Mes chers collègues, sur la proposition du vice-président Guy Fischer, président de la délégation chargée de la politique événementielle et des relations avec la société civile, le bureau du Sénat s’est déclaré favorable, au cours de sa réunion du 25 mai dernier, à la demande de notre collègue Robert Badinter visant à célébrer, lors d’une séance exceptionnelle dans l’hémicycle, le trentième anniversaire du vote définitif par le Sénat du projet de loi portant abolition de la peine de mort.
L’organisation de cette séance exceptionnelle, que j’ai l’honneur de présider, a été décidée le 21 juin par la conférence des présidents.
Permettez-moi, mes chers collègues, d’avoir une pensée particulière et amicale pour Guy Fischer, au moment où commence la présente séance.
Par ailleurs, je vous rappelle que la conférence des présidents a prévu que chaque groupe disposerait d’un temps de parole de dix minutes. Aux termes des différentes interventions, la séance sera conclue par notre collègue Robert Badinter, qui avait présenté, au nom du gouvernement de M. Pierre Mauroy, que je salue en cet instant, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.
Monsieur le président de la commission des lois, cher Robert Badinter, mes chers collègues, je trouve heureux que le bureau ait soutenu la proposition de notre collègue Robert Badinter de commémorer, trente ans jour pour jour après le vote, l’adoption par le Sénat du projet de loi abolissant la peine de mort.
Cette commémoration me paraît révélatrice de la capacité particulière du Sénat à s’inscrire dans une continuité. Je dis souvent que la Haute Assemblée se différencie des autres grandes institutions politiques de la République par un rapport souvent différent au temps. Notre séance d’aujourd’hui en donne un nouvel exemple.
Au Sénat, nous savons prendre le temps, parce que nous savons d’où nous venons ; nous savons de quelle histoire nous sommes les héritiers ; nous savons sur quels héritages nous construisons notre travail de législateur.
Je me suis plongé avec grand intérêt – et sans a priori – dans les débats parlementaires de 1981, plus particulièrement, naturellement, dans les débats du Sénat, que j’ai cependant comparés à ceux qui ont eu lieu à l'Assemblée nationale.
L’abolition de la peine de mort est l’un des moments importants de l’histoire parlementaire française de la seconde moitié du XXe siècle, tant par la portée concrète et la dimension morale et philosophique du sujet que par les interrogations de fond que ce débat a suscitées de la part des représentants de la nation sur leur rôle, leur pouvoir et leur devoir. En cela, ce fut un moment politique, au sens le plus noble de ce mot.
Il n’est bien sûr pas question en cet instant de reprendre point par point les arguments des uns et des autres. La grandeur de ce tournant symbolique de notre vie politique et sociale était non pas tant dans la finesse des argumentations que dans la force et la sincérité des convictions qui se confrontaient, parfois avec passion.
Mais l’engagement et la chaleur des échanges dans cet hémicycle ne peuvent nous faire ignorer les questions essentielles posées par les interventions de nos collègues d’alors, dont certains continuent de siéger dans cet hémicycle. Leur portée dépasse le débat sur l’abolition, et elle garde toute son actualité aujourd’hui.
Il faut le dire, nombre de nos collègues sénateurs hésitaient à aller vers l’abolition car ils étaient sincèrement convaincus qu’elle n’était pas souhaitée par la majorité des Français. Ils l’ont exprimé clairement, il leur semblait qu’ils n’avaient pas reçu mandat d’abolir la peine de mort. Certains allaient même jusqu’à reprocher au Gouvernement son projet, en estimant que lui-même n’avait aucun mandat pour initier un changement de cette nature.
Naturellement, nos collègues de 1981 étaient trop fins juristes et trop bons connaisseurs de notre droit constitutionnel pour méconnaître ce fondement du droit parlementaire figurant à l’article 27 de la Constitution aux termes duquel « Tout mandat impératif est nul ». Dans une démocratie représentative, tout élu du suffrage universel, qu’il soit direct ou indirect, doit, pour chaque décision, se déterminer seul et en conscience. C’est du reste – il s’agit d’un point fondamental – la contrepartie de la responsabilité politique que l’élu assume pour les votes qu’il a émis.
J’ai été étonné de voir que déjà en 1981 se déployait ce que l’on pourrait qualifier de « dialectique des sondages ». Tout le monde s’accorde à dire que les sondages ne sont que des projections partielles à un moment donné, et tout le monde sait comment les résultats peuvent souvent être orientés par la façon dont la question est posée. Mais, dans le même temps, commentateurs et acteurs de la vie politique gardent en tête la trace invisible qu’impriment les sondages.
Quel exemple significatif en est le débat sur l’abolition. Selon les sondages de l’époque, les Français y étaient opposés. Et pourtant, le Parlement, dans chacune de ses assemblées comportant des compositions politiques différentes, a choisi de faire primer la décision politique sur la tendance estimée par les sondages.
