Intervention de Agnès Levallois

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 juin 2017 à 10h00
Audition sur la crise diplomatique dans le golfe

Agnès Levallois, consultante, vice-présidente de l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (IReMMO) :

Pour comprendre la politique du Qatar, il me paraît extrêmement important de partir de 1995, date qui correspond à l'arrêt du suivisme dans la ligne politique et la diplomatie pratiquées par ce pays. Dès lors, ce tout petit émirat, coincé entre l'Arabie saoudite et l'Iran, qui se sent donc foncièrement fragile, a affiché une ambition et s'est évertué à mettre en place une politique régionale, voire à caresser des ambitions supérieures, pour exister et essayer de s'acheter différentes assurances vie. Il est, en effet, tout à fait conscient de la fragilité de sa position géopolitique, de la petitesse de son territoire et de la faiblesse de ses ressources humaines.

Il faut être très conscient de ce que représente la population du Qatar. On parle de 2 millions à 2,5 millions d'habitants, parmi lesquels 10 % sont des locaux, des Qatariens. Cette démographie extrêmement faible constitue une grande fragilité. En effet, il faut avoir les moyens humains adaptés pour mettre en oeuvre la politique qu'on prétend mener.

J'ai le sentiment que, depuis quelques années, le Qatar veut en faire beaucoup plus qu'il n'en a la capacité et qu'il est en train de se prendre les pieds dans le tapis. L'organisation de la Coupe du Monde en 2022 est peut-être l'élément de trop !

On entend souvent dire que le Qatar a beaucoup d'argent et qu'il peut tout faire. Quelle que soit sa puissance financière, je ne crois pas que tel soit le cas. Certes, il peut acheter des compétences et beaucoup de choses, mais il reste, en dépit de toute son ambition, foncièrement fragile. Il développe une politique et une stratégie pour conforter sa position et démontrer qu'il est en mesure d'aller jusqu'où il a décidé qu'il irait.

Le Qatar se demande comment faire pour apparaître sur la carte du monde et y rester, à l'abri des deux puissances régionales voisines que sont l'Iran et l'Arabie saoudite. Cela l'a amené à développer, depuis de nombreuses années maintenant, une politique autonome à l'égard des autres pays membres du Conseil de coopération du Golfe qui énerve terriblement ses grands voisins !

Le rôle joué par Al Jazeera dans l'expansion de l'influence du Qatar est, il est vrai, extrêmement important. Certes, cette chaîne a perdu de son influence depuis les révolutions arabes en raison de la ligne éditoriale qu'elle avait suivie à cette occasion. En dépit des critiques que suscite cette chaîne, même si les téléspectateurs zappent aujourd'hui plus volontiers et regardent différents supports, même si elle partage aujourd'hui son espace avec d'autres - ce qui est un fait nouveau - elle continue à être un média absolument incontournable, extrêmement regardé et suivi avec attention. Conserver cette forte audience permet à Al Jazeera d'exercer une influence très importante.

La crise qui se joue aujourd'hui dans la région et qui met en cause le Qatar est peut-être aussi une façon pour l'Arabie saoudite et pour les Émirats, qui sont, j'en suis moi aussi convaincue, vraiment à la manoeuvre, de rappeler au Qatar que les révolutions arabes sont finies. Ses voisins lui intiment l'ordre d'entrer dans le rang et de renoncer à la politique autonome pratiquée depuis le début des révolutions en soutenant les Frères musulmans. Ce qui s'est passé dans différents pays de la région, en Égypte, en Tunisie et dans d'autres pays, a semblé, au départ, donner raison à la stratégie du Qatar. Ce sont en effet les Frères musulmans qui sont arrivés au pouvoir. Or le Qatar avait des liens privilégiés avec tous les responsables de ce mouvement dans la région pour leur avoir accordé l'asile lors des années précédentes, quand ils étaient en mauvaise posture dans leur pays d'origine. Par la suite, le changement qui s'est produit, en particulier en Égypte, a évidemment mis à mal la stratégie du Qatar, lequel s'est retrouvé en plus grande difficulté, faute de pouvoir continuer à se reposer, pour justifier sa politique, sur les élections qui avaient amené au pouvoir les Frères musulmans.

Leur mise à l'écart - c'est le moins qu'on puisse dire - en Égypte et, dans une moindre mesure, en Tunisie, affaiblit la position du Qatar dans le soutien qu'il a affiché vis-à-vis de cette mouvance de l'Islam politique. Cela permet aux Émirats, à l'Arabie saoudite, ainsi qu'à l'Égypte de remettre en cause cette stratégie de soutien du Qatar, qui pouvait être en partie opportuniste, utilisée aux seules fins d'exercer une influence.

