Intervention de Fatiha Dazi-Héni

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 juin 2017 à 10h00
Audition sur la crise diplomatique dans le golfe

Fatiha Dazi-Héni, responsable de programme à l'Institut de recherches stratégiques de l'Ecole militaire (IRSEM) et maître de conférences à l'Institut d'études politiques (IEP) de Lille :

Je m'inscris dans la continuité presque totale de mes deux collègues. À cette réserve prés que je ne suis pas tout à fait d'accord sur l'importance du rôle joué par la Turquie dans cette affaire.

Il est clair que les deux instigateurs de cette crise sont, d'abord, Abu Dhabi, puis, Riyad, qui est beaucoup plus dans une position suiviste d'Abu-Dhabi qu'on ne peut le penser. En tout cas, elle a eu pour conséquence directe de permettre l'ascension du jeune Mohammed ben Salman, qui aura trente-deux ans au mois d'août et avait déjà des pouvoirs considérables - ministre de la défense, vice-prince héritier et président du Conseil économique et des affaires de développement.

Il y a eu toute une convergence d'intérêts, notamment l'arrivée du Président Trump à la tête des États-Unis, pour favoriser ce véritable coup de force qu'est le blocus décrété contre le Qatar. Ce blocus est la conséquence de la crise de 2014 au cours de laquelle Riyad, Abu Dhabi et Manama - qui est pratiquement la quinzième province du Royaume d'Arabie saoudite aujourd'hui - ont rappelé, en mars, leurs ambassadeurs. Cette crise s'est plus ou moins dénouée avec le retour des ambassadeurs à la mi-novembre 2014.

Je précise que, entre-temps, un très important accord de sécurité renforcée avait été signé à Riyad en 2012 et ratifié par l'ensemble des pays du Golfe - en dehors du Koweït, qui a un Parlement pluraliste et qui s'est opposé à la ratification. L'accord renforce les échanges de renseignements sur les activistes politiques entre les pays et crée des juridictions communes pour combattre les cellules terroristes.

Alors que le Qatar a joué le jeu, on estime qu'il n'a pas rempli toutes les conditions parce qu'il n'a pas mis un terme à son soutien aux Frères musulmans ; c'est le coeur de l'affaire. La crise est déclenchée le 5 juin.

Bien sûr, l'Iran a été utilisé comme prétexte et comme surenchère. Oman a un accord de sécurité et de défense avec l'Iran ; et personne ne vient lui chercher des poux dans la tête ! Koweït a des relations étroites et assez importantes avec l'Iran, qui est juste là pour la surenchère et qui est clairement l'ennemi désigné. La manoeuvre permet d'aller dans le sens de l'administration Trump, globalement hostile au régime islamique iranien et à sa politique d'expansion régionale en Irak, en Syrie, au Liban, voire au Yémen.

Tout cela est assez consensuel. Le coeur du problème, c'est bien le soutien du Qatar au courant des Frères musulmans, à cette fameuse chaîne Al Jazeera et à toutes ces couvertures médiatiques des événements qui ont tendance à exaspérer en Égypte, au Yémen ou à Bahreïn. Voilà le cadre.

L'actuel nouveau prince héritier saoudien s'est senti assez fort pour évincer, la nuit du 20 au 21 juin, l'homme fort du royaume, Mohammed ben Nayef. Ce n'était pas rien ! Outre qu'il était l'incarnation de l'État profond, il était le « monsieur sécurité » et il avait combattu efficacement toutes les cellules al-qaïdistes du royaume, qui se sont rabattues pas très loin, à la frontière sud du Yémen. C'était un homme très respecté et plutôt populaire, même si ce n'était pas à proprement parler un démocrate - les prisons saoudiennes sont pleines d'activistes pacifistes !

Ce jeune prince héritier qui lui vole la place est bien entendu aidé par son papa le roi, qui a toujours eu l'ambition de faire de lui son successeur. Ce contexte et l'arrivée de Donald Trump offraient clairement l'occasion rêvée pour son ascension.

Aujourd'hui, on a un duopole. Le prince héritier d'Abu Dhabi, qui est l'homme fort de la fédération et de la région, mène très clairement la danse sur le blocus contre le Qatar. Il est le mentor du prince héritier Mohammed ben Salman, qui le prend pour modèle, car il a façonné une armée très sophistiquée, plutôt bien entraînée et qui recueille visiblement un certain succès dans la coalition arabe engagée au Yémen.

