Intervention de Pascal Saint-Amans

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 28 juin 2017 à 9h05
Convention multilatérale du 7 juin 2017 pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices — Audition de M. Pascal Saint-amans directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'ocde

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE :

Avant d'entrer dans le détail de la convention multilatérale, qui sera soumise à la ratification du Parlement et dont vous aurez donc à connaître assez rapidement, je vous propose de la resituer dans son contexte, qui est celui du plan d'actions BEPS, dont j'ai eu l'occasion de vous présenter le contenu à plusieurs reprises au cours des trois dernières années.

Les choses ont commencé en 2012, lorsque le G20 a demandé à l'OCDE de modifier les règles de la fiscalité internationale pour réaligner la localisation des profits des entreprises avec celle de leurs activités - autrement dit, de mettre fin à ce que d'aucuns appellent les « paradis fiscaux ».

Sur les quinze « actions » adoptées dans le cadre du projet BEPS, trois étaient liées à la modification des conventions fiscales. Je rappelle que celles-ci sont des conventions bilatérales, inspirées d'un modèle de convention initialement développé par la Société des Nations en 1928. Ce modèle a été actualisé, de manière régulière, mais somme toute marginale, par l'OCDE et par l'ONU. Il n'a qu'une valeur de législation « molle », mais les États peuvent s'en inspirer lorsqu'ils négocient des instruments de droit contraignant.

Modifier le modèle de convention à la suite des travaux réalisés dans le cadre du projet BEPS posait une difficulté : les pays auraient dû renégocier une à une toutes leurs conventions fiscales bilatérales. Or la France est par exemple liée à ses partenaires par environ 120 conventions fiscales, et on dénombre au total plus de 3 500 conventions fiscales bilatérales dans le monde.

Aujourd'hui, les travaux BEPS ont été reconnus et endossés par 100 pays. Nous avons constitué un « cadre inclusif », au sein de l'OCDE, le « comité des affaires fiscales », qui regroupe 100 pays, sur un pied d'égalité, qu'ils soient ou non membres de l'Organisation. La dimension de l'OCDE en matière fiscale en sort totalement changée : 100 pays qui se mettent d'accord, c'est quelque 2 000 conventions bilatérales concernées... Un pays ne pouvant guère modifier plus de six à sept conventions par an, même en y consacrant de nombreux moyens, la France mettrait de vingt à trente ans à modifier l'ensemble de ses conventions ! Il est clair que, durant cet intervalle, toutes les lacunes que nous avons identifiées dans les conventions fiscales seraient utilisées à des fins de planification fiscale agressive.

Au travers de l'action 15 du plan BEPS, nous avions donc proposé d'explorer la possibilité de modifier les conventions fiscales bilatérales au moyen d'un instrument multilatéral devant être ratifié par les Parlements. Une étude de faisabilité a été réalisée à ce sujet et, en novembre 2015, lors de la présentation des conclusions du projet BEPS aux chefs d'État et de gouvernement du G20 à Antalya, nous avons conclu que cela était possible. Au cours de l'année 2016, nous avons donc réuni une conférence internationale, appelée « Groupe ad hoc », qui comprenait 102 pays et juridictions, afin de négocier cet instrument multilatéral.

En premier lieu, l'instrument multilatéral vise à modifier les conventions bilatérales de manière à mettre un terme à leurs lacunes qui facilitent l'évasion fiscale internationale. Tous les pays se sont engagés à appliquer un « standard minimum », fondé sur le principe que les conventions fiscales doivent être réparées pour mettre fin à leur utilisation abusive, le treaty shopping.

Par exemple, les investisseurs français qui veulent investir en Inde passent tous par l'île Maurice aujourd'hui, ce qui est contraire à l'esprit à des conventions, mais non à leur lettre. Ce phénomène est massif, puisque 27 % des investissements directs réalisés en Inde depuis l'ensemble du monde transitent aujourd'hui par l'île Maurice. De fait, la convention fiscale entre l'Inde et l'île Maurice, conçue à l'époque où le pays n'était pas encore devenu un centre financier et dont l'économie se limitait à la canne à sucre et au textile, prévoit qu'il n'y a pas de retenue à la source ni d'imposition en Inde sur les revenus passifs qui y sont réalisés par des étrangers. Ainsi, une entreprise constituée à l'île Maurice pour investir en Inde, une global business company (GBC), ne sera pas taxée sur ses revenus réalisés en Inde et « remontés » vers l'île Maurice. La convention fiscale entre l'île Maurice et la France, quant à elle, prévoit que ces mêmes revenus ne sont taxables qu'à l'île Maurice - où, comme par hasard, ceux-ci ne sont pas taxés. Il en résulte qu'une entreprise française désirant investir en Inde, au lieu d'investir directement, ce qui donnerait lieu à la fois à une retenue à la source en Inde et à une imposition en France (avec élimination de la double imposition par l'application d'un crédit d'impôt égal à l'impôt déjà payé en Inde), est incitée à passer par l'île Maurice, ce qui lui permet d'échapper à la fois à la retenue à la source indienne et à l'imposition en France. Ce montage aboutit donc à une situation de double non-imposition. Il faut dire que les principes conventions fiscales ont été conçus voilà à peu près un siècle, alors que l'inventivité des juristes n'était pas aussi puissante qu'aujourd'hui.

