Les difficultés rencontrées par les services d'urgences, déjà largement documentées, sont nombreuses. Nous souhaitons insister sur deux aspects qui nous semblent particulièrement importants : en termes quantitatifs, la question de l'afflux dans les services, voire de leur engorgement ; d'un point de vue qualitatif, les problèmes posés par la diversification des motifs de recours aux urgences, qui ne sont pas toujours strictement sanitaires - nous y reviendrons.
Le premier point constitue l'élément le plus connu, car le plus médiatique, mais aussi le plus ressenti par nos concitoyens. Selon la Drees, on comptait 20,6 millions de passages aux urgences en 2015. Plus que cette valeur absolue, c'est la dynamique de son évolution qui inquiète : au cours des dernières années, ce nombre a connu une augmentation soutenue et régulière de l'ordre de 4 % par an, accroissant encore la tension pesant sur des structures déjà débordées. Entre 2002 et 2015, il a au total évolué de 42 % - et nous rappelons ici que la date de 2002 correspond à l'abandon de l'obligation déontologique individuelle incombant aux médecins d'assurer les périodes de gardes, à laquelle la réforme Mattei a substitué un système hybride, avec une obligation de nature collective reposant sur le volontariat individuel des médecins.
Ces estimations générales ne doivent cependant pas masquer l'existence de fortes disparités entre les différents établissements. Selon la Drees, 70 % des patients arrivant aux urgences sont pris en charge en moins d'une heure. En réalité, c'est surtout dans les établissements les plus importants que se concentrent les problèmes, singulièrement en région parisienne et dans les Dom.
Dans ces services, la situation est bien souvent critique, avec des délais d'attente excédant fréquemment cinq heures, et des pics de fréquentation marqués à l'occasion des épidémies hivernales. Dans ces conditions, et selon le témoignage direct des personnels, il n'est pas rare que l'affluence entraîne un tel débordement que les prises en charge ne sont plus hiérarchisées - ce qui fait parfois passer à côté de véritables urgences -, ou encore que certains patients échappent à la vue et donc à la vigilance des équipes soignantes - ce qui est particulièrement problématique lorsque sont en cause des pathologies psychiatriques.
A l'inverse, ces chiffres ne doivent pas non plus évincer une autre réalité, qui frappe principalement les territoires ruraux : selon la Drees, près de 4 millions de personnes, soit 6 % de la population, résidaient encore à plus de 30 minutes d'un service d'urgences ou d'un Smur à la fin de l'année 2015. Dans ce contexte, certains services de proximité font face à des difficultés de financement, et donc d'équipement et de fonctionnement, de plus en plus criantes, qui remettent en cause leur existence même ; c'est ce que nous avons constaté lors de notre déplacement à Romilly-sur-Seine. Ce sont pourtant des services qui font bien souvent preuve d'une adaptabilité remarquable face au manque de moyens, et réalisent même de véritables performances - il est cependant permis de se demander jusqu'à quand.
En tout état de cause, le développement du recours aux services d'urgences ne constitue pas un phénomène strictement français. Selon plusieurs des personnes que nous avons entendues, l'ensemble des pays développés assistent à une augmentation soutenue du recours à ces services.
Cette évolution est à mettre en lien avec celle des motifs de recours. Nous nous plaçons bien sûr ici hors du champ de la médecine de catastrophe, pour laquelle nous avons cependant pu constater la particulière compétence et le grand engagement de l'ensemble des équipes lors de nos déplacements : il faut avant tout rappeler que la médecine pré-hospitalière et le réseau des Smur sauvent chaque jour des vies sur notre territoire.
Si, dans l'ensemble, on observe une grande stabilité de la structure de la patientèle au cours du temps (la traumatologie représentant 1/3 des passages, et ceux-ci étant concentrés aux âges extrêmes de la vie), la Drees souligne que la dynamique d'évolution du nombre de passages « va bien au-delà des seuls besoins liés à l'évolution démographique de la population française ». Cela signifie, en d'autres termes, que toutes les demandes que l'on rencontre dans les services d'urgences n'en sont pas nécessairement, ou pourraient trouver une réponse ailleurs. De ce point de vue, nous avons pu distinguer trois situations - qui tendent cependant à se recouper partiellement.
