Pourquoi les choses sont-elles allées aussi vite ? Claude Raynal a raison de dire que pendant très longtemps, l'OCDE n'était pas connue pour sa vitesse d'exécution. Il lui fallait en moyenne cinq ans pour changer trois virgules et deux points dans une convention fiscale, ce qui n'était guère satisfaisant. Ce n'est pas Roger Karoutchi, ancien ambassadeur de France auprès de cette institution, qui me contredira.
La crise financière de 2007-2008, qui s'est traduite en crise budgétaire et fiscale, puis sociale et enfin politique, a permis de mettre en oeuvre une nouvelle dynamique. Les États, forcés de lever des fonds pour sauver les banques, ne pouvaient plus tolérer qu'elles accueillent certains contribuables dans des paradis fiscaux et facilitent la fraude.
Quelle que soit la couleur politique des ministres des finances concernés, tous ont refusé de mettre sur la table des milliers de milliards d'euros pour sauver des banques qui continueraient d'aider des contribuables à ne pas payer les impôts sur lesquels seraient assis les emprunts en question.
Une fois cette dynamique à l'oeuvre, une seconde est venue s'y greffer : la fiscalité sur les personnes physiques - impôt sur le revenu et TVA - ayant globalement augmenté au sein des pays de l'OCDE, il n'était plus politiquement possible de laisser les multinationales payer peu, voire pas d'impôts, en raison d'obscures règles de fiscalité internationale remontant à près d'un siècle.
C'est donc une sorte d'alignement des astres qui a rendu les choses possibles : la crise, l'émergence du G20 en tant que nouvelle gouvernance mondiale - cette organisation, qui représente 85 % de l'économie mondiale, a un poids réel - et enfin la modeste contribution de l'OCDE en tant que telle, à travers son expertise technique et sa force de proposition.
La lutte contre l'évasion fiscale des multinationales va bien au-delà des modifications des conventions fiscales. C'est la raison d'être du plan BEPS - Base Erosion and Profit Shifting - demandé par les ministres des finances du G20, à l'automne 2012.
Nous avions réussi à l'inscrire dans le communiqué des chefs d'État et de gouvernement de Los Cabos, en juin 2012. Tout juste nommé directeur, j'ai introduit le plan BEPS, qui n'était encore qu'une idée que je souhaitais développer dans les années à venir, dans les paragraphes fiscaux du G20. À l'automne, le chancelier de l'Échiquier britannique, George Osborne, se trouvant confronté à des manifestations hostiles à l'entreprise Starbucks, a appelé ses homologues Wolfgang Schaüble et Pierre Moscovici pour leur proposer d'aller plus vite, et de mandater l'OCDE pour produire un rapport, que nous avons remis en février 2013.
Nous y avons souligné que l'évasion fiscale internationale des entreprises était devenue massive et qu'il s'agissait quasiment, pour certaines d'entre elles, d'un modèle d'affaires. Nous avions identifié 250 schémas fiscaux en une dizaine d'années. Mais si l'on ferme un schéma, un autre ouvre le lendemain. Il fallait s'attaquer aux racines du problème, à savoir l'absence de règles fiscales internationales dans de nombreux domaines.
Les États ont toujours été extrêmement réticents à se lier et à limiter leur souveraineté par des accords internationaux. La globalisation s'est faite de manière non régulée en matière fiscale. Il nous fallait donc développer des outils permettant d'éviter que les États ne mettent en place des pratiques fiscales dommageables. À cet égard, j'attire votre attention sur l'article 39 terdecies du code général des impôts - le régime favorable des plus-values de long terme -, qui constitue une pratique fiscale dommageable sur les brevets identifiée par l'OCDE. J'espère que vous serez invités très prochainement à le modifier.
L'opacité est un autre aspect de ces pratiques dommageables. Je pense, par exemple, au Luxembourg, connu pour ses rulings secrets.
Nous avons aussi décidé de mettre fin aux produits hybrides. J'ai déjà évoqué le schéma des obligations convertibles en actions : l'Italie considérait qu'il s'agissait d'un intérêt, et à ce titre déductible ; la France qu'il s'agissait d'un dividende, et à ce titre exonéré. Le problème, c'est qu'il n'y avait qu'un gagnant : celui qui se prêtait à lui-même pour profiter d'un crédit d'impôt.