Ne l'oubliez pas, lorsque les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir dans certains pays de la région, le Qatar s'est aussi présenté comme un médiateur vis-à-vis d'une partie des diplomaties occidentales auxquelles il a offert ses services, invoquant sa connaissance des nouvelles élites émergentes sur les scènes politiques en Égypte, en Tunisie et éventuellement dans d'autres pays de la région, pour les mettre en relation avec elles . Cet instrument d'influence, le Qatar l'a parfaitement bien utilisé et monnayé au profit de sa volonté de s'afficher comme une puissance régionale, alors qu'il n'avait pas la capacité réelle à en devenir une. En effet, je le répète et il ne faut jamais l'oublier, le Qatar est un tout petit pays, qui dispose de ressources humaines très réduites. Cet élément est, selon moi, extrêmement important pour appréhender ce qui se passe aujourd'hui et mesurer le poids du Qatar par rapport à l'Arabie saoudite et aux Émirats.

Le Qatar tire aujourd'hui sa force de l'appui de la Turquie, qui lui donne une surface un peu plus importante et lui permet de résister à la crise. En effet, on aurait pu penser que le Qatar, qui n'avait pas la capacité de pouvoir indéfiniment résister au rouleau compresseur de l'Arabie saoudite, des Émirats et de l'Égypte, allait rentrer dans le rang au bout de quarante-huit heures.

La Turquie a volé, si je puis dire, au secours du Qatar, mettant en place un système d'approvisionnement pour contourner le blocus et la fermeture de la frontière terrestre. Dans cette situation lourde de conséquences pour l'économie du Qatar, la Turquie est venue immédiatement proposer ses services, affrétant des avions remplis de nourriture et de produits de première nécessité. L'Iran est lui aussi venu voler au secours du Qatar, lui envoyant 4 000 vaches par avion pour subvenir à ses besoins !

Le Qatar a, me semble-t-il, la capacité de supporter un certain temps cette crise s'agissant de l'approvisionnement en ressources. Cet Émirat extrêmement riche est en mesure de faire venir par avion quantité de produits qui ne peuvent lui parvenir par la voie terrestre.

Le problème se pose, en revanche, sur la durée, car il me semble que les choses ne pourront pas rester en l'état indéfiniment. Si je dis cela, c'est parce que le Qatar s'est engagé dans l'organisation de la Coupe du Monde de 2022. C'est, pour le Qatar, un élément absolument essentiel à son rayonnement et à sa crédibilité. Il se veut une puissance capable d'organiser un événement de renommée internationale et se doit de respecter cet engagement. Il lui faut donc faire en sorte que les infrastructures soient prêtes pour 2022.

Or si ce blocus terrestre dure trop longtemps, si le port de Dubaï est fermé alors que celui du Qatar n'est pas encore en état de fonctionnement, cela peut provoquer un retard très important dans la construction des infrastructures. Ce qui serait vraiment pour le Qatar - passez-moi l'expression - une baffe absolument intolérable ! Après tout ce qu'il a fait pour obtenir cette Coupe du Monde, le Qatar joue très gros sur cette affaire. Vous l'avez vu, les enquêtes sont en train de sortir. Depuis hier, le rapport commandé par la FIFA met en cause ce pays et mentionne des accusations de corruption.

Autre élément très important, l'attitude des États-Unis vis-à-vis du Qatar. Vous le savez, ils y ont une base extrêmement importante - celle d'Al Udeid - qui compte 10 000 hommes. Les propos de Donald Trump, lors de sa visite en Arabie saoudite, ont donné au royaume une capacité à agir dans cette crise. Les premières déclarations de Donald Trump à l'égard du Qatar, l'accusant de soutenir le terrorisme, étaient très critiques. Et puis, quelques jours plus tard, voici que le Qatar achète pour 10 milliards d'euros de dollars de Boeings et de F15 ! On le voit bien, l'attitude des États-Unis est un peu plus complexe que le soutien affiché par Donald Trump à l'Arabie saoudite dans sa croisade contre le Qatar. Les choses sont d'autant plus délicates que le département d'État et le Pentagone ont tout à fait conscience que les États-Unis ont au Qatar une base essentielle pour lutter contre Daech dans la région et qu'on ne peut pas faire n'importe quoi !

Aujourd'hui, le secrétariat d'État américain est à la manoeuvre pour tenter d'apaiser la situation. La liste des treize conditions à remplir par le Qatar pour mettre un terme à cette crise a été rendue publique. Certaines d'entre elles sont absolument insupportables et inacceptables pour le Qatar, qui se retrouverait complètement sous tutelle, ramené au niveau de Bahreïn et perdant une partie de sa souveraineté. Autant de choses que, pour l'instant, le Qatar ne peut pas envisager.

Les Américains s'emploient à apaiser la relation entre les Émirats, l'Arabie saoudite et le Qatar. Le département d'État souhaite trouver une issue et sortir ce conflit de l'impasse.

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