Intervention de Stéphane Lacroix

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 juin 2017 à 10h00
Audition sur la crise diplomatique dans le golfe

Stéphane Lacroix, professeur associé à l'Ecole des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po-CNRS) :

Monsieur le président, je vous remercie de cette invitation.

Vous l'avez dit, cette crise oppose trois pays du Golfe et l'Égypte, mais aussi, plus largement, tous leurs clients régionaux qui se sont ralliés à l'une ou à l'autre des causes. C'est le cas du président du Yémen soutenu par l'Arabie saoudite, le Yémen étant lui-même divisé en deux camps. C'est pareil en Libye, où le général Haftar, pro-saoudien et pro-émirien, soutient ses alliés naturels.

Pour autant, la crise concerne avant tout l'Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis et le Bahreïn, ainsi que l'Égypte, avec, pour moteur principal, les Émirats Arabes Unis (EAU), qui sont les plus proactifs. À leur tête, le Sheikh Khalifa bin Zayed, qui est le grand maître d'oeuvre de cette opération.

Face à eux, on trouve donc le Qatar, qui, dans un premier temps, était seul, mais qui a été rejoint, après quarante-huit heures d'incertitude, par la Turquie. Pour répondre très brièvement à votre seconde question, je pense que c'est ce soutien qui interdit aujourd'hui toute escalade militaire. Pourtant, lorsqu'ils se sont retrouvés isolés au tout début de la crise, les Qataris ont vraiment cru à la possibilité d'une invasion terrestre. Le camp Erdogan affiche un soutien qui s'inscrit dans la logique du pacte militaire qui avait été signé un mois plus tôt entre les deux pays et qui prévoyait l'installation d'une base turque au Qatar. Malgré tout, personne ne savait si Erdogan allait mettre cet accord en avant et s'afficher au côté de son allié dans un contexte aussi tendu. À mon sens, le fait qu'il s'engage a contribué à rééquilibrer les forces et interdit aux uns et aux autres de chercher à s'imposer militairement.

Un des arguments officiellement mis en avant par les contempteurs du Qatar concerne l'Iran. Ils accusent le Qatar d'entretenir une proximité gênante avec Téhéran. Il me semble que c'est là un pur prétexte. En effet, les différents pays du Golfe ont, pour des raisons diverses, des relations avec l'Iran. Les EAU, ses banques en particulier, sont le premier partenaire commercial de l'Iran dans le Golfe. Le Koweït est obligé d'avoir des relations cordiales avec l'Iran, 30 % de sa population étant chiite, avec une partie d'ascendance iranienne qui se rend régulièrement dans ce pays. De plus, les deux États partagent une frontière. Oman a également de bonnes relations avec l'Iran. Je dirai donc que le Qatar ne se distingue pas de ses voisins en ce qui concerne ses relations avec l'État perse. Il y a de surcroît la question du champ gazier que partagent l'Iran et le Qatar, et qui les oblige à avoir des relations fonctionnelles avec leurs grands voisins du nord. À mon sens, cet argument est mis en avant par les EAU et l'Arabie saoudite pour légitimer leur position à l'égard de deux publics essentiellement : tout d'abord, les Américains et Trump, dont on connaît la position anti-iranienne ; ensuite, les opinions publiques du Golfe, au sein desquelles le sentiment anti-iranien est aujourd'hui très fort. Il y a cette idée dans les populations du Golfe, du côté arabe, que l'Iran est une puissance expansionniste menaçante. Mettre en avant les relations supposées entre le Qatar et de l'Iran, c'est vraiment accuser le Qatar de trahison à la cause. Mais, je le répète, pour moi, il ne s'agit pas là de la vraie raison du déclenchement de cette crise.

