Monsieur le président, cher Robert, maître Badinter, mesdames, messieurs, chers collègues, je suis particulièrement ému de prendre la parole devant vous dans cet hémicycle sur un sujet auquel je suis fortement attaché, celui de la peine de mort.
Nous célébrons aujourd’hui le trentième anniversaire de son abolition dans notre pays. C’est en effet le 30 septembre 1981, c'est-à-dire seulement quelques mois après la formation de mon gouvernement, que le Parlement élu en juin de cette même année, réuni en session extraordinaire, a adopté la loi portant abolition de la peine de mort en France, faisant ainsi de notre pays le trente-cinquième à mettre enfin un terme à une barbarie qui n’avait que trop duré.
Nous devons cette avancée des droits humains fondamentaux à la ténacité et au courage d’hommes d’État qui, à l’époque, contre une opinion qui y était majoritairement défavorable, ont affirmé avec force leur conviction abolitionniste.
Je pense bien évidemment à François Mitterrand, qui, au cours de la campagne présidentielle de 1981, a rappelé à plusieurs reprises sa volonté d’abolir la peine de mort s’il était élu. J’ai encore en mémoire les phrases fortes qu’il prononça lors d’un entretien à l’émission Cartes sur table, sur Antenne 2, le 16 mars 1981 : « Dans ma conscience profonde, qui rejoint celle des églises, l’église catholique, les églises réformées, la religion juive, la totalité des grandes associations humanitaires, internationales et nationales, dans ma conscience, dans le for de ma conscience, je suis contre la peine de mort. Et je n’ai pas besoin de lire les sondages, qui disent le contraire, une opinion majoritaire est pour la peine de mort. Eh bien moi, je suis candidat à la présidence de la République et je demande une majorité de suffrages aux Français et je ne la demande pas dans le secret de ma pensée. Je dis ce que je pense, ce à quoi j’adhère, ce à quoi je crois, ce à quoi se rattachent mes adhésions spirituelles, ma croyance, mon souci de la civilisation, je ne suis pas favorable à la peine de mort. »
Je pense bien sûr également à Robert Badinter, qui militait depuis les années 1960 pour cette abolition et qui, en tant que garde des sceaux et ministre de la justice de mon gouvernement, défendit brillamment, avec compétence et émotion, le projet de loi portant abolition de la peine de mort.
Je tiens à leur rendre hommage aujourd’hui. Grâce à eux, la République française a enfin pu s’honorer, en faisant le choix de l’abolition, de bâtir sa justice non plus sur la vengeance sanguinaire et le crime d’État froid et prémédité, mais sur la raison et l’humanité. Je vous rappelle en effet, mes chers collègues, que la France a été l’un des derniers pays d’Europe occidentale à abolir la peine de mort, alors que le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, la Norvège, la Finlande, l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore l’Italie l’avaient fait bien avant !
Pourquoi, d’ailleurs, notre pays a-t-il mis si longtemps ? Comme l’avait rappelé Robert Badinter dans son beau discours à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981, la peine capitale n’a cessé d’être dénoncée par les plus grands esprits français, de Voltaire à Albert Camus en passant par Lamartine, Victor Hugo ou Jean Jaurès. Je rappellerai les mots que Jean Jaurès prononça, le 18 novembre 1908, lors d’un débat à la Chambre des députés sur un projet de loi prévoyant l’abolition de la peine de mort présenté par le gouvernement dirigé par Clemenceau – ce dernier n’était pourtant pas un tiède... –, texte qui fut rejeté. Jean Jaurès s’était écrié : « La peine de mort est contraire à ce que l’humanité, depuis deux mille ans, a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »
Cependant, aucun gouvernement français, jusqu’au mien, n’a pu ou voulu aller contre une opinion publique qui était le plus souvent hostile à l’abolition de la peine de mort. Si, en 1969, l’« esprit de mai » étant passé par là, une majorité de Français se disaient favorables à l’abolition, dans les années qui suivirent, la population fut bouleversée par une série de crimes odieux, notamment envers des enfants, qui conduisirent à l’exécution de leurs auteurs : Buffet et Bontems en 1972, Ali Ben Yannès en 1973, Christian Ranucci en 1976, et enfin, en 1977, Jérôme Carrein et Hamida Djandoubi, celui-ci ayant été le dernier homme exécuté en France. En 1981, 63 % des Français se disaient favorables à la peine de mort.
Je me souviens que, lors de l’adoption par ma section du programme du parti socialiste pour les élections législatives de 1981, l’inscription de l’abolition de la peine de mort fut rejetée à une voix de majorité, malgré l’appui de Pierre Joxe, venu spécialement à Lille pour plaider en faveur de l’abolition. Je n’avais pourtant pas l’habitude d’être mis en minorité dans ma propre section…