Intervention de Nicolas Alfonsi

Réunion du 30 septembre 2011 à 11h00

Photo de Nicolas AlfonsiNicolas Alfonsi :

… la commémoration de l’abolition de la peine de mort, votée dans cet hémicycle, par 160 voix contre 126, le 30 septembre 1981.

Faut-il que ce texte soit entré dans l’histoire pour que, trente ans après son adoption, il s’identifie à un homme, notre collègue Robert Badinter, comme d’autres textes célèbres ont pu être associés à des noms appelés à marquer l’histoire de la République ? Ainsi en est-il de l’abolition de l’esclavage et de Victor Schœlcher, de l’amendement Wallon et de la IIIe République, de la séparation des Églises et de l’État, au début du siècle, et d’Aristide Briand.

Nous avons tous encore à l’esprit le débat passionné où chacun s’exprimait au-delà de toute considération partisane pour affirmer ce qu’en conscience il ressentait devant le projet de loi.

Quelques rares témoins siègent encore sur les travées de cet hémicycle : Christian Poncelet, Jean-Pierre Fourcade, Charles Pasqua, Louis Mermaz, Philippe Madrelle, Jean-Pierre Michel…

D’autres, maintenant disparus, dont l’autorité naturelle s’imposait à tous y prirent une grande part. Je pense notamment aux présidents Edgar Faure et Édouard Bonnefous.

Il nous appartient aujourd’hui, avec le recul qui s’impose, de considérer ce débat comme un grand moment de notre histoire parlementaire et d’y associer tous ceux qui, en conscience, ont cru devoir faire des choix différents.

Souvenons-nous des années soixante-dix. Les médias avaient donné au débat sur l’abolition une force dramatique exceptionnelle avec l’exécution de Buffet et Bontems. L’opinion publique, « cette intruse » qui, selon la célèbre formule de Moro-Giafferi, « au pied du Golgotha, tendait des clous aux bourreaux », manifestait alors son hostilité à l’abolition.

« Certaines personnes ont cet avantage que les positions les plus confortables sont celles qu’elles prennent le plus sincèrement », écrit Julien Benda dans La Trahison des clercs. Une telle assertion ne saurait s’appliquer à François Mitterrand !

Sa position n’était pas confortable en effet quand, à la veille de l’élection présidentielle de 1981, il livrait à l’opinion dans l’émission restée fameuse qu’évoquait à l’instant Pierre Mauroy un vibrant plaidoyer pour manifester son opposition farouche à la peine de mort.

J’étais dans l’hémicycle quand Robert Badinter présenta, avec le projet de loi abolissant la peine de mort, la plus célèbre des 110 propositions.

Il mettait un terme à un combat – le sien – et à une cause dont il n’allait pourtant pas de soi voilà trente ans qu’ils pourraient être gagnés.

En effet, l’histoire de l’abolitionnisme dans notre pays aura été jalonnée de durs échecs : de Beccaria à Voltaire, de Condorcet à Hugo, de Saint-Fargeau, au moment de la Constituante, à Armand Fallières et Aristide Briand ou Jaurès au début du XXe siècle, autant d’occasions manquées qui renforcèrent néanmoins la cause du combat pour la civilisation en démontrant l’absurdité des exécutions judiciaires tout en déplaçant le débat moral sur le terrain du droit.

Il faut aussi se souvenir de ce qu’était la peine de mort dans notre pays, ce supplice – public jusqu’en 1939… – qui consistait à « couper un homme vivant en deux », et rappeler ce qu’était la réalité de la guillotine. Lequel d’entre nous n’a pas ressenti une forte émotion à la vue de Casque d’Or et du sinistre échafaud où son amant est sur le point d’être supplicié ?Qui n’a pas éprouvé un trouble profond devant ces condamnés à mort conduits au peloton d’exécution que Stanley Kubrick nous montre dans Les sentiers de la gloire ?

Il fallait beaucoup de courage pour vaincre la prétendue exemplarité de la peine. Aussi réjouissons-nous du chemin parcouru depuis trente ans.

En 2007, l’inscription, sur l’initiative de Jacques Chirac, de l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution recueillait 826 voix au Congrès du Parlement, fermant ainsi définitivement la porte à la peine capitale.

Précaution nécessaire mais sans doute inutile, car, s’il est un texte dont l’acquis est irréversible, c’est bien celui de l’abolition : il résisterait aux réformes constitutionnelles. Il constitue en effet notre environnement naturel dans la société où nous vivons.

Plus que la révision constitutionnelle, c’est bien le vote de la loi portée par notre collègue Robert Badinter, dont il convient de saluer la riche contribution que, bien au-delà de ce texte, il a apportée durant seize ans aux travaux du Sénat, qui restera perçu comme le moment symbolique où l’histoire devient irréversible.

J’ai eu la fierté de voter l’abolition en 1981 alors que j’étais député. Je me souviens encore de la solennité des débats, de la liberté de ton, de l’émotion, de la force de conviction avec laquelle s’exprimaient ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre.

Je me souviens de m’être trouvé aux côtés de la nouvelle majorité – j’en étais – mais aussi de parlementaires de l’opposition, qui s’exprimaient selon leur conscience : Jacques Chirac, bien sûr, Philippe Séguin, Jacques Toubon, d’autres encore.

Cependant, tous nos collègues, quel qu’ait été le choix qu’ils exprimaient ce jour-là, doivent être confondus dans notre souvenir pour leur contribution à l’histoire parlementaire.

Nous sommes bien peu nombreux – une douzaine ou peut-être une quinzaine – parmi ceux qui siégeaient en 1981 à être encore sur les bancs de la représentation nationale.

C’est l’honneur de ceux qui portèrent ce projet de loi d’avoir montré le chemin et éclairé les consciences. Ainsi, la loi sur l’abolition, dépassant son objet, est devenue l’illustration de la mission que nous devrions tous nous assigner : anticiper les évolutions de la société, précéder l’opinion, ne jamais succomber aux humeurs « sondagières », s’interroger même sur l’objet et les limites des consultations référendaires.

« À la barbarie du crime ne doit pas répondre la “barbarie” du châtiment », déclarait en 1981 Raymond Forni, rapporteur du texte, à la mémoire de qui je rends hommage.

La société de justice et de liberté pour laquelle nous œuvrons ne doit pas céder au réflexe de la vengeance par le sang. Tout individu, quelles que soient son origine, sa culture, sa religion, quel qu’ait pu être son crime, renferme en lui une part d’humanité.

Ce combat, nous le savons gagné pour toujours dans notre pays ; hélas ! même s’il progresse année après année, car c’est le sens de l’histoire, il est loin de l’être dans d’autres régions du monde. Bien que, dans l’ordre international, les conventions et les déclarations se soient succédé, près de 93 pays conservent ainsi la peine de mort dans leur législation, parmi lesquels, bien sûr, les États-Unis, comme l’a cruellement rappelé une actualité récente.

Le combat de l’abolition ne devra jamais cesser tant que des hommes et des femmes seront pendus, seront décapités, seront électrocutés : nous défendrons indéfiniment le droit à la vie proclamé par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, car tel est le fondement d’une humanité toujours plus libre, toujours plus juste et toujours plus digne.

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