Monsieur le président, cher Robert Badinter, mes chers collègues, l’exécution le 21 septembre dernier de Troy Davis, devenu aujourd'hui un véritable symbole, nous a tristement rappelé que le combat pour l’abolition universelle de la peine capitale reste, hélas ! pleinement d’actualité.
Certes, la France a aujourd’hui achevé le parcours juridique faisant d’elle une nation pleinement abolitionniste, un parcours long dont témoignent les nombreuses tentatives d’abolition au cours des siècles derniers, avant la loi résultant du texte adopté ici même le 30 septembre 1981.
Nous tenons aujourd'hui à rendre hommage au garde des sceaux de l’époque, notre collègue Robert Badinter, lequel – coïncidence – quitte ses fonctions parlementaires au moment où nous célébrons le trentième anniversaire d’un texte majeur dans l’histoire de notre République.
Après la loi de 1981, ce fut l’inscription de l’interdiction de la peine capitale dans notre Constitution le 23 février 2007, qui a enfin permis à notre pays de ratifier les instruments internationaux bannissant le recours à la peine de mort.
Enfin, le 2 octobre 2007 a été ratifié le protocole visant à abolir la peine de mort du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Si en France le combat du droit est gagné, celui des mentalités a aussi progressé. En 1981, selon un sondage Sofres, 62 % des Français se déclaraient favorables à la peine capitale. Au mois de janvier 2011, selon TNS Sofres, ils ne seraient plus que 29 %. Mais, comme l’a souligné le président Larcher, les sondages ne sont qu’une projection partielle reflétant un moment donné. Aussi l’opinion publique reste-t-elle fluctuante au gré d’événements dont on aimerait pouvoir se passer.
Pour autant, il ne s’agit pas de refaire un énième débat sur l’abolition de la peine de mort. Les arguments sont bien connus. Parmi ceux-ci, je souhaite en retenir deux qui me semblent des plus importants : le droit au remords et à la rédemption, au sens étymologique du terme, mais aussi, tout simplement, le droit à la vie inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
C’est au nom de cette conception que l’on se fait de l’homme qu’il appartient à la France, toujours et encore, de porter ce message auprès de pays qui n’ont pas cessé de pratiquer ce qui reste un acte barbare. La tâche est encore grande.
En effet, en 2011, la peine de mort demeure une sanction pénale dans la majorité des pays de la planète. On compte 94 pays abolitionnistes contre 102 pays non abolitionnistes. Au sein de ces derniers, il convient de faire des distinctions : des États comme le Brésil ou Israël ont aboli la peine de mort pour les crimes de droit commun. On compte aussi un grand nombre de pays, tels que la Russie, qui prévoient la peine de mort dans leur législation sans toutefois l’appliquer dans les faits. On peut donc considérer tous ces pays comme abolitionnistes en fait, faute de l’être en droit, ce qui porte à s’interroger sur la raison du maintien d’une telle disposition dans l’arsenal juridique, surtout au regard de ce qu’elle implique sur le plan des droits de l’homme.
Évidemment, c’est sur les 56 pays qui pratiquent effectivement la peine de mort que toute notre attention doit se focaliser, d’autant qu’il ne s’agit pas des moindres : la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Japon, etc.
Ponctuellement, nos concitoyens se mobilisent à la faveur d’un cas dont une personnalité ou les médias s’emparent. Tout le monde a en tête l’histoire épouvantable de cette jeune Iranienne condamnée à la lapidation pour un prétendu adultère. Mais, pour une Sakineh, combien de personnes anonymes à travers le monde sont-elles condamnées à mort à l’issue de procès iniques pour des infractions n’ayant même pas entraîné la mort ? Le nombre total d’exécutions recensées est passé d’au moins 714 en 2009 à 527 en 2010, sans compter le nombre total d’exécutions en Chine.
C’est donc en continu et en profondeur que nous devons agir. Mon collègue Denis Badré ici présent intervenait au printemps dernier devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour plaider avec vigueur l’abolition universelle de la peine de mort. À cette occasion, il a tenu à souligner que les moratoires sont souvent une fausse bonne solution : ils ne doivent être acceptés qu’à titre tout à fait provisoire.