Je suis convaincue que le prince héritier d'Abu Dhabi est pour beaucoup dans l'ascension du prince héritier Mohammed ben Salman. Il lui a toujours conseillé d'être adoubé par l'administration américaine. En effet, l'ex-prince héritier était très apprécié des Américains, notamment par le Pentagone, les services de sécurité et la CIA. Pour eux, la marginalisation de Mohammed ben Nayef au profit de son jeune cousin, qui n'a pas beaucoup de compétences en matière de sécurité ou de défense - on le voit sur le théâtre du Yémen -, constitue une perte. Il me semble que Riyad est aujourd'hui sous la coupe de ce prince héritier d'Abu Dhabi, l'homme fort de la région, celui qui mène une politique très tranchée, assez agressive.

Ces deux figures incarnent donc la nouvelle génération de dirigeants du Golfe. Elle tranche beaucoup avec l'ancienne génération, symbolisée par le doyen, l'Émir du Koweït, qui est le médiateur de cette crise, ou le sultan Qabus, qui est très malade et qui était la figure de proue de la politique assez non-interventionniste, pacifiste et très raisonnable d'Oman. Ces deux personnalités faisaient office de négociateurs et étaient parvenues à faire en sorte que la crise de 2014 se règle en famille. Aujourd'hui, tous les moyens médiatiques de dénigrement sont déployés et l'on voit bien comment ces deux jeunes princes ont internationalisé la crise.

Les conséquences géopolitiques de cette situation sont très compliquées pour les alliés des pays du Golfe, notamment les États-Unis. On a évoqué cette confusion au sommet de l'administration américaine avec un Trump qui envoie des tweets intempestifs dans lesquels il prétend avoir trouvé la solution au terrorisme. Il suffit de désigner le Qatar comme l'affreux !

Son ministre de la défense, le général Mattis, et son secrétaire d'État, Rex Tillerson, se sont empressés d'aller lui expliquer que les choses étaient un peu plus compliquées, car les États-Unis ont une base à Al Udeid et que les intérêts de sécurité nationaux américains sont engagés dans cette crise. Cette base d'Al Udeid, avec ses 11 000 hommes et son système d'écoute extrêmement sophistiqué, est le cadre pour la lutte antiterroriste contre Daech et a été utilisée pour mener les actions en Afghanistan et en Irak. On voit mal comment le Qatar, sur le territoire duquel elle est installée, pourrait avoir organisé les choses et abrité tous les réseaux antiterroristes. Cette affaire est assez ridicule ! Il y a un vrai dilemme pour les États-Unis.

Tillerson semble dire qu'on va les laisser régler ces problèmes entre eux et en famille. Le problème, c'est que cela s'est internationalisé. Tillerson a exigé d'Abu Dhabi et de Riyad qu'ils aient des preuves de ces accusations et qu'ils produisent la liste de leurs récriminations. Quand on voit ladite liste, on est quand même loin du compte par rapport aux accusations premières faisant du Qatar le soutien de Daech, d'Al-Qaïda, du Hezbollah et des Frères musulmans - entre autres !

La condition sine qua non exigée du Qatar est la fermeture de la chaîne Al Jazeera ainsi que celle de la base militaire turque, qui ennuie beaucoup les Saoudiens et les Émiratis. Avec Erdogan et les Frères musulmans, la Turquie leur est en effet insupportable.

J'ai même entendu dire qu'ils exigent que le Qatar stoppe sa coopération avec les membres de l'OTAN. C'est presque une revendication déguisée pour lui interdire de conserver la base d'Al Udeid !

Le problème, c'est que les États-Unis - Tillerson comme Mattis - sont absolument furieux de l'ampleur de cette crise qui ne cesse d'escalader. Apparemment, les Saoudiens seraient plutôt pour apaiser les choses avec le Qatar. Toutefois, il est clair que celui qui est à la manoeuvre est le prince héritier d'Abu Dhabi, un chef de guerre un peu belliqueux, qui se sent extrêmement fort et qui ne l'entend absolument pas de cette oreille !

Cela tranche avec la culture politique du Conseil de coopération du Golfe, dont la mort est annoncée. Je ne vois pas comment Oman et le Koweït pourraient accepter ce diktat agressif, qui n'est pas dans l'intérêt de ce Conseil. Aussi imparfait soit-il, il est l'instance multilatérale arabe la plus solide, la plus pérenne, quasiment la seule à avoir toujours su négocier en interne les crises - et elles ont été nombreuses depuis 1981.

Tous ne partagent pas la même perception de la menace en ce qui concerne l'Iran. Oman et le Koweït se distinguent à cet égard. Le Qatar, par pragmatisme, veut avoir des relations plutôt bonnes avec son grand voisin iranien. Il y a un nouveau leadership saoudien. Le jeune prince saoudien a tous les pouvoirs internes ; il est à la tête de la diplomatie et de la défense dans son pays. Son amateurisme le pousse à être plutôt suiviste et à s'aligner sur l'orientation stratégique voulue par Abu Dhabi.

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