Intervention de Robert Badinter

Réunion du 30 septembre 2011 à 11h00

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Pendant les deux jours de débats qui suivirent, je compris les charmes de la République parlementaire. Nul ne pouvait prévoir l’issue, car c’était affaire de conscience, et chacun des orateurs pensait, légitimement, pouvoir influencer le vote. À cette noble incertitude, je saisis mieux l’attachement de grands hommes politiques que j’ai connus – Pierre Mendès France, François Mitterrand, Edgar Faure, d’autres encore – à la République parlementaire de jadis, lorsque l’habileté et l’éloquence pouvaient déterminer le résultat d’un scrutin.

Enfin, le matin du 30 septembre, alors que tout paraissait encore indécis, la partie se joua sur un amendement déposé par le président Edgar Faure et soutenu par Étienne Dailly, visant à réduire aux crimes les plus odieux le domaine de la peine de mort. Après une dernière passe d’armes, où j’avais retrouvé toute ma passion, l’on passa au scrutin public : l’amendement fut repoussé par 172 voix contre 115. Maurice Schumann, grand abolitionniste, m’avait fait discrètement savoir que, si l’amendement était rejeté, la victoire était acquise.

De fait, les choses allèrent ensuite très vite. La plupart des amendements furent retirés et, à douze heures cinquante, le vote ultime intervint. Le projet était adopté par le Sénat dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale. Je regardai la place du sénateur Victor Hugo : l’abolition « pure et simple » de la peine de mort en France était acquise.

C’est surtout parce que ce vote du Sénat fut un vote de conscience des sénateurs que j’ai souhaité que cette séance commémorative ait lieu. Elle nous donne en effet l’occasion de rappeler, ici, le souvenir de nos collègues qui ont voté, dans le climat que j’évoque, l’abolition. À défaut de pouvoir les citer tous, j’en évoquerai certains qui, au sein des divers groupes, ont soutenu pendant des années, avec éclat, la cause de l’abolition. C’est avec un sentiment de nostalgie et de piété amicale que je rappelle leurs noms : Charles Lederman, le grand avocat communiste, notre ami le socialiste Michel Dreyfus-Schmidt, inlassable et toujours passionné quand il s’agissait des droits de l’homme, le centriste Marcel Rudloff, à la conscience inébranlable, et le gaulliste Maurice Schumann, dont la voix de bronze résonne encore en nous.

Les noms de ces sénateurs, de sensibilités politiques diverses, témoignent bien de ce que l’abolition voulue par François Mitterrand, auquel nous ne saurions rendre assez hommage à cet égard, était une juste cause qui transcendait les appartenances politiques. Par le vote du Sénat, la loi d’abolition devenait un progrès de la conscience humaine plutôt qu’une victoire politique.

Je dis parfois, en mesurant la puissance de l’instinct de mort chez les êtres humains, que l’abolition de la peine de mort demeure, en définitive, une des rares grandes victoires morales que l’humanité puisse remporter sur elle-même.

Saluons les sénateurs de tous les groupes qui ont voté l’abolition le 30 septembre 1981.

Il est bien aussi, pour l’honneur de la République française, de rappeler que, un quart de siècle après l’abolition voulue par François Mitterrand, le président Jacques Chirac a demandé que celle-ci soit inscrite dans la Constitution : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort », énonce l’article 66-1 depuis le 23 février 2007.

Mes collègues socialistes m’avaient fait l’honneur de me désigner pour intervenir devant le Congrès. À l’accueil quasi unanime et si chaleureux que suscita mon propos, j’appréciai le changement intervenu en France depuis vingt-cinq ans s’agissant de l’abolition, non seulement dans les lois, mais aussi, ce qui est plus important encore, dans les esprits et les cœurs.

Mes chers collègues, à nous retourner ainsi vers le passé, nous mesurons mieux les progrès immenses réalisés par la cause de l’abolition.

La France, on l’a rappelé, fut, en 1981, le trente-cinquième État à abolir la peine de mort. Aujourd’hui, sur les cent quatre-vingt-treize États que compte l’Organisation des Nations unies, cent trente-huit sont abolitionnistes en droit ou en fait. C’est dire que l’abolition est devenue majoritaire dans le monde. Sans doute certains États, notamment la Chine, les États-Unis ou les États islamistes intégristes, pratiquent-ils encore la peine de mort.

Mais, à considérer le nombre d’instruments internationaux qui interdisent le recours à la peine de mort aux États signataires, les moratoires sur les exécutions, demandés par une majorité croissante d’États aux Nations unies, à lire les statuts fondateurs des juridictions pénales internationales, qui connaissent des pires crimes, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité et les génocides, statuts qui tous écartent la peine de mort, on mesure que la marche vers l’abolition universelle se révèle irrésistible.

Ma conviction est absolue : comme la torture, dont elle est l’expression ultime, la peine de mort est vouée à disparaître de toutes les législations. Et les générations nouvelles verront un monde libéré de la peine de mort.

Pour autant, nous ne devons pas relâcher nos efforts. Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui est advenu ces jours derniers dans l’État de Géorgie, aux États-Unis, où Troy Davis a été exécuté après vingt-deux années passées dans les quartiers de la mort, alors qu’il n’existait contre lui aucune preuve matérielle et que sept des neuf témoins entendus à la demande de l’accusation s’étaient rétractés.

À des milliers de kilomètres de là, dans la République islamique d’Iran, c’est la pendaison d’un garçon que nous apprenons, la pendaison d’un garçon mineur au moment du crime dont il était accusé, ce qui est contraire aux conventions internationales souscrites par l’Iran. Et nous savons qu’en Chine, même si le nombre des exécutions a décru grâce à l’ardeur d’un mouvement abolitionniste nouveau, c’est par milliers que l’on compte encore les exécutions.

Notre devoir est donc tracé : aussi longtemps que l’on pendra, que l’on fusillera, que l’on empoisonnera, que l’on décapitera dans le monde, nous devrons combattre sous tous les cieux la peine de mort, cet archaïsme sanglant, ce châtiment cruel, inhumain et dégradant, comme le qualifie la Cour européenne des droits de l’homme.

C’est au regard de cet enjeu majeur pour la conscience humaine que le vote du 30 septembre 1981 revêt toute sa dimension morale. Le Sénat, ce jour-là, a assumé la fonction qui, à mon sens, doit être celle de tout parlement dans une démocratie : être le phare qui éclaire les voies de l’avenir, et non le miroir qui reflète les passions de l’opinion publique.

Monsieur le président, mes chers collègues, grâce à vous, mon ultime propos à la tribune parlementaire aura été une parole d’espérance et de conviction. Le hasard, ou le destin, fait que j’achève mon intervention trente ans jour pour jour, heure pour heure et presque minute pour minute, après le vote par le Sénat de l’abolition de la peine de mort en France.

Au soir de sa vie, le sénateur Victor Hugo écrivait au bas d’une ultime proposition d’abolition : « Heureux si l’on peut dire un jour de lui : en s’en allant, il emporta la peine de mort ».

Mes chers collègues, de tout cœur, je vous remercie.

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