Intervention de Dominique Gillot

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 juillet 2017 à 9h35
Rapport fait au nom de l'office parlementaire des choix scientifiques et technologiques intitulé : « pour une intelligence artificielle maîtrisée utile et démystifiée » — Présentation

Photo de Dominique GillotDominique Gillot, rapporteure :

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, chers collègues, je vous remercie de cette invitation qui nous permet de venir présenter notre rapport devant l'autorité à l'origine de la saisine de l'Office, saisine qui a conduit à notre rapport. Personnellement, je souhaitais depuis déjà plusieurs mois - voire plusieurs années - que l'Office se saisisse de ce sujet car, depuis 2010, l'intelligence artificielle est un sujet qui émerge progressivement, ce qui nécessite une analyse sereine et objective de ce qu'elle représente.

J'espère qu'après cette présentation devant la commission des affaires économiques du Sénat, nous interviendrons également devant nos collègues députés de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale. L'objet de l'Office est bien d'éclairer les parlementaires sur les questions d'actualité scientifique.

Les technologies d'intelligence artificielle transforment et vont transformer encore profondément nos sociétés. Bien qu'elles apportent et apporteront des progrès dans de nombreux domaines, elles n'ont pas encore fait l'objet d'une analyse objective et globale. Chacun parle de ce qu'il connaît, en tant que scientifique, ou comme usager, philosophe, ou encore en tant qu'entrepreneur, mais il nous manquait une vision globale de l'intelligence artificielle.

L'intelligence artificielle polarise les réactions : enthousiasme, espoir et intérêt, aussi bien que méfiance, incrédulité ou oppositions. C'est pourquoi, il nous est apparu indispensable que la réflexion soit conduite de manière sereine, en mettant en avant les opportunités tout autant que les risques de l'intelligence artificielle, de rassurer le public et de démystifier les représentations, qui peuvent être biaisées par des apports provenant de la science-fiction ou d'autres formes de créations artistiques, qui se situent parfois bien loin de la réalité scientifique.

C'est pourquoi notre rapport fait l'état de l'art en matière de recherche et d'usages des technologies d'intelligence artificielle. Les progrès dans ce domaine posent des questions auxquelles la société doit être sensibilisée, qu'elle doit mieux maîtriser, mieux comprendre : quels sont les avantages et les risques qui se dessinent ? La France et l'Europe sont-elles dans une position satisfaisante dans la course mondiale qui est engagée ? Quelles places respectives pour la recherche publique et la recherche privée dans ce domaine ? Quels principes éthiques, juridiques et politiques pour encadrer ces technologies ? La régulation doit-elle se placer au niveau national, européen ou international ?

L'intelligence artificielle a fêté l'année dernière son soixantième anniversaire, puisqu'elle a été inventée en tant que concept en 1956 lors d'une école d'été aux États-Unis. Le concept a fait l'objet d'un débat, et il est probable que parler d'intelligence artificielle a pu apparaître comme plus séduisant que de parler des « sciences et des technologies du traitement de l'information ». L'utilisation des termes d'intelligence artificielle avait donc pour objectif de frapper les esprits. L'informatique traite plutôt de questions résolues par des algorithmes connus, alors que l'on applique le label d'« intelligence artificielle » à des applications permettant plutôt de résoudre des problèmes moins évidents. Le paradoxe résultant de cette définition est le suivant : dès que le problème a été résolu par une technologie dite d'intelligence artificielle, l'activité correspondante n'est plus considérée comme une preuve d'intelligence de la machine. Les progrès en matière d'intelligence artificielle étant tangibles depuis les années 1950, les frontières de l'intelligence artificielle sont sans cesse repoussées et ce qui était appelé intelligence artificielle hier n'est donc plus nécessairement considéré comme tel aujourd'hui. L'intelligence artificielle est donc une étiquette : ce label recouvre des technologies diverses, qui vont de formes explicites (systèmes experts et raisonnements logiques et symboliques) à des formes plus implicites (réseaux bayésiens et surtout réseaux de neurones, appelés plus communément « deep learning »). De manière caricaturale, on pourrait résumer les technologies d'IA à un champ de recherche où cohabitent deux grands types d'approches : les approches symboliques et les approches connexionnistes. Nous avons voulu retracer, de manière inédite, la richesse et la diversité de ces technologies dans le rapport.