Derrière cette préoccupation de l’état de l’opinion se profilait la question du recours au référendum. Certains parlementaires jugeaient que, sur une question si symbolique, le recours direct aux citoyens s’imposait. Je passe sur les questions constitutionnelles relatives au champ et à l’usage du référendum en 1981, aspects qui ont connu des évolutions notables depuis.
Comme l’avaient fort justement analysé plusieurs des orateurs, à l’image de Paul Pillet ou d’Edgar Tailhades, le Parlement disposait, avec le projet de loi présenté par le Gouvernement et défendu par Robert Badinter alors garde des sceaux, non seulement de la possibilité, mais aussi de l’obligation morale et politique de se prononcer dans l’exercice des pouvoirs que lui confère la Constitution.
Comme le disait Edgar Tailhades, qui avait commencé d’assumer les responsabilités de rapporteur du projet de loi avant de s’en désister et d’être remplacé par Paul Girod, dont je me réjouis de la présence en tribune ce matin : « Le mandat qui est le nôtre est un mandat représentatif. [...] Aussi les parlementaires que nous sommes doivent-ils prendre des décisions en conscience, sous leur responsabilité politique, et la sanction de l’élection. »
À ce point, il me paraît important d’observer le contenu même des débats tenus au Sénat en 1981. Presque tous les orateurs ont insisté sur la dimension personnelle de leur vote et beaucoup se sont interrogés sur les conséquences pratiques de l’abolition.
Naturellement, plusieurs sénateurs ont exprimé au cours de ce débat une véritable émotion et des sentiments personnels, presque intimes. Vous l’aviez ressenti vous-même, monsieur le ministre, cher Robert Badinter, lorsque vous indiquiez, à l’issue de la discussion générale : « J’ai entendu des propos qui traduisaient souvent des convictions, parfois aussi des émotions respectables et même profondes. »
Mais l’émotion réelle ne l’a pas emporté sur la réflexion et la détermination des votes. In fine, c’est la responsabilité politique qui a primé.
Il faut s’en réjouir, car le législateur ne doit pas céder à l’émotion. Nous, parlementaires, devons concilier notre responsabilité politique personnelle, nos convictions et notre histoire avec nos personnalités propres et notre devoir de légiférer pour tous.
Je ferai miens, sur ce point, les mots de Philippe Séguin lors de son intervention à l’Assemblée nationale : « même si je comprends et si je ressens moi-même le vertige qui s’attache à la décision que nous avons à prendre, je ne crois pas que nous soyons là simplement pour transcrire dans la loi les principes philosophiques et moraux auxquels nous nous référons. En tant que législateurs, c’est aussi aux implications pratiques de nos choix que nous devons penser. »
C’est une raison supplémentaire, pour moi, de me réjouir de cette séance commémorative : elle met en valeur la grandeur et la difficulté de la tâche du législateur.
Cet aspect échappe trop souvent aux commentateurs de la vie publique, dont le regard se porte spontanément vers l’exécutif, mais, d’une certaine façon, c’est cohérent avec les principes de la Ve République.
Notre Constitution a donné à l’exécutif les moyens d’agir, et je suis de ceux qui pensent que c’est heureux. Mais cela ne doit pas faire oublier que, même sous l’empire de ce « parlementarisme rationalisé », le moment ultime, le moment décisif, c’est le vote, l’addition des votes individuels de chaque parlementaire.
Je ferai une dernière observation, en jetant un regard rétrospectif sur les trente ans qui nous séparent de ce débat. Ce dernier avait été marqué par les comparaisons internationales. Plusieurs orateurs, dont vous-même, monsieur le garde des sceaux de l’époque, avaient mis en évidence que la France était l’un des derniers pays d’Europe de l’Ouest à connaître la peine de mort.
Aujourd'hui, l’opposition à la peine de mort fait partie de façon forte de l’identité européenne.
Les différences et, parfois, les divergences entre les pays européens n’empêchent pas que l’hostilité à la peine de mort soit aujourd'hui une caractéristique commune à tous les pays de l’Union européenne – hostilité désormais largement partagée par les opinions publiques –, ce qui nous amène régulièrement à nous distinguer, par exemple, des États-Unis, comme cela a encore été le cas, malheureusement, il y a quelques jours.
Oui, il était utile de nous replonger dans ces débats, par la réflexion à laquelle cette commémoration nous invite sur le sujet même de la peine de mort, mais aussi pour les questions politiques fondamentales auxquelles les trois journées de séance des 28, 29 et 30 septembre 1981 nous renvoient, et qui me semblent garder toute leur actualité. §
La parole est à M. Pierre Mauroy, Premier ministre du gouvernement qui avait déposé le projet de loi portant abolition de la peine de mort.