Nous avons donc demandé aux États de regarder ce qui se passe de l'autre côté de la frontière, et d'arrêter de se retrancher derrière leur souveraineté en leur proposant un modèle de législation commune.
Nous avons ensuite voulu démontrer que les règles existantes, notamment les conventions fiscales et les prix de transfert, ne correspondaient plus à un monde devenu multilatéral et globalisé. Ces instruments, purement bilatéraux, ne fonctionnaient plus. Nous les avons « réparés ».
Nous avons à cette fin préconisé trois mesures sur les prix de transfert, en modifiant un autre instrument d'ores et déjà appliqué par les États : les Principes applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales.
Un autre volet du plan d'action était relatif à la transparence des entreprises, qu'il est impératif d'accroître. À cette fin, nous avons instauré un reporting pays par pays qui devra être remis aux administrations fiscales. Ces dernières auront ainsi la même vision d'ensemble que les directeurs fiscaux des entreprises multinationales.
Enfin, quatre actions du plan BEPS étaient relatives aux conventions bilatérales. La convention multilatérale, elle-même préconisée à l'action 15, doit permettre de les rendre immédiatement applicables.
Les processus de ratification peuvent effectivement être très longs. Parfois, ils atteignent quatre ou cinq ans - la France ne fait d'ailleurs pas partie des pays les plus diligents à cet égard.
À cet égard, nous avons mis en oeuvre un système d'examen par les pairs, du moins pour ce qui concerne le « standard minimum » dont le but est de lutter contre l'abus des conventions fiscales. Au total, 100 pays ont pris l'engagement d'appliquer ce standard minimum.
L'examen par les pairs sera mis en oeuvre à la fin de l'année 2017 : nous allons ainsi nous assurer que toutes les parties agiront bien, et ce dans les délais prévus. Il concernera notamment la Suisse, qui a été précédemment évoquée. Le cas échéant, une dénonciation sera formulée. En la matière, une véritable dynamique politique est à l'oeuvre. L'OCDE remettra des rapports publics au G20, dont l'influence politique nous permettra certainement d'avancer.
Le montant global en jeu est de 250 milliards de dollars, et encore cette estimation est-elle particulièrement prudente. Cela étant, pour l'heure, nous ne sommes pas en mesure de décliner les sommes pays par pays. Quoi qu'il en soit, les pays en voie de développement sont les grands perdants du treaty shopping : ils perdent totalement leurs droits de retenue à la source, qui sont généralement plus élevés que ceux des pays développés, ce qui leur coûte des milliards de dollars.
De nombreux professionnels du droit fiscal ne vivent que de ces secteurs, en particulier à l'île Maurice. En conséquence, ils sont extrêmement inquiets : ce pays n'a pas de modèle économique à substituer à l'existant, et elle voit donc se profiler de grandes difficultés économiques. L'OCDE travaille actuellement sur cette question en lien avec l'île Maurice.
Bien sûr, l'évasion fiscale persistera à l'avenir, mais elle deviendra de plus en plus marginale. Hier, elle était encore massive, tolérée et facilitée par l'inaction des États : elle constituait même le modèle d'affaires. Nous avons bel et bien changé de paradigme. Du fait de la publicité dont bénéficie le projet BEPS, la question de la fiscalité a atteint les conseils d'administration, où siègent désormais les directeurs fiscaux. Les dirigeants des sociétés en sont soucieux, car c'est la réputation de leur entreprise qui est en jeu. L'environnement et les instruments juridiques ont changé. La globalisation a été régulée.
Le projet BEPS présente des aspects de transparence, qu'il s'agisse du reporting pays par pays ou de la publicité des rulings. Néanmoins, le véritable enjeu en matière de transparence reste l'échange d'informations, c'est-à-dire le fait que les pays à secret bancaire échangent leurs informations avec les États tiers souhaitant taxer leurs contribuables.