De très nombreux autres domaines et technologies d'intelligence artificielle peuvent être ajoutés : l'apprentissage machine dont l'apprentissage par renforcement, les systèmes multi-agents - agents humains et agents informatiques -, les machines à vecteur de support, ainsi que les raisonnements à partir de cas, les algorithmes génétiques... Tous ces exemples analysés de manière détaillée dans le rapport visent à illustrer la variété et la richesse qui se cache derrière le label d'intelligence artificielle : les technologies d'intelligence artificielle sont en fait quasi innombrables, surtout que les chercheurs, tels des artisans, hybrident des solutions inédites au cas par cas, en fonction d'un tour de main souvent très personnel. Les combinaisons et les hybridations des technologies sont quasi-systématiques et derrière le concept d'intelligence artificielle, ce sont des technologies très variées qui donnent lieu à des applications spécifiques pour des tâches toujours très spécialisées. On relie de plus en plus le service, à un objet très spécialisé en fonction de la combinaison de technologies disponibles.

L'apprentissage automatique ou « machine learning », au coeur des débats actuels, permet d'apprendre et d'améliorer le système d'analyse ou de réponse. En ce sens, on peut dire que ces types particuliers d'algorithmes apprennent d'eux-mêmes, mais il y a toujours un ingénieur, un chercheur, voire une équipe derrière qui entre les informations et qui analyse les solutions proposées par les algorithmes. L'apprentissage automatique peut lui-même reposer sur plusieurs méthodes : l'apprentissage par renforcement, l'apprentissage par transfert, ou, encore, l'apprentissage profond, qui est le plus en pointe aujourd'hui et qui recèle encore quelques mystères, souvent appelés « boîte noire ». Cette technologie d'apprentissage profond ou « deep learning » rencontre, grâce à l'accumulation récente de masses de données, à l'émergence du « big data » et à l'accélération de la vitesse de calcul des processeurs, un grand succès dans les années 2010. Néanmoins, ces technologies sont anciennes : les « réseaux de neurones artificiels » ont été imaginés dès les années 1940.

Les applications sectorielles présentes ou futures sont d'envergure considérable, que l'on pense par exemple aux transports, à l'aéronautique, à l'énergie, à l'environnement, à l'agriculture, au commerce, à la finance, à la défense, à la sécurité, à la sécurité informatique, à la communication, à l'éducation, aux loisirs, à la santé, à la dépendance ou au dépassement du handicap. Tous ces secteurs de vie sont potentiellement affectés par l'intelligence artificielle.

Il s'agit d'autant de jalons d'applications sectorielles, dont le rapport retrace les possibilités, nous y renvoyons donc. Il nous faudra cependant compléter ce premier rapport par des travaux plus sectoriels. Le potentiel de ces technologies est immense et ouvre de manière transversale un espace d'opportunités inédit : nos économies peuvent en bénéficier car les champs d'application sont et seront de plus en plus nombreux. Certaines trouvent leur application commerciale, d'autres non, mais ces échecs peuvent nourrir de futures réussites. Ces technologies sont non seulement en évolution constante, mais leurs combinaisons ouvrent de nouvelles perspectives.

Je vais maintenant vous parler des caractéristiques et des enjeux de la recherche en intelligence artificielle.

Sur les caractéristiques, je relève d'abord la place prépondérante de la recherche privée, y compris sur le plan de la recherche fondamentale. Cette recherche est dominée par les entreprises américaines et pourrait demain être dominée par les entreprises chinoises, qui ne se heurtent pas aux freins techniques et éthiques qui peuvent exister aux États-Unis ou en Europe.

On constate aussi une prépondérance masculine dans la recherche en intelligence artificielle et en robotique, qui n'est pas souhaitable. Il faut se préoccuper de la mixité des équipes car, comme je l'évoquais, derrière chaque algorithme figure une équipe. Si cette équipe n'est pas mixte, elle introduit dans la machine des habitudes et des concepts qui correspondent à sa propre typologie. L'équité de présentation nécessite donc une mixité des équipes de recherche.

En matière d'intelligence artificielle, l'interdisciplinarité est particulièrement requise. En effet, il s'agit à la fois d'un secteur de recherche en informatique et d'un champ de réflexion bien plus large, qui mobilise des connaissances provenant de nombreuses disciplines.

