Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 11 octobre 2017 à 14h30
Avenir de l'union européenne — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Par ailleurs, s’agissant de protection, la création du Fonds européen d’aide aux plus démunis a permis à la France de recevoir, sur la période 2014–2020, 500 millions d’euros pour la fourniture d’aide alimentaire aux plus démunis. Cela représente, pour les associations qui agissent dans ce domaine, un quart de leurs frais de fonctionnement et d’intervention.

Mais, dans le cadre d’une mondialisation aujourd’hui perturbée par la concurrence entre grands blocs économiques et par les tentations isolationnistes, une Europe qui protège, c’est aussi une Europe qui cesse d’être naïve dans le domaine commercial. Dans ce domaine, nous progressons, et je veux ici saluer la décision du Conseil européen de se doter d’une nouvelle méthode de calcul des distorsions de marché résultant de l’intervention de l’État dans les pays tiers. S’agissant de la lutte contre la concurrence commerciale déloyale, nous veillerons à ce que la Commission fasse plein usage de ce nouvel instrument anti-dumping, en vue de défendre l’industrie européenne.

Plus largement, nous devons refonder la politique commerciale européenne : les négociations commerciales ne peuvent plus être menées portes fermées. Elles doivent être transparentes ; elles ne peuvent plus concerner seulement les tarifs et les tonnages ; elles doivent pleinement garantir le respect des normes sanitaires et environnementales et contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique.

Je le dis devant votre assemblée, mesdames, messieurs les sénateurs : les accords de demain devront être plus complets que ne l’est le CETA, l’Accord économique et commercial global. Comprenons-nous bien : cet accord reste un bon accord, par les ouvertures de marchés qu’il autorise, et parce qu’il prévoit un véritable mécanisme juridictionnel de règlement des différends sur les investissements. Mais doit lui être adjoint un instrument complémentaire, dans le domaine climatique en particulier. C’est la voie choisie par le Gouvernement. En outre, le Parlement sera informé à chaque étape préparatoire de la ratification du CETA.

D’ailleurs, les négociations engagées en vue d’autres accords devront être menées dans la plus grande transparence. C’est la raison pour laquelle le Président de la République a aussi proposé que soit rapidement mis en place un « procureur commercial » au niveau européen, chargé d’assurer la protection de nos intérêts face aux pratiques commerciales litigieuses qui sont en permanence à l’œuvre dans les échanges internationaux.

Parce qu’une puissance doit définir ses intérêts stratégiques, la souveraineté de l’Europe passe également par la sauvegarde de ses intérêts économiques majeurs. Comme vous le savez sans doute, mesdames, messieurs les sénateurs, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, a présenté, à la suite de son discours sur l’état de l’Union, une proposition visant à établir un cadre pour la surveillance des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques au sein de l’Union. Aujourd’hui, certains États membres, comme la France, sont dotés, en la matière, de dispositifs performants ; d’autres disposent de mécanismes qui le sont moins ; certains États en sont tout simplement dépourvus. Une coordination européenne est indispensable dans le cadre du marché unique.

L’Europe de la protection s’entend également sur le terrain de la défense et de la sécurité. Je l’ai rappelé : les crises internationales affectent nos intérêts dans des zones toujours plus proches de l’Europe. La Syrie, la Libye, le Sahel, l’Ukraine sont à proximité ou à nos portes, avec des effets directs sur l’ensemble des pays européens. Ces crises engendrent la menace terroriste ; elles font craquer les frontières de Schengen ou vaciller l’architecture de sécurité européenne. Cette situation exige que nous soyons collectivement capables de définir nos intérêts fondamentaux de sécurité.

La France, en raison de ses capacités et de son engagement, doit être à l’initiative, s’agissant, en premier lieu, de la manière dont nous définissons nos propres intérêts nationaux en relation avec la souveraineté de l’espace européen.

Avec l’Allemagne, nous avons aussi un partenaire de plus en plus conscient des menaces diverses qui pèsent sur l’Europe, à l’est comme sur son flanc sud – on l’a vu ces dernières années en Afrique – : nous pouvons donc, sur ce terrain, avancer avec elle.

La définition d’une doctrine stratégique commune européenne, c’est la condition sine qua non de la mise en œuvre de l’autonomie stratégique européenne : c’est en effet à partir d’une conception partagée de ces intérêts communs que nous pourrons définir les capacités, le budget et la culture de sécurité commune qui donneront corps à cette dimension fondamentale de la souveraineté européenne.

Concrètement, s’agissant de l’Europe de la défense, vous le savez, deux avancées majeures ont été récemment enregistrées.

D’abord, il y a le projet d’une coopération structurée permanente, la CSP. Sur la base d’une contribution proposée voilà un an par la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et soutenue par la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Finlande et la République tchèque, une liste précise de critères à remplir pour participer à la CSP a été établie et approuvée, assortie d’un mécanisme de vérification permettant de garantir que ces critères ambitieux sont respectés par les États membres désireux de participer à cette coopération.

Les États de la CSP s’engagent à fournir un effort particulier en termes de développement de leur capacité de défense, mais aussi de mise à disposition d’unités de combat pour des missions communes. Il appartient désormais aux États membres qui le souhaitent de notifier leur volonté de participer à la CSP et de démontrer qu’ils respectent les critères que nous avons fixés collectivement, et ce avant la fin de l’année.

Le deuxième aspect des avancées dans le domaine de la défense est la proposition par la Commission de créer un programme européen pour le développement de l’industrie de défense qui doit financer des investissements nationaux dans la recherche, le développement de prototypes et l’acquisition d’équipements et de technologies.

