Intervention de François Pillet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 11 octobre 2017 à 10h00
Projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats du régime général et de la preuve des obligations — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de François PilletFrançois Pillet, rapporteur :

L'ordonnance dont le projet de loi propose la ratification sans modification été prise sur le fondement de l'habilitation accordée par l'article 8 de la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, examinée en 2014 et 2015 par notre commission sur le rapport de notre collègue Thani Mohamed Soilihi. L'habilitation concernait près de 300 articles, ce qui en faisait la réforme la plus ambitieuse du code civil depuis 1804. Notre commission s'était opposée à la méthode employée, sans contester aucunement la nécessité d'une réforme, qu'elle avait au contraire soulignée : Thani Mohamed Soilihi défendit le principe selon lequel une réforme du droit civil de cette ampleur devait être soumise au Parlement. D'ailleurs, le Sénat n'aime pas déléguer ses prérogatives. La loi d'habilitation fut promulguée le 16 février 2015. L'ordonnance date du 10 février 2016 et s'applique depuis le 1er octobre 2016.

Dès lors, pourquoi la ratifier ? La ratification donne valeur législative aux dispositions issues de l'ordonnance, qui n'ont sinon qu'une valeur réglementaire. De ce fait, leur régime juridictionnel, qui relève pour l'instant de la compétence du Conseil d'État, changera : il sera possible de soulever à leur encontre une question prioritaire de constitutionnalité.

Comme l'ordonnance est déjà entrée en vigueur, toutefois, le Parlement ne dispose plus de la même latitude pour modifier ses dispositions lors de sa ratification. Le Conseil constitutionnel a rappelé dans deux décisions récentes que, « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit, c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter tant les décisions de justice ayant force de chose jugée » - pour le texte qui nous occupe, il n'y en a pas eu - « que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ». Il indique aussi que « le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789 ». Il souligne enfin que le législateur, « lorsqu'il modifie, notamment à l'occasion de sa ratification, les dispositions d'une ordonnance entrées en vigueur, (...) est tenu au respect de ces exigences ». De surcroît, le Conseil a énoncé de façon plus systématique que « lors de la ratification d'une ordonnance entrée en vigueur, le législateur est tenu au respect [des] règles et principes de valeur constitutionnelle ». En somme, nous pouvons modifier cette ordonnance à notre guise, pourvu qu'il n'y ait pas d'impact sur la période intermédiaire.

Devons-nous la ratifier ? Pour répondre à cette question, il faut remonter aux objectifs de la réforme. Celle-ci est d'abord marquée par le développement de l'unilatéralisme, par exemple en matière de résolution du contrat ou de fixation du prix. L'idée est de permettre aux parties de ne pas avoir à saisir le juge, avec comme objectif de maintenir le contrat plutôt que d'y mettre fin : on peut parler ici de libéralisme contractuel. Pour autant, le rôle du juge est accru par certaines dispositions. Ces deux tendances contraires ont été critiquées. Toutefois, le renforcement des pouvoirs du juge sur le contrat l'est bien davantage, en particulier par les représentants des milieux économiques - mais aussi par une large partie de la doctrine - chez qui il suscite des craintes de voir le juge devenir un régulateur du contrat ou exercer une véritable police du contrat, au détriment de la liberté contractuelle et de l'autonomie de la volonté des parties. Les nouvelles prérogatives du juge lui permettraient de réviser le contrat ou d'y mettre fin, à la demande d'une partie seulement, en cas de changement de circonstances imprévisible. Auparavant, notre droit ne connaissait pas l'imprévision. L'idée que le juge puisse, dans le dispositif de l'imprévision, modifier le contrat a paru à certains très contestable, voire hérétique.