En premier lieu, une augmentation notable des situations caractérisées au moins autant par une urgence sociale que par une urgence sanitaire, et qui se retrouvent dans ces services lorsqu'aucune autre solution n'a pu être trouvée. L'une et l'autre tendent d'ailleurs à se renforcer : il nous a ainsi été indiqué que les décès au sein des services d'urgences n'étaient pas rares, du fait d'un recours très tardif à la médecine, de sorte que les urgences devenaient le lieu de la découverte de pathologies déjà très avancées. Cela correspond par ailleurs à une évolution plus large de notre société qui accepte mal la mort, et tend à faire de l'hôpital le lieu dans lequel surviennent la majeure partie des décès.
En second lieu, une augmentation marginale mais sensible des consultations certes motivées par une raison médicale, mais recourant aux urgences pour des raisons de « convenance personnelle ». Selon les soignants que nous avons rencontrés, une partie de ce flux résulterait d'une évolution sociétale valorisant l'immédiateté de tous les services, quels qu'ils soient. De ce point de vue, l'accessibilité des services d'urgences, qui permettent de faire réaliser en une seule fois et en un seul lieu plusieurs soins ou examens, même au prix de quelques heures d'attente, est particulièrement attractive. Ainsi, selon les données transmises par la Drees, 59 % des patients des urgences s'y sont rendus pour l'accessibilité des soins qu'elles offrent.
Il semble également que la pseudo-gratuité de ces services, dans lesquels les patients n'ont pas à effectuer l'avance des frais, joue un rôle important dans l'attractivité des urgences. Il est cependant difficile de faire la part des choses entre cette observation générale et la présence au sein de ces services de personnes en situation de précarité.
Les travaux de la Drees comme le témoignage des soignants permettent enfin de mettre en évidence une forme de recours par défaut, lorsqu'aucune solution n'a pu être trouvée dans le cadre de la médecine de ville ou de la médecine spécialisée hospitalière. Selon la Drees, cette situation concernerait 21 % des patients présents aux urgences. Elle recouvre des cas très divers, du patient dont le médecin traitant est absent à celui qui ne parvient pas à s'orienter dans le parcours de soins, en passant par le résident d'un Ehpad ne disposant pas de ressources médicales suffisantes.
Le débat sur les passages inutiles aux urgences doit donc être replacé dans ce contexte : en réalité, la majorité des passages décrits comme inutiles s'expliquent par les insuffisances de l'offre existant en amont (médecine de ville, Ehpad) et en aval (lits disponibles dans les services spécialisés, solutions de prise en charge pour personnes âgées et personnes handicapées). Nous insistons sur ce point : contrairement à une idée communément admise, la question de l'aval a autant de poids que l'amont dans les difficultés rencontrées par les urgences. De ce fait, les politiques gestionnaires de fermetures massives de lits dans les services spécialisés ne peuvent que contribuer à l'engorgement des services d'urgences.
Face à ces constats, nous avons souhaité formuler des recommandations concrètes dans deux directions : d'une part, renforcer l'offre libérale de ville pour l'accueil des soins non programmés ; d'autre part, généraliser, dans la mesure du possible, les bonnes pratiques hospitalières déjà développées par certaines équipes. S'il faut veiller à réduire le plus possible les passages aux urgences qui ne relèvent manifestement pas de la compétence de ces services, l'objectif ici n'est pas uniquement de supprimer l'ensemble des recours jugés inutiles. Outre que la notion est de toute façon difficile à définir, et ne peut l'être qu'a posteriori, la majorité des personnels que nous avons rencontrés se sont accordés pour dire que le rôle de soupape joué par les urgences, en France comme ailleurs, pouvait difficilement être remis en question. Il s'agit cependant, dans la concertation et le dialogue avec toutes et tous, de recentrer chacun des acteurs du système de santé sur sa compétence principale, afin d'offrir à chaque patient la possibilité de la prise en charge la plus adaptée.