La recherche en IA est soumise à une contrainte d'acceptabilité sociale assez forte, notamment sous l'effet de représentations catastrophistes ou mythiques, comme en témoigne différents sondages d'opinion. Les gens se méfient car ils ne connaissent pas l'intelligence artificielle, ils en sont effrayés et craignent pour la sûreté de leurs données personnelles.

On observe une multiplication des initiatives visant la prise en compte de principes éthiques dans la recherche et les usages de l'intelligence artificielle. Cela vaut pour la recherche publique, comme pour la recherche privée, en Europe comme en Amérique.

Concernant la recherche française en IA, notre pays court un risque de « décrochage » par rapport à la recherche internationale mais il dispose d'importants atouts à faire valoir : un réseau de chercheurs très compétents et très recherchés au niveau international ainsi qu'un tissu dynamique d'environ 250 start-ups recensées dans le cadre de la stratégie en intelligence artificielle.

Sur les enjeux des impacts sociaux et économiques potentiels de l'IA, nous avons perçu les signes avant-coureurs de l'évolution vers une économie globalisée de « plateformes ».

On parle des « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou des « GAFAMI » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM), mais il serait plus juste de parler des « GAFAMITIS » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM, Twitter, Intel et Salesforce), « NATU » (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) et « BATX » (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). En somme, toutes ces entreprises qui constituent des bases de données conséquentes au niveau mondial pour ensuite développer des applications et plateformes pour répondre aux besoins des usagers ou créer ces besoins. Ces exemples emblématiques des bouleversements en cours sont les prémisses de la place dominante et monopolistique occupée par quelques entreprises dans ce futur contexte économique. Chacune de ces entreprises est entrée, selon un modèle « the winner takes it all », dans une course pour acquérir une position de pointe dans les technologies d'IA afin de tirer profit de la position dominante qui en résultera : on observe une concentration progressive des grandes entreprises, conduisant au monopole de « plateformes » dominant une économie globalisée.

Dans ce nouveau contexte économique, les rapports de force politiques pourraient être progressivement bouleversés, et ce à l'échelle mondiale. Le poids pris par certaines grandes entreprises privées fait courir des risques importants aux systèmes démocratiques que nous connaissons. Ces questions devront faire l'objet d'une attention particulière car les mouvements de concentration en cours vont dans le sens de monopoles qui pourraient disposer demain d'une puissance à l'échelle mondiale sans équivalent historique.

S'agissant des bouleversements annoncés dans le marché du travail : les pronostics sont très contrastés, allant de 9 à 47 % pour les perspectives de disparitions d'emplois, selon des différences d'approches méthodologiques. Nous considérons que les études sous-estiment les évolutions en termes de contenu des métiers et sous-estiment les créations d'emplois, le solde global reste inconnu mais nous avons la conviction d'une future coopération hommes-machines fructueuse, à la fois pour la qualité du travail des individus mais également pour la prospérité économique.

Enfin, l'éducation peut être le levier et le bénéficiaire des avancées en intelligence artificielle. Les moyens de prédire la réussite des élèves et d'optimiser les enseignements seront fournis par les systèmes d'intelligence artificielle qui permettront de différencier les méthodes pédagogiques et les contenus enseignés, la personnalisation sera facilitée face à la diversité des élèves. Les nouvelles technologies ne seront pas en compétition avec les enseignants, elles leur seront complémentaires, à condition que l'enseignant accepte d'être un médiateur de la connaissance et renonce à une posture de transmission descendante.

Nous sommes convaincus de la possibilité imminente d'une révolution bénéfique de notre cadre de vie et de l'aide aux personnes.

Pour conclure, je dirai que des changements profonds sont à venir dans la connaissance et dans le contrôle de notre environnement et de la santé des populations. Dans le cadre des villes intelligentes, il existe déjà des applications à disposition des urbanistes et autres concepteurs pour envisager les conséquences de tel ou tel choix... Cela se traduira évidemment en matière de transports, de sécurité, de dépendance et de handicap. Notre cadre de vie, la qualité de nos vies seront améliorés par l'usage des technologies d'intelligence artificielle, à condition que nous les maîtrisions et que nous n'en ayons pas peur.

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