Sur le dernier point, certains débats ont lieu dans les Hauts-de-France entre les transporteurs terrestres, qui mettent en concurrence d'autres plateformes, et la SNCF qui a arrêté son choix sur Dourges. La question que vous posez demande à être mise à l'étude de manière précise. La SNCF ne fait pas les mêmes choix géographiques que les logisticiens des grandes entreprises. Du côté de Lille, on est préoccupé par l'avenir de la façade occidentale. L'idée est de suivre une approche Nord-Ouest de la France, voire peut-être même Atlantique.
J'étais en Italie ces derniers jours et, en réfléchissant à l'histoire économique de la Méditerranée, il m'est apparu que celle-ci a connu une évolution scandée par l'émergence de pôles et de centres que des batailles navales ont bouleversé avant que les routes commerciales ne se dirigent vers l'Atlantique. Ainsi, le commerce atlantique ne s'est largement substitué au commerce méditerranéen qu'après l'offensive ottomane. Rien ne dit que la centralité de Rotterdam et d'Anvers soit garantie de manière pérenne tandis que s'intensifieront les relations économiques entre les deux foyers de l'Eurasie ! Il nous faut apprendre à raisonner de trente à cinquante ans comme nos collègues chinois, puisqu'une telle réflexion induit des choix onéreux en termes d'infrastructures ! Cette affaire italo-slovène, dont on ne parle pas en France, me paraît intéressante puisque les Chinois y avancent masqués. Il est important de retracer les investissements chinois. En effet, dès qu'une entreprise de télécommunications est en difficulté, les Chinois proposent leur aide. Manifestement, la force des Chinois réside dans leur capacité d'inclusion de nos propres projets dans les leurs. En Mer noire, ils ont créé un format de dialogue « un plus treize, Chine, Europe centrale, orientale et Balkans » et ils investissent bien davantage que l'Union européenne dans la partie balkanique. Les Chinois jouent également la carte ukrainienne en achetant de l'acier et du blé, même s'ils n'approuvent guère les difficultés politiques. Il y a là manifestement un risque de remise en cause du partenariat franco-chinois.
La dimension régionale de la Route de la soie doit être mise à l'étude car ce projet géoéconomique, dont l'impact va être géopolitique, représente un nouveau facteur dans l'organisation de l'espace européen. D'ailleurs, Pékin ne présenterait jamais de projet géopolitique à proprement parler, sauf en Asie de l'Est où il est question d'un projet sino-centré pluriséculaire de constitution d'un Asie tributaire. Les Vietnamiens s'y opposent depuis près de mille ans et un tel projet avive également le problème du déclassement stratégique japonais qui a conduit à la révision de l'article 9 de la Constitution auquel s'ajoute le jeu de bascule de la Corée qui penche en faveur d'un rapprochement avec la Chine, dans les domaines de la culture et du commerce, tout en recherchant une garantie de sécurité américaine. Le projet géopolitique ou plutôt stratégique chinois vise en l'occurrence à évincer de la région la Septième Flotte américaine qui y a manifestement garanti la prospérité. Les Chinois ne remettent pas en cause l'ordre économique international parce qu'ils sont les premiers bénéficiaires de la mondialisation. Ils en remettent en cause l'aspect institutionnel lorsqu'ils sont sous-représentés. Nous aurions intérêt à soutenir une modification des droits de veto et de pourcentage, sauf que les Américains n'y sont prêts qu'au détriment de l'Europe. Nous ferions ainsi une place aux Chinois à notre détriment !