Il est assez facile de résoudre ce problème. Pour ce faire, deux options figurent dans l'instrument multilatéral. Premièrement, l'introduction d'une clause de « limitation des avantages » (LOB, limitation of benefits) dans toutes les conventions fiscales, qui permet de n'accorder les avantages de celles-ci qu'à hauteur des intérêts détenus par les personnes qui contrôlent la chaîne de société en bout de chaîne - ainsi, l'Inde n'accorderait les bénéfices de sa convention fiscale qu'aux investisseurs effectivement établis à l'île Maurice, et non à ceux qui sont in fine établis en France. La seconde option et l'introduction d'une clause permettant d'écarter les montages à but principalement fiscal (COP, critère des objets principaux) - ainsi, le bénéfice de la convention fiscale entre l'Inde et l'île Maurice pourrait être refusé dès lors qu'il est démontré que le recours à une société mauricienne obéit à un but principalement fiscal, ce qui est relativement aisé.

Il ne s'agit que d'un exemple - je ne veux pas accabler l'île Maurice, qui d'ailleurs devrait signer l'instrument multilatéral vendredi prochain. Le phénomène est industriel. Ainsi, aux Pays-Bas, selon les chiffres officiels du gouvernement néerlandais, entre 8 000 et 12 000 avocats fiscalistes vivent exclusivement du treaty shopping ! Conséquence directe, les flux d'investissements directs étrangers (IDE), entrants comme sortants, atteignent trois fois le volume du PIB du pays : il s'agit bien d'un pays de « passage », caractéristique du treaty shopping.

Nous savions donc comment « réparer » les conventions fiscales. Encore fallait-il que tout le monde se mette d'accord, et que la convention soit signée par tous les pays massivement utilisés à des fins de treaty shopping. Or si le phénomène est important, le nombre de pays massivement utilités à cette fin est limité - l'île Maurice, les Seychelles, le Luxembourg, la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, la Barbade, Singapour, et Hong Kong, des juridictions dont certaines comptent parmi les places financières d'envergure.

Cette stipulation relative à l'utilisation abusive des conventions fiscales est la plus fondamentale des stipulations de « substance fiscale » de la convention. Les autres dispositions de substance sont, par comparaison, de bien moindre importance.

La deuxième concerne la définition de l'« établissement stable » : à partir de quand une entreprise qui exerce des activités sur un autre territoire devient-elle taxable sur celui-ci, sans pour autant y être incorporée ? La définition de l'établissement stable, telle qu'elle existe dans le modèle de convention fiscale actuel, est dépassée, car elle permet des schémas agressifs, comme la transformation d'un « distributeur » (dont la marge est en général de 15 % à 20 %) en un simple « commissionnaire » (dont la marge peut être réduite à 2 % à 3 %), qui peut faire s'évaporer des milliards d'euros en une nuit, par un simple changement contractuel avec l'entreprise mère, souvent établie aux Pays-Bas. Toutes les administrations fiscales qui ont engagé des redressements sur ce fondement ont perdu devant les tribunaux, les conventions fiscales n'interdisant nullement la transformation d'un distributeur en commissionnaire. Nous avons proposé, dans le cadre du plan BEPS, de réparer les conventions pour mettre un terme à ce phénomène, ce qui sur le plan juridique n'était pas très compliqué.

S'agissant toujours de l'établissement stable, nous avons également prévu l'introduction dans les conventions fiscales d'une clause permettant de lutter contre le fractionnement abusif. De fait, dans un modèle économique comme celui d'Amazon, le stockage est séparé de la livraison, elle-même séparée du comptage... Or la réunion des trois activités ne permet pas pour autant d'aboutir à la qualification d'établissement stable sur le plan juridique. En réalité, pourtant, ce n'est pas parce que les activités sont fractionnées dans différents endroits ou de différentes manières qu'elles ne forment pas, ensemble, un établissement stable.

Troisièmement, nous avons introduit dans la convention multilatérale une stipulation relative à la neutralisation des produits dits « hybrides ». Tous les pays ne sont pas obligés d'utiliser cette stipulation, certains d'entre eux disposant d'un équivalent interne en vertu de leur ordre constitutionnel ou législatif. D'autres en avaient besoin. De manière schématique, un produit hybride est une obligation convertible en actions. Par exemple, si une entreprise française qui investit en Italie prête à sa filiale italienne un tel produit hybride, celui-ci sera regardé comme une obligation en Italie et une action en France : il pourra donc être déduit de l'impôt en Italie au titre des charges déductibles, alors même que son dividende sera exonéré en France, en application de la directive mère-fille. Dans le cadre de l'action 2 du projet BEPS, nous avons proposé une modification législative, qui a déjà été adoptée par la France, où le problème ne se pose plus. Dans certains pays, cette modification doit être validée par les conventions fiscales.

