la Corée du Sud, ainsi que de l'Europe et l'ensemble des acteurs asiatiques de la Banque asiatique de développement. La situation du Pakistan est tout à fait spectaculaire et l'alliance entre ce pays et la Chine s'avère durable, en dépit des nombreuses contradictions politiques, comme l'islamisme radical. Comme vous le savez sans doute, les Chinois ont organisé à plusieurs reprises des réunions discrètes à Pékin avec les dirigeants talibans, à l'instar des réunions qui ont eu lieu en Russie et aux Etats-Unis. Les Talibans semblent avoir ainsi un peu évolué sur diverses questions, telle que l'alphabétisation des jeunes filles, et être considérés différemment que par le passé.

Comme l'indique un panneau publicitaire au Laos, des liaisons ferroviaires importantes - de l'ordre de quinze par semaine vers l'Allemagne et la Pologne avec une durée de seize jours - impliquent des entreprises allemandes, polonaises, russes, biélorusses, kazakhs et des filiales d'entreprises chinoises. Ainsi, China Value Express a déjà réalisé trois mille voyages depuis ces six dernières années, avec des trains comprenant quarante-six containers transportant six cent tonnes de marchandises. L'objectif est d'atteindre cinq mille voyages par an d'ici à 2020. Remplir des trains de l'Ouest vers l'Est reste cependant un problème. Lorsque M. Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, a effectué sa dernière visite officielle en Chine en février dernier à Wuhan, il a accueilli un convoi contenant des bouteilles de Bordeaux parti de Lyon deux semaines plus tôt. Il faut ainsi pouvoir remplir ces containers au retour et un déséquilibre est actuellement manifeste. En effet, les containers vides repartent en Chine par le port de Hambourg ; ce qui n'est guère économique !

La Commission aura sans doute à coeur d'auditionner les ingénieurs de la filiale SNCF-Forwardis qui travaillent actuellement sur un projet de service ferroviaire direct qui permettrait de contourner Duisbourg en partant de la plateforme de Dourges, située à 25 kilomètres de Lille. Ce projet devra surmonter la difficulté que représentent les ruptures d'écartement des voies ferrées dans l'ancienne Union soviétique qui implique de réaliser au moins deux transbordements, soit un allongement de quatre jours du trajet qui en compte déjà douze au moins pour les produits lourds. Des techniques sont à l'étude pour résoudre cette difficulté. Je crois savoir que la Poste réfléchit à la mise en service d'un train postal lequel relierait, une fois par semaine, la France et ses clients chinois. Un tel projet intéresse les entreprises installées à l'intérieur de la Chine dans les secteurs des pièces détachées du secteur automobile et de l'électronique qui sont acheminées par avion et ainsi pour un coût plus élevé. L'usage du ferroviaire est globalement deux fois plus rapide que le transport maritime.

J'aborderai à présent la partie maritime de la stratégie chinoise. Les Chinois semblent suivre la même stratégie que la Royal Navy et l'Indian Office au XIXème Siècle, à savoir la recherche de points d'appui, mais allant, pour leur part, de l'Est vers l'Ouest. Ainsi, la Chine dispose de points d'appui, comme la Birmanie, le Port d'Hambantota au Sri-Lanka, ou encore Djibouti, qui est devenue une base logistique, Port-Saïd, le Pirée, Tanger, mais aussi Walvis Bay en Namibie, Sao Tomé et Principe, - qui possède des réserves de pétrole et d'éventuels points d'escale, - où, depuis la rupture des relations avec Taiwan, le Président Xi s'est rendu. D'ailleurs, celui-ci s'intéresse également au Cap-Vert. Force est ainsi de constater l'existence d'une stratégie maritime qui s'est affinée à l'occasion de la lutte contre la piraterie dans le Golfe d'Aden qui représente, somme toute, un effet d'aubaine extraordinaire pour les puissances qui souhaitaient se positionner dans les « eaux bleues ». Le Japon en a également profité pour installer sa première base d'auto-défense à Djibouti, non loin du camp américain, au prétexte de la lutte contre la piraterie. Nos intérêts ne sont pas exactement les mêmes. Je vous renvoie, à cet égard, aux déclarations annuelles de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense, au Shangri-La dialogue, sur la politique maritime de la Chine, qui crée des précédents en droit international.

La Chine est le seul pays au monde dont le groupe dirigeant possède une vision d'ici à 2050. Cette démarche me semble analogue à l'esprit du Plan Marshall qui ne se limitait pas à la distribution d'argent. Dès 1942, certains diplomates et géographes du Département d'Etat travaillaient déjà à la création d'une organisation des nations unies ainsi qu'à une conception de l'Après-Guerre où l'Allemagne, l'ennemi d'alors, deviendrait l'alliée. Il s'agissait alors de rompre avec les conséquences d'un Diktat de Versailles vu de Berlin aux funestes conséquences. Le Plan Marshall n'était donc qu'un élément d'une stratégie plus globale.