Dans ce domaine, les changements sont considérables. En 2008, on dénombrait en tout et pour tout 42 conventions bilatérales d'échange de renseignements entre un pays à secret bancaire et un pays sans secret bancaire. Désormais, on en compte 7 000, grâce à une convention multilatérale étendue à l'initiative de l'OCDE. Cette convention est désormais signée par 111 pays ; 21 autres États sont en voie d'accession. On atteindra demain les 8 000 relations bilatérales. Le monde entier sera pour ainsi dire couvert, et l'échange de renseignements à la demande sera généralisé.
Il s'agit là d'un changement fondamental. Encore faut-il maintenant que les administrations fiscales nationales « requises » puissent avoir connaissance des informations demandées, ce qui souvent n'était pas possible, par exemple pour les comptes au porteur ou pour les sociétés offshore.
Le prochain défi est donc l'échange automatique d'informations. Le Forum mondial de l'OCDE, qui réunit aujourd'hui 142 pays, procède à un examen par les pairs également sur la mise en oeuvre de l'échange automatique. Il achève aujourd'hui même la première phase d'examen : sur les quinze pays évalués, tous ont été jugés « largement conformes », un seul étant jugé « partiellement conforme » et un seul étant jugé « non-conforme » - il s'agit de Trinidad et Tobago, qui n'est pas un centre mondial de l'évasion fiscale, mais un pays qui rencontre de grandes difficultés pratiques à se mettre en conformité, et auquel l'OCDE prête assistance. D'une manière générale, l'effort entrepris a porté ses fruits, et surtout, la dynamique est engagée.
Au cours des quinze derniers mois, et à la suite du scandale des Panama Papers, les États qui restaient quelque peu à la traîne ont été rappelés à la rigueur. Ils ont changé du tout au tout, par crainte de figurer sur la liste que l'OCDE a demandé au G20 et qui sera publiée en juillet 2017. Le Panama, les Bahamas et les Émirats Arabes Unis ont signé ou vont signer la convention multilatérale. Le Panama l'a même déjà ratifiée. Ce pays a été jusqu'à constituer une autorité compétente, dont il a demandé à l'OCDE de former le personnel. La dynamique est indéniable.
L'échange automatique de renseignements entera en vigueur dans 50 pays le 30 septembre 2017, et dans 50 autres pays le 30 septembre 2018. Cette seconde phase regroupera essentiellement des États qui, par le passé, pratiquaient le secret bancaire. Il s'agit ni plus ni moins que de la multilatéralisation de l'accord FATCA. En 2018, nous verrons si la législation a été adaptée dans tous les pays concernés pour assurer l'échange automatique d'informations.
Un seul pays refuse encore ces échanges automatiques : les États-Unis. Toutefois, ces derniers ne sont pas le paradis fiscal que certains se plaisent à décrire. Le problème de Delaware a notamment été réglé en 2016, ce que n'a pas remis en cause la nouvelle administration.
Tous ces changements imposent des révisions législatives majeures et de grandes évolutions dans les pratiques des banques et des administrations. Sur le plan matériel, il faut construire des milliers de « tuyaux » informatiques entre les États, en respectant tous les impératifs de sécurité des données. Or un seul « tuyau » informatique coûte plusieurs millions d'euros. Voilà pourquoi la centaine de pays concernés se sont tournés vers l'OCDE, afin que nous négociions, avec un prestataire de services, la construction d'un canal mutualisé utilisé par tous, sans pour autant qu'il y ait une centralisation de l'information, qui demeure par définition bilatérale. Nous sommes là face à un enjeu majeur de confidentialité et de sécurisation informatique. Il est impératif d'assurer un cryptage efficace.
Nous en sommes actuellement à la phase de test : nous avons recruté des hackers qui tentent de mettre en défaut le système avant son entrée en application en septembre prochain. Ce dispositif est ainsi développé à un coût extrêmement limité.
Enfin, je rappelle que l'OCDE exerce nombre d'autres compétences. Elle conçoit ainsi des instruments de lutte contre la corruption. Elle élabore également l'étude PISA, le programme international pour le suivi des acquis des élèves, qui est bien connu.