Ainsi, alors que le Gouvernement a voulu renforcer l'attractivité du droit des contrats pour les entreprises, nombre de personnes nous ont indiqué que la réforme, en l'état, ne détournerait pas les grandes entreprises françaises du droit suisse, du droit anglais ou du droit de l'État de New York, et inciterait encore moins les entreprises étrangères à choisir le droit français pour leurs contrats internationaux. En effet, le renforcement du rôle du juge sur le contrat, source d'imprévisibilité et d'aléa judiciaire dans l'exécution du contrat, serait un symbole négatif pour l'attractivité du droit français.

Certes, l'idée sous-jacente de ces nouvelles prérogatives du juge est de mieux protéger la partie faible au contrat, selon un principe de justice contractuelle, mais c'est sans doute là qu'il faut voir la dimension la plus politique et la plus novatrice d'une réforme pourtant présentée comme essentiellement technique pour justifier le recours à une ordonnance. Alors que l'habilitation n'était pas aussi explicite sur de telles innovations, celles-ci auraient justifié, à elles seules, l'examen de la réforme par le Parlement.

Dans son rapport, Thani Mohamed Soilihi considérait d'ailleurs que « la réforme du droit des obligations pose des questions politiques majeures, qu'il revient au seul Parlement de trancher », s'agissant en particulier de « l'équilibre à retenir entre l'impératif de justice dans le contrat, qui peut justifier une plus grande intervention du juge, ou une modification des termes du contrat, et celui qui s'attache à l'autonomie contractuelle et à la sécurité juridique du contrat, qui peut justifier qu'une partie reste tenue par ses engagements, même s'ils lui deviennent défavorables ».

Dès lors que l'ordonnance, globalement bien reçue par la doctrine et par les praticiens, consolide, modernise et clarifie un droit défraîchi sans le bouleverser ni constituer une rupture, et que très peu de dispositions demeurent sérieusement contestées, la ratification n'en est que moins difficile, à condition toutefois d'apporter les corrections de nature à répondre aux critiques les plus fondées et légitimes.

C'est une réforme nécessaire, longtemps attendue, initiée par un contexte européen en évolution. La première décennie du siècle connut d'importants travaux sur le droit européen des contrats, tant dans le cadre des institutions européennes que dans les milieux universitaires. Ces initiatives rencontrèrent l'hostilité et suscitèrent l'inquiétude en France, en particulier au sein de la doctrine, tant elles ignoraient le droit français. Cela conduisit à lancer les premiers travaux sur la réforme du droit des contrats en France et à ouvrir la réflexion sur la modernisation du droit des contrats.

Outre les débats et diverses contributions académiques, deux projets complets de réforme ont ainsi été conçus au cours de la même décennie. D'abord, le projet rédigé par un groupe de travail créé en 2003, sous la parrainage de l'Association Henri Capitant, composé d'universitaires et présidé par Pierre Catala, dit « avant-projet Catala », qui fut remis au garde des sceaux en 2005. Par la suite, un second projet a été élaboré par un groupe de travail constitué dans le cadre de l'Académie des sciences morales et politiques, sous la direction de François Terré : c'est « l'avant-projet Terré ». Parallèlement à ces projets universitaires, qui ont permis d'alimenter ses propres travaux, le ministère de la justice a également rendu public un avant-projet de réforme du droit des obligations en deux volets : sur le droit des contrats, en 2008, et sur le régime général des obligations et les quasi-contrats en 2011. Ces textes ont donné lieu à une consultation publique, sans suite législative.

Ainsi, la réforme que le Sénat est désormais invité à ratifier constitue l'aboutissement d'un long processus, d'une décennie de réflexions françaises, aiguillonnées par des tentatives inabouties d'harmonisation européenne.

C'est donc une réforme globalement et largement approuvée. L'avant-projet d'ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, publié en février 2015 et soumis à consultation publique, suscita plus de 300 contributions adressées à la chancellerie, représentant plus de 3 200 pages au total.

Les sources de cette ordonnance sont multiples : outre l'« avant-projet Catala » et l'« avant-projet Terré », ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation, le rapport au Président de la République revendique expressément comme source d'inspiration les projets d'harmonisation européenne du droit des contrats.