L'Eurasie est un concept récurrent qui repose sur deux foyers économiques, civilisationnels, culturels et démographiques : l'Europe occidentale et l'Asie de l'Est ; l'Inde ne comptant pas dans cette carte mentale. La deuxième et la troisième puissance économique du monde sont ainsi reliées. A cet égard, les Chinois sont intéressés par le fait de savoir laquelle est la seconde. Ils ne sont pas intéressés à devenir la première puissance mondiale comme a pu le rappeler, au cours d'un des séminaires que j'organisais la semaine passée à Paris, le directeur de l'Institut stratégique de Pékin qui est par ailleurs très proche du Premier ministre. La Chine, qui se considère toujours comme un pays en développement et vise « la moyenne aisance » dans vingt ou trente ans, ne souhaite nullement prendre la place des États-Unis. Avant le Brexit, les Chinois pensaient que l'Europe incarnait cette seconde puissance mondiale. Depuis lors, ils s'interrogent, mais ne souhaitent pas pour autant parvenir au premier rang. Le fait qu'ils exercent un leadership n'induit pas qu'ils le revendiquent. D'une certaine manière, la situation actuelle les arrange. Ils n'apprécient cependant pas leur sous-représentation dans les organisations internationales, ainsi que l'ingérence politique qui provoque, chez eux, une attitude de durcissement. Si les routes de la soie au pluriel - Ydai Yilu - représentent le point d'entrée de leur projet géoéconomique, elles fournissent l'occasion extraordinaire de réfléchir à la stratégie mondiale de la Chine. Que veut-elle et quelle est notre place ? Il me semble que celle-ci est importante, en tant que Français et en tant qu'Européens. La Chine compte le plus grand nombre d'instituts d'études européennes dans les universités, alors que le Brésil n'en compte qu'un à Rio et que de nombreux pays du monde n'en comptent aucun. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a que quelques instituts d'études européennes aux Etats-Unis, dont deux à l'Université de Stanford et un à l'Université Brookings du Dakota du Sud que nous avions créé lors du Gouvernement Jospin pour obtenir la contrepartie de l'installation d'un centre de recherches américain en France, afin de disposer d'un relai pour le dialogue transatlantique. Les Chinois sont fascinés par l'Europe et ont besoin d'elle, non seulement comme marché et source de technologies partageables ou pliables, mais aussi en raison de leur souhait de maintenir un monde polycentrique et éventuellement multipolaire. Ils ont besoin de nous car nous représentons l'un de ces pôles. Pour preuve, suite à la crise de l'euro, environ 28 % des réserves de devises de la Banque centrale chinoise sont en euros.
Malgré les douze mille kilomètres qui nous séparent de la Chine, la Route de la soie remet en cause une orientation de la construction européenne en matière d'aménagement du territoire et d'organisation de l'espace. Sans faire de déterminisme géographique, ce projet remet en cause le lien transatlantique. D'ailleurs, celui-ci, au plan symbolique de l'engagement, connaît quelques difficultés ; ce dont les Chinois se rendent bien compte ! Il vous faut réfléchir à la stratégie mondiale de la Chine en Eurasie, en Méditerranée et en Afrique orientale, qui avait servi de destination, au quinzième siècle, aux vaisseaux du grand amiral. Les liens existent, ainsi que l'accès aux matières premières du Bassin du Congo ! En outre, les Brésiliens, les Chinois et les Turcs ont remis en état de fonctionnement le service ferroviaire vers l'Ethiopie ; grand pays que nous avons, du reste, sous-estimé, même si nous essayons désormais de rattraper le temps perdu. Il y a là clairement une stratégie de débouchés, d'exportation des surcapacités chinoises estimées par le FMI à hauteur de 10 % du PIB, au risque de susciter la question du dumping comme il a été rappelé lors de la dernière session du G-20 à Hambourg. Les Allemands ont d'ailleurs été les seuls à partager une telle vision : ils ont ainsi pu concevoir une politique consacrée à l'Asie centrale lors de leur présidence européenne. Une telle évolution s'inscrit dans la durée marquée par le développement progressif d'une expertise, impulsée par le retour des communautés allemandes après 1991 et le développement de l'industrie ferroviaire.