La situation chinoise est toutefois aujourd'hui différente puisque Pékin ne se mêle pas des affaires intérieures et n'émet pratiquement jamais d'idée de résolution de crise. Si les Chinois ont des intérêts au Sud-Soudan, ils ne proposent pas de solution politique pour porter un terme à la guerre civile qui y fait rage. Les Chinois ne font pas non plus entendre leur voix sur les affaires diplomatiques entre l'Iran et l'Arabie Saoudite, quand bien même ils sont les principaux acheteurs des hydrocarbures de ces deux pays. Ils parviennent ainsi à « passer entre les orages » et il serait souhaitable de les inviter, à un moment ou à un autre, à assumer un rôle diplomatique plus important, au-delà de leur zone d'influence immédiate. Pour l'instant, la Chine est une grande puissance financière, technologique et économique. Elle n'est pas une grande puissance géopolitique, mais une puissance de statu quo. L'ordre international économique actuel lui convient parfaitement : elle n'affirme ses prétentions de puissance géopolitique qu'en Asie de l'Est et du Sud-Est, suivant en cela un schéma tout à fait classique d'Asie sino-centré, ce qui ne convient ni au Japon ni au Vietnam ou encore à l'Indonésie.

Dans cette conception d'ensemble, il semble possible de faire coïncider des intérêts français et européens et de repérer des points de divergence. Tout dépend des priorités. Si les Chinois sont satisfaits de l'ordre économique international, ils ne le sont pas de l'ordre institutionnel mondial verrouillé par les Etats-Unis qui refusent notamment la modification des quotes-parts à la Banque mondiale et au Fonds Monétaire international. C'est la raison pour laquelle les Chinois ont créé des institutions multilatérales auxquelles la France, à juste titre, a immédiatement adhéré. Qu'il s'agisse de la banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, le fonds pour la Route de la soie ou la nouvelle banque de développement fondée par les pays-membres des BRICS -Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud- et dont le président est indien. Maintenir le dialogue avec les Chinois est indispensable et la dimension ferroviaire est importante pour la France. Il nous faut remplir les containers de l'Ouest vers l'Est, ce qui ne se limite pas à Lyon et à Chengdu ! Tout ce qui peut transiter par Dourges est intéressant, tout en sachant que la SNCF suit une logique axée vers la Péninsule ibérique et le Royaume-Uni. La question des ports est quant à elle beaucoup plus complexe. Nous sommes clairement en retard sur cette approche à l'inverse du secteur privé américain. Votre commission marque un intérêt qui est bienvenu à la suite des travaux de votre ancien président.

Maintenir un dialogue complet avec les Chinois doit être une priorité. La Route de la soie reste avant tout, pour le moment, un projet géoéconomique et non géopolitique. D'ailleurs, les déplacements à Varsovie, Belgrade et Athènes du Président Xi s'inscrivent dans une même logique. Les autorités françaises, comme certaines directions de Bercy, n'ont pas pris la mesure de l'importance de ce projet et de son caractère à la fois structurant et disruptif, notamment en Europe centrale et dans les Balkans. Ce projet concerne non seulement les transports ferroviaire et maritime, mais aussi le digital. En effet, les Chinois s'intéressent de près à toute la problématique du marché unique digital européen et souhaitent y être associés. A long terme, les Autorités chinoises, via leur administration du cyberespace - le CAC - veulent créer un grand marché informatique transcontinental en s'appuyant sur les projets de l'Union européenne qui est plus avancée en matière de normes et de standards. La question des règles du jeu est posée et va bien au-delà de l'intérêt des seules entreprises. Le commissaire européen au digital, M. Andrus Ansip, d'origine estonienne, a ainsi proposé la création d'un fond conjoint d'investissement afin de lier le plan européen d'investissement pour l'économie numérique, qui représente tout de même 315 milliards d'euros, et l'initiative chinoise. Des liens existent déjà avec les opérateurs dits secondaires en difficulté, comme Nokia, ou encore Belgacom. Alibaba est en embuscade depuis son quartier général européen situé au Luxembourg.

Comme géographe, je trouve fascinant ce projet de nouvelle Route de la soie dont il faut analyser les facettes les unes après les autres, afin de mesurer les intérêts qui nous sont communs ou divergents. Il faut ainsi dépasser son aspect terrestre pour mieux prendre en compte les nombreuses conséquences normatives d'un tel projet qui concernent aussi les conditions douanières. En comparaison, les questions de travailleurs détachés sont très secondaires ! Je sollicite le grand intérêt de votre commission qui est habituée au travail de long terme. Il faut ainsi travailler « à la chinoise », c'est-à-dire point par point, afin de recenser les points d'accord et de désaccord ! Les Chinois ont cependant une longueur d'avance sur nous et le maillon faible demeure l'Europe centrale et orientale qui est en pleine désaffection à Bruxelles, Paris et Berlin. Attention à nos amis polonais, tchèques, slovaques et grecs ! Les Russes se contentent de prélever des péages extrêmement élevés et se trouvent en position de faiblesse. Ils sont inquiets de la perte prochaine de l'Asie centrale et il faudra sans doute leur parler. Or, les chemins de fer ont toujours bien fonctionné en Russie, puissance d'Etat, avec laquelle il convient de travailler. Si vous auditionnez les personnels de SNCF-Forwardis, il faudra les interroger sur leur projet ukrainien.

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