Je tiens aussi à saluer le travail des associations, des citoyens, des bénévoles qui, sans relâche, mènent ce combat, s’attachant à mobiliser les forces abolitionnistes internationales.
La commémoration qui nous réunit aujourd’hui doit être également l’occasion d’une nouvelle prise de conscience, notamment de la manière dont il nous faut sans cesse réfléchir et travailler à une justice plus juste et plus humaine, ce qui n’a rien d’antinomique avec l’efficacité, au contraire.
Nous devons régulièrement nous interroger sur l’état de notre système pénal et pénitentiaire. En effet, avec le recul dont nous disposons désormais, il est possible de voir dans la loi de 1981 l’ouverture d’un vaste chantier qui nous occupe encore aujourd’hui : celui de l’adaptation et de la rénovation de notre système des peines.
Il faut toujours revenir aux fondamentaux : notre arsenal de sanctions pénales remplit-il les trois fonctions assignées à la peine ? Dissuade-t-il et occasionne-t-il une réflexion sur la faute ? Permet-il une juste réparation à la victime ? Enfin, assure-t-il la réinsertion du condamné ? À l’évidence, pas toujours. C’est tout le problème posé par la récidive.
Les cas existent de condamnés qui, une fois remis en liberté, à la suite de l’aménagement de leur peine, commettent de nouveau des crimes. C’est notre droit qui a autorisé cela, pensant favoriser la réinsertion, et c’est ce que l’opinion ne peut ni comprendre ni tolérer, une opinion qui, de manière très intelligible, réclame alors à l’inverse un alourdissement des peines, notamment via les peines de sûreté.
Il faut poser la question : pour lutter contre la récidive, comment articuler aménagement des peines et répression accrue ? Ce sont là deux logiques a priori antagonistes : logique de prévention contre logique de sanction. Peut-être que, finalement, dans la majeure partie des cas, la réponse à ce qui semble une aporie se trouve non pas dans la politique pénale, mais dans la politique carcérale. En effet, trop souvent, si l’on aménage, c’est parce que l’institution pénitentiaire n’a plus les moyens de continuer d’accueillir dans de bonnes conditions.
La situation est connue et régulièrement dénoncée par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle est très préoccupante.
Au 1er janvier 2011, nous disposions d’environ 56 000 places de prison pour plus de 60 000 détenus. Malgré les plans de rattrapage mis en place depuis quelques années, la surpopulation des prisons est à certains endroits un phénomène persistant, tout comme les conditions de détention sont encore trop souvent mauvaises dans des établissements encore trop souvent vétustes.
Malgré le professionnalisme des membres de l’administration pénitentiaire qui exercent là un métier difficile, pour beaucoup de détenus, le mal-être devient vite intolérable. Depuis 1991, le nombre de suicides en prison ne cesse d’augmenter : il est sept fois plus élevé qu’à l’extérieur.
Cela peut sembler un paradoxe. Nous avons aboli la peine capitale en France, mais notre système carcéral accule des détenus au suicide, comme si subsistait dans notre pays une peine de mort de fait, comme si, au sujet de la peine capitale – pardonnez-moi peut-être cet excès –, il fallait distinguer pays légal et pays réel.
Commémorer l’abolition de la peine capitale en France revient donc, aujourd’hui, non pas à nous autosatisfaire simplement des avancées législatives de la France, mais au contraire à prendre conscience des chantiers qu’il reste à entreprendre, et ce au nom de la dignité de l’homme, principe qui, mes chers collègues, doit rester au fond la seule raison de notre engagement politique à tous.
Pour conclure, j’aimerais partager avec vous cette phrase de Victor Hugo, l’auteur du Dernier Jour d’un condamné, dont l’esprit plane encore sur cette maison. Il écrivit dans les Misérables : « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, [...] tant qu’on n’a pas vu [...] une guillotine ; mais si l’on en rencontre une, [...] il faut se décider et prendre parti pour ou contre. » Je me félicite, au nom du groupe de l’Union centriste, que, sous votre impulsion et grâce à votre ténacité, monsieur le ministre Robert Badinter, la France ait choisi voilà trente ans d’être définitivement contre.