L'intention du Gouvernement a été de moderniser et de rendre plus lisible le droit français des contrats sans le bouleverser, en l'adaptant aux enjeux contemporains, en prenant mieux en compte l'impératif d'efficacité économique et en consolidant la jurisprudence. Il a poursuivi deux objectifs : renforcer la sécurité juridique du droit des contrats en améliorant sa lisibilité et son accessibilité et renforcer l'attractivité du droit français, du point de vue strictement économique, vis-à-vis des entreprises, mais également du point de vue de l'influence du système juridique français à l'étranger.

La réalisation du deuxième objectif me semble impossible à vérifier, tant l'attractivité du droit ne semble pas dépendre de facteurs étroitement juridiques, mais bien davantage de la puissance économique de l'État, de la réputation de ses juridictions ou encore de celle de ses cabinets d'avocats. Une entreprise faisant du « law shopping » choisit rarement un droit en fonction uniquement de sa qualité intrinsèque. Il faut simplement souhaiter que la réforme ait rendu le droit français des contrats plus attractif pour les entreprises françaises et plus adapté à la vie des affaires. Modernisé, le droit français devrait également redevenir une référence, mieux prise en compte dans les travaux européens, à la différence des années 2000 où ceux-ci le contredisaient, voire l'ignoraient superbement.

En revanche, le premier objectif est manifestement atteint, au vu des auditions et des consultations que j'ai menées, sous réserve de quelques dispositions qui demeurent abondamment discutées un an après l'entrée en vigueur de l'ordonnance.

Les nouvelles dispositions du code civil issues de l'ordonnance se caractérisent nettement par une plus grande clarté de la rédaction : le vocabulaire est contemporain et le plan du livre III du code, plus pédagogique, distingue mieux le droit des obligations en général et le droit des contrats. Les chapitres portant sur le contrat sont didactiques, en suivant la vie du contrat à compter de sa formation et jusqu'à sa fin. Incontestablement, le code est devenu plus lisible : bref, ce fut du bon travail.

En outre, en codifiant autant que possible la jurisprudence établie de la Cour de cassation, la réforme améliore grandement l'accessibilité du droit des contrats en faisant mieux coïncider le droit positif et le droit écrit, dans le respect de la tradition juridique française. Le droit des contrats était devenu particulièrement jurisprudentiel, au point que l'on pouvait dire que le droit n'était plus dans le code. Comme l'indiquait Pierre Catala dans la présentation de son avant-projet, il faut « que la loi soit, avant la jurisprudence, mère de l'ordre juridique ». Ce n'était plus le cas. En principe, la jurisprudence a été codifiée à droit constant, mais parfois la réforme a voulu surmonter une jurisprudence jugée excessive ou trop rigide ou bien clarifier l'état du droit en cas de jurisprudence incertaine ou erratique.

Je souligne en particulier l'intérêt du chapitre introductif au droit des contrats. Il énonce d'abord les principes directeurs du droit des contrats, que sont le consensualisme, la liberté contractuelle et la force obligatoire du contrat, mais aussi le respect de l'ordre public et de la bonne foi, associés à une définition claire du contrat fondée sur l'autonomie de la volonté des parties, dans un ensemble cohérent et concis. Ceux qui ont étudié le droit il y a quelque temps ne seront nullement dépaysés. Il précise ensuite les modalités de l'articulation entre le droit commun du code civil et les droits particuliers en matière de contrats, sujet alimentant d'abondants débats. Enfin, il définit les différentes catégories de contrats.