Il s’agit d’une avancée considérable. Les négociations sur ce programme, que l’on appelle le Fonds européen de défense, sont en cours. Il serait souhaitable qu’elles aboutissent avant la fin du premier semestre 2018. L’enjeu sera ensuite de le doter de financements suffisants. Les perspectives devront être négociées dans le cadre financier pluriannuel prévu à cet effet. Ces financements pourront atteindre 500 millions d’euros par an. On le voit, c’est un saut qualitatif tout à fait significatif.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le Président de la République a exposé les principales clefs d’une Europe souveraine à construire : outre la sécurité, il a cité la maîtrise des flux migratoires, la stabilisation de son voisinage, la confirmation d’une transition écologique efficace et équitable, l’affirmation en tant que puissance d’innovation, en particulier numérique, et la puissance économique et monétaire.

Sur toutes ces politiques structurantes, le Président a fait des propositions opérationnelles ; vous les avez entendues. Il a proposé sur chaque point, à la fois, une vision et des projets concrets. Dans chacun des domaines, l’objectif est de construire une Europe capable d’agir comme une puissance globale. C’est la troisième dimension de l’Europe souveraine : sa capacité de projection.

Je pense notamment à l’action que nous devons mener à l’échelle européenne s’agissant de la régulation de la mondialisation et des inégalités qu’elles engendrent. Le sentiment d’être laissés pour compte est partagé par une part croissante des citoyens européens ; l’espérance du progrès social qui a animé nos sociétés est mal en point. Cette perception, qui oscille entre le désenchantement et la colère, affecte profondément notre vie démocratique. Elle met au défi les responsables politiques de proposer un chemin qui fait le pari de l’optimisme, du progrès et de l’ouverture, plutôt que de l’isolement, du repli et du déclin.

Ce que nos citoyens réclament, c’est non pas le projet irréaliste d’une sortie de la mondialisation, mais une mondialisation organisée selon des règles justes et équitables. L’Europe est un acteur économique de premier plan, de même niveau que la Chine ou les États-Unis. Elle a donc des arguments à faire valoir dans les instances internationales pour agir en faveur de cette régulation que nos peuples réclament, sous réserve qu’elle soit unie et déterminée.

De même, elle doit agir pour le développement économique et humain, tout particulièrement en Afrique. De ce point de vue, l’Alliance pour le Sahel lancée cet été avec l’Allemagne et l’Union européenne a valeur d’exemple. Cet effort sera poursuivi avec la proposition du Président de la République de reprendre les travaux relatifs à la mise en œuvre d’une taxe sur les transactions financières, dont le produit serait intégralement affecté au développement.

C’est aussi le cas s’agissant de la lutte contre le réchauffement climatique et pour l’environnement. Dans ce domaine, l’Europe doit être exemplaire, pour convaincre à l’échelle mondiale. C’est le sens de la proposition de travailler à un juste prix du carbone et à l’instauration d’une taxe aux frontières extérieures de l’Union afin de compenser le différentiel d’ambition environnementale pour les entreprises les plus exposées à la concurrence internationale. Par ailleurs, la méthode d’action pour assurer un consensus des États autour de l’Accord de Paris en dépit de la décision américaine de retrait prouve, là encore, que la voix de la France porte lorsqu’elle est bien coordonnée avec nos partenaires européens.

Mesdames, messieurs les sénateurs, l’Europe, ce sont des valeurs, celles de la démocratie, des droits et des libertés publiques, de la paix et de la coopération.

Dans un monde en proie aux incertitudes, la volonté d’ouverture à laquelle le Président de la République invite l’Europe répond à une exigence de responsabilité. L’unité, la protection, ce sont les conditions pour que l’Europe puisse se projeter et contribuer efficacement à la stabilité de l’ordre international, pour que les normes qu’elle incarne soient un modèle crédible à l’échelle du monde.

Pour la génération qui naît aujourd’hui à la conscience politique, l’idée européenne passe pour une évidence. Nous pouvons nous en réjouir, bien sûr, tant ce sentiment illustre les soixante-dix ans de silence des armes que le projet européen a rendu possible entre nos États, grâce à une construction « bâtie sur l’idée de réconciliation et qui reste la meilleure garantie de paix », comme le rappelait sans cesse Simone Veil.

Mais si nous voulons bâtir l’avenir de l’Europe, nous devons aussi nous rappeler que les créations humaines en apparence les plus assurées peuvent être balayées par les fracas de l’histoire, voire par la folie des hommes.

La valeur de la construction européenne, cette création politique unique, mesurons-la non seulement en termes de succès économiques mais aussi en la ramenant à son origine, celle des drames du siècle passé et de la volonté qui permit de les dépasser. Chacune des générations de notre pays peut rattacher la naissance de sa conscience européenne à un événement marquant, à un projet fédérateur : je pense aux ruines de la guerre dont notre pays s’est relevé et aux premiers efforts de réconciliation avec l’Allemagne dans une Europe divisée par la guerre froide ; je pense à la liesse lors de la chute du mur de Berlin ou à l’émotion immense de voir Helmut Kohl et François Mitterrand main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont ; je pense au projet et à la concrétisation de la monnaie unique.

Quel sera pour notre jeunesse, elle qui incarne l’avenir de l’idée européenne, elle qui devra en assumer demain la responsabilité, l’événement, le projet à partir duquel elle fera sien l’idéal européen ? C’est la question à laquelle nous devons répondre collectivement par notre détermination et notre action.

L’horizon de notre souveraineté est européen. C’est en construisant avec l’ensemble des États membres de l’Union une Europe souveraine que nous assumerons nos responsabilités à l’égard du peuple français.

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