La deuxième raison mise en avant, c'est le soutien au terrorisme. Si l'on entend par là soutien à Daech, c'est évidemment une accusation fausse. Aucun pays ne soutient officiellement Daech dans cette histoire. Ses chefs ont d'ailleurs un discours très hostile aux monarchies du Golfe, que ce soit le Qatar ou l'Arabie saoudite. Une telle accusation relève plus du fantasme que de la réalité. Malgré tout, dans le contexte de la crise syrienne, il est vrai que les monarchies du Golfe en général ont très largement arrosé de nombreux groupes armés. Or la porosité est telle dans le champ de ce conflit que les financements passent facilement d'un groupe à l'autre. Il n'est donc pas impossible que de l'argent qatari, mais également saoudien, voire émirien, ait bénéficié à des groupes que l'on peut qualifier de djihadistes en Syrie. Ce n'est donc pas une spécificité qatarie, même si, et je vais y revenir, le Qatar a eu une position plus officiellement favorable à un certain islam politique, qui, dans le cadre syrien, est représenté par les Frères musulmans et un groupe qui se trouve à la gauche de Jabhat al-Nosra. Il ne d'agit pas de djihadistes globaux, mais de salafo-nationalistes, comme les appellent certains de mes collègues chercheurs. Vu de l'extérieur, ces groupes paraissent certes infréquentables, mais, dans le contexte syrien, le Qatar a pu les soutenir officiellement.

En revanche, je le répète, ni le Qatar ni aucun de ses voisins n'affiche un soutien officiel à l'égard de groupes terroristes partisans du djihad global. Là encore, on se trouve devant un débat, qui, à mon avis, cache autre chose, d'autant qu'un tel reproche peut tout à fait être renvoyé aux Saoudiens, comme ils ont pu s'en rendre compte assez vite à la lecture de la presse américaine.

Quelles sont, alors, les causes réelles de cette crise ?

À mon sens, il y a des causes profondes qui ont ressurgi dans un certain contexte.

Alors que le Qatar était l'un des États fondateurs du Conseil de coopération du Golfe en 1981 et avait une politique suiviste jusqu'en 1995 à l'égard de ses voisins, en particulier l'Arabie saoudite, cette année va marquer un changement radical dans la politique du Qatar, avec l'arrivée au pouvoir d'un nouvel émir qui essaie de marquer l'indépendance politique du Qatar, avec la volonté d'en faire une puissance régionale, voire globale. Il y a le désir de construire la marque « Qatar », comme le disent les Qataris, qui parlent volontiers business, avec une politique qui se veut indépendante par rapport à ses voisins, ambitieuse, iconoclaste. Celle-ci va se décliner de différentes manières, parfois contradictoires en apparence : ouverture d'une base américaine, relations diplomatiques avec Israël, ouverture d'une ambassade des Talibans. Tout est mis en oeuvre pour se distinguer.

Dans le même temps, le Qatar va ouvrir un espace médiatique qui n'existait pas jusqu'alors dans le monde arabe. Au début, il y a eu Al Jazeera, puis tout un empire médiatique a vu le jour. La chaîne Al Jazeera a été une vraie révolution au moment de sa création, puisqu'elle a été la première du monde arabe à organiser des débats mettant face à face des gens qui n'étaient pas d'accord. Il s'agissait de prendre un pro-régime et un anti-régime, qui, idéalement, pour faire de l'audience, finissaient pas en venir aux mains. C'est la marque de fabrique « Al Jazeera ». Brusquement est apparu un espace de débat virulent dans des pays habitués à un consensus de façade. Cet empire médiatique qui s'est développé a contribué à donner une voix à toutes les oppositions du monde arabe : on peut voir sur Al Jazeera des opposants saoudiens, des opposants égyptiens, des opposants tunisiens, qui viennent défendre leurs positions face aux partisans du camp d'en face.

Le Qatar va même aller plus loin en donnant l'asile à un certain nombre de ces opposants, notamment saoudiens, ce qui va beaucoup énerver ses voisins.

Dans toutes les forces politiques qui investissent cet espace médiatique, il y a bien évidemment les islamistes, qui représentent une partie importante des oppositions du monde arabe, et à l'égard desquels le Qatar va avoir une certaine bienveillance. C'est surtout le cas avec les mouvements proches des Frères musulmans. Le grand prédicateur des Frères musulmans, Al-Qaradaoui, est basé au Qatar et il a eu une émission sur Al Jazeera, qui a été longtemps l'émission phare de la chaîne. La proximité est donc claire avec les Frères musulmans.

