À cette séance de commémoration, je vois plusieurs raisons importantes.
La première concerne le Sénat lui-même. Il a joué, dans l’abolition de la peine de mort en France, un rôle essentiel, bien que complètement ignoré du public et des médias. Pour eux, tout était joué dès le soir du vote de l’abolition à l’Assemblée nationale.
Mais, en réalité, c’est le Sénat qui, en votant le 30 septembre 1981 le texte déjà adopté par l’Assemblée nationale, a aboli ce jour-là la peine de mort en France.
Ce vote était historique, car il mettait un terme à la pratique multiséculaire d’une justice de mort en France. Il concluait, à l’honneur de la République, deux siècles de débats passionnés autour de la peine capitale.
Cette décision honore d’autant plus les sénateurs qui l’ont prise que l’opinion publique –cela a été rappelé – était à une large majorité hostile à l’abolition.
Selon un sondage publié le matin même du débat dans un journal de l’opposition, deux tiers des Français étaient favorables à la peine de mort, un tiers seulement à l’abolition.
Mais ce qui est moins connu, et pour moi plus significatif, c’est le nombre des condamnations à mort encore prononcées à cette époque : au cours de l’année judiciaire 1980-1981, il y eut huit condamnations à mort en France. Même après l’élection de François Mitterrand, c’est-à-dire du 10 mai 1981 jusqu’au 25 juin 1981, terme de l’année judiciaire criminelle, trois condamnations à mort furent encore prononcées par des cours d’assises.
Ainsi, avant l’ouverture des débats au Sénat, je le confesse, je mesurais la difficulté de la tâche.
La majorité du Sénat, rappelons-le, était très opposée à la politique conduite par le président Mitterrand et la majorité de gauche à l’Assemblée nationale.
De surcroît, je savais que, deux ans plus tôt, au cours d’un débat dit « d’orientation » organisé au Sénat par le garde des sceaux de l’époque, Alain Peyrefitte, nombreux avaient été les orateurs qui s’étaient déclarés favorables au maintien de la peine de mort, compte tenu de l’état de l’opinion publique et, avait-on volontiers souligné, « jusqu’à ce que soit rétabli un climat de sécurité dans le pays » ; c’est dire que nous l’aurions encore…
Aussi les médias s’accordaient-ils sur un point, un seul, je dois le dire : la tâche, selon eux, ne serait pas facile pour le garde des sceaux au Sénat.
La plupart des augures annonçaient d’importantes retouches qui seraient apportées par le Sénat au texte de l’Assemblée nationale. On parlait volontiers de « perpétuité perpétuelle », on évoquait des peines de substitution à la peine de mort. Comme si l’on pouvait substituer quoi que ce soit à un supplice ; non, on l’abolit tout simplement. Or chacun savait que je refuserais tout amendement à ce sujet dans le cadre du débat sur l’abolition de la peine de mort. Pour moi, il ne pouvait s’agir, à ce moment décisif, que d’accomplir le vœu de Victor Hugo : « L’abolition pure, simple et définitive. » Quant à la nouvelle échelle des peines, c’était dans le cadre de la discussion du nouveau code pénal, sur lequel je travaillais déjà et qui devait connaître – le président Hyest l’a rappelé – de longs développements, qu’il appartiendrait de la définir.
Aussi prévoyait-on le vote, par la majorité sénatoriale, d’amendements au texte issu de l’Assemblée nationale, ouvrant par là même une navette de longue durée. Je n’ai pas besoin de rappeler que, s’agissant d’un débat qui durait depuis deux siècles, je n’allais pas demander l’urgence.
Ce délai de discussion parlementaire, dont j’entrevoyais le terme pour l’automne 1981, voire l’hiver 1982, je l’avoue, me préoccupait grandement. En effet, je mesurais que, pendant cette période, d’autres condamnations à mort pourraient être prononcées par des jurys des cours d’assises d’autant plus enclins à le faire, je le savais très bien, que celles-ci resteraient symboliques puisqu’ils avaient la certitude que le président Mitterrand gracierait. Les partisans de la peine de mort, eux, inévitablement, n’auraient pas manqué d’en tirer avantage et l’abolition en aurait été rendue encore plus difficile.
Et puis – pourquoi ne pas le dire ? – l’idée que je puisse être le ministre d’une justice qui prononcerait des condamnations à mort m’était insupportable. Je m’en ouvris au président Mitterrand.
Si nous avions prévu une session extraordinaire, encore fallait-il, avant le terme de celle-ci fixé au 1er octobre, obtenir un vote conforme au Sénat dès la première lecture. Mais comment y parvenir ?
Du côté des sénateurs de gauche, je savais pouvoir compter sur un soutien sans faille. L’abolition de la peine de mort était depuis longtemps inscrite dans les programmes, et nombreux – j’en reconnais ici certains – étaient, parmi les sénateurs de gauche, des militants de longue date de l’abolition. Socialistes et communistes, ils réalisaient enfin le vœu de Jean Jaurès. Radicaux, celui de Clemenceau.
Au sein des groupes centristes et de la droite sénatoriale, les opinions s’avéraient diverses, selon les convictions religieuses, philosophiques, voire judiciaires. Le président Poher, auquel j’avais rendu une visite de courtoisie, était demeuré impassible. En revanche, le président de la commission des lois, l’aimable Léon Jozeau-Marigné, m’avait glissé cette confidence : « Monsieur le garde des sceaux, ayez confiance ! » Je retins le propos…
En vérité, la liberté de vote étant reconnue, le choix de chacun était affaire de conscience et non plus de politique. La commission des lois ne parvint à aucune conclusion au terme de ses travaux. Le journal Le Monde titra alors : « Impasse au Sénat pour le projet sur la peine de mort ». Notre ami le centriste Paul Girod invita donc, en sa qualité de rapporteur, les sénateurs à se déterminer comme des jurés d’assises – j’entends encore la formule – « selon leur intime conviction ».
Désireux d’aboutir, je décidai donc de tempérer mon propos et de l’axer sur la dimension européenne de l’abolition, en rappelant que nous étions, pour notre humiliation, la dernière des grandes démocraties d’Europe occidentale à recourir encore à la peine de mort. Et ce fut du ton le plus modéré – dû, je le confesse aujourd'hui, à la menace d’une extinction de voix