La réforme procède aussi à une actualisation et à une modernisation, avec quelques innovations. Alors que la cause disparaît - même si ses éléments constitutifs demeurent - font leur entrée dans le code civil, par exemple, la promesse unilatérale de contrat et la cession de contrat ou de dette, mécanismes déjà connus de la pratique et que la réforme vient fixer. Sont créées plusieurs actions interrogatoires ou interpellatives, de nature à assurer une meilleure information des parties dans certaines situations. La réforme institue une obligation précontractuelle d'information, qui se veut la déclinaison du principe de bonne foi désormais applicable au stade des négociations, avant même la formation du contrat - période que la jurisprudence avait déjà visitée.

Nous devons donc, à mon avis, ratifier l'ordonnance.

Le fait qu'elle soit entrée en vigueur en octobre 2016, il y a un an, nous donne une évidente responsabilité : celle de ne pas, dans un domaine du droit qui demande de la stabilité, créer un droit intermédiaire qui ne s'appliquerait qu'aux contrats passés entre octobre 2016 et la promulgation de la loi de ratification. Cela reviendrait à faire coexister trois régimes législatifs simultanément : quoi de moins attractif ? Il n'est pas question de faire la réforme de la réforme.

Il me paraît raisonnable de ratifier en utilisant deux méthodes. D'abord, préciser expressément l'interprétation qui doit être donnée à des dispositions que nous ne modifions pas, en rappelant l'importance des travaux préparatoires à la rédaction du texte de loi : ils lient le magistrat ! Ensuite, amender lorsqu'il existe une malfaçon susceptible de générer des incertitudes, du contentieux, voire des atteintes aux objectifs poursuivis par l'ordonnance.

Un exemple d'éclairage par les travaux préparatoires concerne la distinction entre règles impératives et règles supplétives. Nombre de praticiens s'interrogent sur le caractère impératif ou supplétif de certaines dispositions issues de l'ordonnance. Le rapport au Président de la République indique que, conformément à la « tradition du code civil, l'ordonnance n'affirme pas expressément dans un article spécifique le caractère supplétif de volonté de ses dispositions », mais qu'elle est bien « supplétive de volonté sauf disposition contraire », « sauf mention contraire explicite de la nature impérative du texte concerné ». Je vous invite à faire nôtre cette interprétation : seules doivent être considérées comme impératives les dispositions expressément mentionnées comme telles dans le texte de l'ordonnance ou celles dont la rédaction indique sans ambiguïté le caractère impératif. Les autres dispositions peuvent être écartées par les parties et, en cas d'incertitude, il faut considérer que le caractère impératif ne saurait prévaloir.

Deuxième exemple d'interprétation : l'articulation entre droit commun et droit spécial. L'article 1105 du code civil prévoit que les règles générales du droit commun des contrats « s'appliquent sous réserve » des règles particulières à certains contrats. Dans l'ordonnance, la question de l'articulation entre droit commun et droit spécial soulève des incertitudes. Sur ce point, le rapport au Président de la République précise que « les règles générales posées par l'ordonnance seront notamment écartées lorsqu'il sera impossible de les appliquer simultanément avec certaines règles prévues par le code civil pour régir les contrats spéciaux, ou celles résultant d'autres codes tels que le code de commerce ou le code de la consommation », sans résoudre la difficulté de façon complète. Je vous proposerai des amendements allant dans le sens souhaité par le Gouvernement et apportant diverses précisions.

Je vous ai distribué une liste de dispositions dont je vous propose que nous homologuions une interprétation. Les amendements, eux, concernent des questions que les auditions nous conduisent à trancher comme, par exemple, celle de l'application de la loi nouvelle aux contrats en cours. D'autres ne proposent que des précisions rédactionnelles. Nous avons travaillé en bonne intelligence avec la chancellerie, qui soutiendra à ce que j'ai compris la majorité de nos amendements.

Ainsi, le Sénat, qui s'était opposé au traitement de cette réforme par ordonnance, proposera sa ratification, sans modifications qui puissent provoquer ou prolonger une insécurité juridique, mais en procédant ponctuellement à des corrections très largement attendues par la quasi-unanimité des personnes entendues en audition.

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