Enfin, et c'est une stipulation favorable aux entreprises, l'instrument multilatéral améliore les processus d'élimination des doubles impositions en cas de conflit entre deux États. Les États sont, de fait, particulièrement médiocres dans l'élimination des doubles impositions, les conventions fiscales n'ayant pas instauré de procédure très efficace en la matière, et ces procédures étant fort mal mises en oeuvre. Nous avons là encore réparé les conventions fiscales pour les rendre plus efficaces sur cet aspect, et nous organisons actuellement un « examen par les pairs » pour nous assurer que les pratiques des administrations fiscales évoluent. De fait, l'évolution est assez massive.

Voici en quelques mots ce que contiennent ces clauses qui visent à « réparer » les conventions fiscales. Mais comment faire, sur le plan juridique, pour qu'un instrument multilatéral puisse modifier les conventions fiscales bilatérales existantes ? Nous ne pouvions nous appuyer sur aucun précédent.

En 2016, le Groupe ad hoc a conçu le mécanisme multilatéral à même de modifier les conventions fiscales bilatérales. Si la lecture en est assez rébarbative, ce mécanisme n'est pas si complexe. Comme nous l'avions prévu, il a été adopté après un an de négociations, et la convention multilatérale, qui prévoit des clauses d'opt in et d'opt out, a été mise à la signature des parties en décembre 2016. Le 7 juin dernier, 67 États, couvrant 68 territoires, ont signé la convention - la différence tient à ce que la signature est ouverte aux seuls États, mais la Chine en a étendu le bénéfice à Hong Kong, avec l'accord de toutes les autres parties. Cette extension était très importante, puisque Hong Kong peut être utilisé à des fins de treaty shopping.

Le mécanisme juridique implique que chaque pays nomme les conventions fiscales qu'il entend voir modifiées par l'instrument multilatéral et qu'il décide, convention par convention, pays par pays, les stipulations qui doivent être activées. Par exemple, la France a désigné un nombre important de pays, soit 88 pays sur les 128 avec lesquels elle est liée par une convention bilatérale, sachant que 62 partenaires de la France sont également signataires de la convention multilatérale.

La France a une conception très large de la convention. Elle a émis assez peu de réserves, si ce n'est, pour une faible part, sur les dispositions relatives à l'établissement stable, et, en partie également, sur celles qui concernent les produits hybrides, dont notre pays n'a pas besoin puisqu'elles existent en droit interne.

Nous avons organisé, avant la signature de la convention, des rencontres rapides, de type speed dating, entre les différents pays, de manière que les États puissent étudier les stipulations qu'ils actionneront bilatéralement.

Une fois signé, l'instrument multilatéral doit être soumis à la ratification des parlements nationaux. Les pays devront alors arrêter la liste de leurs réserves. La liste établie lors de la signature n'est donc qu'indicative : elle peut être modifiée jusqu'à la ratification de l'accord. Cette précision est importante, car un certain nombre de pays partenaires de la France qui ont exposé des réserves, notamment sur la définition de l'établissement stable, sont susceptibles de les lever avant la ratification. Il est également possible, et même plus que vraisemblable, que la convention multilatérale soit signée par un certain nombre d'autres pays.

Nous sommes donc en présence d'un instrument vivant, dynamique, qui devrait modifier les conventions fiscales et, demain, protéger la France de l'utilisation abusive de leurs stipulations. En effet, plus le réseau de conventions d'un pays est large, plus celui-ci est exposé au risque que ses conventions fassent l'objet de treaty shopping.

La convention multilatérale est un instrument innovant, qui nous épargne vingt ans de négociations, beaucoup de ressources et d'énergie et de nombreuses ratifications. Elle intéresse en cela de nombreuses organisations internationales, qui souhaiteraient pouvoir modifier des conventions bilatérales en une fois. De fait, pourquoi renvoyer à des négociations bilatérales quand tout le monde se met d'accord sur un point ?

Tel est l'état des lieux. Nous nous tiendrons à votre disposition pour répondre à toutes vos questions et vous indiquer, pour chaque pays, les réserves qui ont été émises. D'ici à dix jours, nous aurons achevé le développement d'un système d'information qui permettra de vérifier très facilement quel est le droit applicable - c'est-à-dire quelles stipulations ont été activées de façon bilatérale via cet instrument multilatéral - entre la France et n'importe lequel de ses partenaires. Ce système permettra d'accroître considérablement la lisibilité de l'instrument.

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