Nous ne sommes pas en 1913, mais la Chine demeure une puissance ascendante qui a en face d'elle des puissances établies parmi lesquelles certaines considèrent que Pékin représente une menace à long terme, comme les Etats-Unis, tandis que d'autres la reconnaissent comme une puissance devant être canalisée. Je pense que la Chine est une puissance influençable via le dialogue, non sur des questions sociétales, à condition de s'ancrer dans un certain rapport de forces et d'avoir nous-mêmes une vision à long terme. Ma conviction, c'est que l'avenir de l'Ouest du continent européen a été organisé par le Plan Marshall et n'en dépend plus. Il relève désormais d'une capacité à structurer des projets communs avec les Chinois, de préférence en y associant, le cas échéant, les Russes. Il s'agit plus d'une Wirtschaftspolitik, pour reprendre les catégories de la diplomatie allemande de la fin du XIXème siècle, que d'une Weltpolitik ; les Chinois ne voulant pas assumer de responsabilité géopolitique internationale. Ils agissent en effet par les opérations de maintien de la paix, dont ils sont aujourd'hui les premiers contributeurs et ils utilisent ces financements pour obtenir une place plus importante au Fond Monétaire International ou à la Banque mondiale. Ils jouent le jeu : s'ils se sont, au Conseil de Sécurité, alignés sur la position russe, ils font désormais preuve de davantage d'indépendance, en s'abstenant. Il y a là matière à travailler de concert avec Pékin. A cet égard, le Quai d'Orsay a, depuis plusieurs années, lancé des programmes de coopération franco-chinoise en Afrique, suivant en cela le modèle initié par le Groupe Total, bénéficiaire de la technologie, qui est présent en Iran et en Ouganda avec des compagnies chinoises qui disposent de financements. Certaines entreprises privées peuvent ainsi montrer la voie à des projets de coopération interétatique et mes collègues allemands, de l'Institut Mercator notamment, se mettent désormais à travailler sur de telles questions. Je suis certain qu'une approche commune franco-allemande peut être arrêtée sur ces sujets-là.
Le risque de division de l'Union européenne existe. Il va d'ailleurs se manifester à l'occasion de la discussion du budget européen qui connaîtra à la fois une baisse de l'ordre de dix milliards d'euros auparavant en provenance de Londres et une remise en cause du niveau des aides jusque-là accordées à la Hongrie et la Pologne. Nous avons également besoin d'argent pour le Sud - Méditerranée et Sahel. Les facteurs de division existent bel et bien.
S'agissant de la Turquie, un projet d'acheminement par la Mer caspienne est en cours d'élaboration ; celui-ci devant passer par l'Azerbaïdjan. Or, une telle perspective se voit contrecarrée par la Russie et l'Iran.
L'Australie est en train de découvrir la France et considère l'Indonésie comme une préoccupation structurelle et migratoire. La situation de ce pays est contradictoire puisque son premier débouché reste la Chine. M. Kevin Rudd, ancien Premier ministre australien, est sinisant et le premier à comprendre une telle situation, tout en bénéficiant de l'alliance américaine, ce qui s'avère complexe ! Les Chinois s'intéressent également à la base navale de Darwin et disposent de nombreux leviers - comme des capacités d'achat et d'investissement, voire peut-être au-delà - sur le gouvernement australien pour y parvenir. Après tout, on pourrait discuter un jour avec les Chinois de mesures de confiance. Le modèle de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est exportable au Moyen-Orient, comme je l'ai écrit la semaine dernière dans le quotidien Le Monde, et en Asie orientale. Au-delà des routes tant ferroviaires que maritimes, il s'agit de dialoguer avec les Chinois sur leur stratégie d'ensemble et d'évaluer les opportunités conjointes, tout en soulevant les points de désaccord. Monsieur le Premier ministre, vous parliez de réciprocité ; ce point me paraît tout à fait central. Je crois que l'audition de quelques entreprises, comme Total, qui travaillent avec la Chine apporterait beaucoup sur les méthodes et les risques.
Enfin, au-delà de l'aspect anarchique et désordonné suscité par la mobilisation des provinces chinoises, certains programmes pourraient à leur tour intéresser nos propres régions. A cet égard, le responsable de SNCF Forwardis, qui m'a reçu il y a deux semaines, m'évoquait la visite d'une délégation de Chengdu à Clichy et à Dourges. Votre commission gagnerait à éclairer le schéma d'ensemble d'une telle démarche qui s'inscrit dans le long terme et se fera avec, ou sans nous.