Dans ce contexte, le Qatar va se distinguer en 2011 en étant le pays qui soutient le plus ouvertement les printemps arabes dès le départ. On peut même dire que, dans certains cas, il les a rendus possibles. On a beaucoup parlé du rôle des réseaux sociaux dans la révolution égyptienne, mais je pense qu'Al Jazeera a eu un rôle plus important. Dès le 25 janvier 2011, la chaîne parle d'une révolution sur la place Tahrir, quitte à exagérer le nombre des manifestants. Un ami égyptien me racontait qu'il avait entendu Al Jazeera évoquer au début de l'après-midi 100 000 manifestants, mais qu'il n'en avait vu qu'environ 5 000 en arrivant. La chaîne a donc contribué à l'effet d'entraînement. Il en a été de même en Tunisie et en Syrie.

Très vite, le Qatar va choisir son camp, à savoir celui des Frères musulmans, avec qui il entretient une proximité très ancienne. Il s'agit aussi d'un calcul d'intérêt de sa part, puisqu'il pense réellement qu'ils sont les mieux placés pour s'imposer politiquement après les printemps arabes en Tunisie, en Égypte, etc. De fait, il est persuadé que cela renforcera son rayonnement politique. Il y a donc une question d'affinité idéologique avec les Frères musulmans, mais il y a aussi une politique d'intérêt bien compris.

Cette position est inacceptable pour les EAU et l'Arabie saoudite, qui se méfient dès le départ des printemps arabes. Il s'agit de monarchies conservatrices qui voient dans tout bouleversement de l'ordre régional une menace. D'emblée, les Émiriens et les Saoudiens sont donc furieux contre le Qatar et son soutien affiché aux Frères musulmans, avec qui ils ont une relation compliquée depuis longtemps.

Dans le cas des EAU, cette hostilité est très affichée depuis le début des années 2000. Les Saoudiens, quant à eux, ont eu des relations avec les Frères musulmans jusqu'aux années 90. Elles ont même été étroites dans les années 80 pour combattre l'occupation soviétique en Afghanistan. Seulement, au lendemain de la première guerre du Golfe, un mouvement d'opposition islamiste inspiré par les Frères musulmans s'est développé en Arabie saoudite contre la monarchie, qui considérera dorénavant les Frères musulmans comme des ennemis, d'autant plus menaçants qu'ils proposent un autre système politique que le leur, également fondé sur l'islam. Ils se battent donc pour la même ressource religieuse. Les EAU et l'Arabie saoudite se rendent compte que les Frères musulmans sont plus des concurrents que des alliés. Dès les années 2000 se développent donc des tensions entre tous ces protagonistes.

Jusqu'en 2013, les EAU et l'Arabie saoudite regardent de manière relativement impuissante les alliés du Qatar gagner partout. L'arrivée de Morsi au pouvoir les terrorise. Ils se mettent donc en ordre de bataille pour inverser la tendance. Cela se manifeste d'abord par le soutien apporté au général, devenu maréchal puis président, Sissi. Ce soutien interviendra bien en amont du coup d'État de juillet 2013. Il faut savoir que Sissi était attaché militaire en Arabie saoudite et qu'il a des liens très étroits avec les Saoudiens depuis longtemps. Quelques mois avant le coup d'état, les pays du Golfe, les EAU et l'Arabie saoudite ont fait savoir qu'ils étaient favorables au renversement de Morsi.

Ensuite, en 2014, les Émiriens et les Saoudiens décident de passer à l'action contre celui qu'ils considèrent comme étant la cause de ces troubles politiques, à savoir le Qatar. C'est la première crise, avec le retrait des ambassadeurs. Ceux-ci seront finalement réaffectés sans qu'aucune solution n'ait été esquissée.

La seconde crise, c'est la crise actuelle, qui éclate dans un contexte marqué par l'arrivée au pouvoir de Trump, lequel soutient les EAU et l'Arabie saoudite dans leur action contre le Qatar. Par ailleurs, on a assisté à des changements décisifs au sein de la monarchie saoudienne. La personnalité de Mohammed ben Salman joue beaucoup dans cette nouvelle donne. Or il a aujourd'hui le pouvoir quasiment tout seul en Arabie saoudite, ce qui est complètement nouveau dans une monarchie où le pouvoir est d'habitude réparti entre différents clans. Aujourd'hui, cet État a donc la capacité d'être beaucoup plus proactif dans sa politique étrangère.

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