Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les présidents de commission, mes chers collègues, il y a encore peu de temps, le fait même d’évoquer l’avenir de l’Union européenne pouvait apparaître comme la marque d’un optimisme forcené, tant celle-ci semblait à bout de souffle. Depuis plus de dix ans, elle a en effet vu se succéder les « annus horribilis », chacune charriant son lot de crises nouvelles.
Certaines, plus violentes que les autres, ont fait vaciller sur ses fondations notre édifice commun et ont transformé les dirigeants européens en pompiers, contraints de combattre les incendies qui menaçaient les uns après les autres de tout emporter.
Même si le feu couve toujours sous la cendre, le tumulte de ces années noires semble aujourd’hui, pour un temps au moins, derrière nous et il est à nouveau permis d’envisager un avenir pour l’Union européenne.
Au travers de ses discours d’Athènes et de la Sorbonne, c’est ce à quoi s’est employé le Président de la République. Après un quinquennat marqué malheureusement par un effacement fort de la France sur la scène européenne, cette expression était plus que nécessaire pour replacer notre pays au centre du jeu. De fait, sur ce point au moins, M. Emmanuel Macron a réussi son pari puisque les propositions françaises alimentent largement le débat sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler la refondation de l’Europe.
Cela signifie-t-il pour autant dire que le cadre proposé par le chef de l’État fasse consensus ? À l’évidence, la réponse est « non ». Les constats qu’il fait sont pourtant bien souvent lucides.
Oui, face aux grands défis contemporains, l’Europe est le cadre naturel de notre action collective. Oui, trop longtemps la construction européenne s’est faite à l’abri des peuples, sans qu’ils aient réellement de prise sur elle. Oui, les élargissements qu’a connus l’Europe ont accru sa diversité, rendant inévitable une plus grande différenciation dans notre coopération.
Cependant, même si nous partageons un certain nombre de ses préconisations, le projet présenté par le Président de la République laisse perplexe. En premier lieu, parce que même s’il s’en défend, il s’agit bel et bien d’un mouvement vers une Europe fédérale qui nous est proposé, pour une avant-garde dont la France aurait, semble-t-il, vocation à prendre la tête.
Sinon, comment comprendre les innombrables références faites à la « souveraineté européenne », cette souveraineté qualifiée de « réelle » qui semble renvoyer au rang de fiction la souveraineté nationale ?
Si au soir du 7 mai dernier, les Français ont clairement rejeté la voie menant au démantèlement de l’Union européenne, ils n’ont pas pour autant plébiscité cette Europe fédérale qui apparaît comme l’horizon tracé par le Président de la République.
Certes, nous sommes tous conscients de l’existence d’une seule et même civilisation rassemblant les peuples européens dans une identité qui leur est propre, et qui les distingue du reste du monde. Mais chercher à forcer leur destin fédéral, c’est perdre de vue que leur évidente proximité n’efface pas leur diversité.
Ce n’est pas en multipliant les instances supranationales que l’Europe sera nécessairement plus efficace ou mieux acceptée. Son salut ne réside pas forcément dans la mutualisation systématique, elle réside plutôt dans ce que nous appelons une articulation intelligente des principes de solidarité et de responsabilité au service d’objectifs communs.
Bien plus que d’un projet institutionnel fédéral, c’est avant tout d’un projet politique de civilisation dont notre continent a aujourd’hui besoin. C’est même plus que jamais sa principale raison d’être face aux mutations et aux convulsions du monde contemporain.
Pour cela, il est tout d’abord indispensable d’ancrer l’Europe dans un territoire reflétant son histoire et son identité. Des frontières stables et cohérentes sont une condition essentielle pour que les Européens prennent davantage conscience d’eux-mêmes. L’incertitude géographique, devenue symbole de « l’indéfinition » politique, ne leur permet pas d’appréhender la nature de leur projet commun. De la mer Baltique à la mer Égée, nous croyons que les frontières de l’Union doivent être stables.
En conséquence, nous devons avoir le courage de clarifier dès maintenant la nature de notre relation avec nos voisins.
Cela impose en particulier d’être clair quant à la poursuite, ou non, du processus d’adhésion de la Turquie, dont Jean-Claude Juncker lui-même estimait récemment qu’elle s’éloignait de l’Europe à pas de géant. Nous devons en tenir compte. Plusieurs États membres ont d’ores et déjà réclamé cette clarification, il faut désormais passer aux actes.
La deuxième priorité réside dans la nécessité de trouver une plus juste articulation entre construction européenne et expression des démocraties nationales. Car le fait national, celui des peuples et des États, reste, selon nous, le creuset fondamental de la souveraineté, de la légitimité politique et, donc, de l’exercice de la démocratie.
Naturellement, madame la ministre, personne ne s’oppose à l’organisation, en 2018, de conventions démocratiques, qui peuvent s’avérer fort utiles, mais il faut avant tout, je crois, renforcer le rôle des parlements nationaux. Rapprocher l’Europe des citoyens restera un vœu pieux si les parlements ne sont pas en mesure d’agir concrètement sur le débat et sur le processus législatifs.
Dès lors, il me semble difficile de soutenir le principe d’une élection d’une moitié, disait-on – aujourd’hui, on n’évoque plus cette proportion –, du Parlement européen à partir de listes transnationales, sauf à vouloir éloigner encore plus les élus de leurs électeurs.
Au contraire, un pouvoir d’initiative devrait être donné aux parlements nationaux pour leur permettre de contribuer positivement à l’élaboration des législations européennes. Ce droit d’initiative devrait d’ailleurs aller de pair avec l’instauration d’un droit de veto leur conférant la capacité, certes sous certaines conditions, de stopper l’examen d’une proposition législative qui ne leur conviendrait pas.
Nous devons également nous interroger sur la répartition des compétences entre l’Union et les États membres. L’Union européenne doit définir sa valeur ajoutée par rapport à l’action de ceux-ci. En particulier, cela passe nécessairement par un réexamen en profondeur du champ des compétences partagées, car il faut savoir et pouvoir mieux expliquer qui fait quoi en Europe.
Sans attendre la conclusion de ce travail, l’Union doit se concentrer sur un socle commun constitué de ses compétences exclusives, du marché unique et des secteurs fondamentaux pour sa compétitivité et sa stabilité futures, comme la défense, les frontières extérieures, la recherche, le numérique, l’énergie, les grandes infrastructures de transport et de communication, ou encore, bien sûr, la lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales.
Nous avons en effet laissé se développer une Europe de l’accessoire. Il faut s’en détourner, car l’Union a été faite non pas pour régenter les détails de notre vie quotidienne, mais pour permettre d’élaborer collectivement des réponses aux enjeux d’envergure continentale. La simplification législative à l’œuvre dans la plupart des États membres doit devenir la norme.
Enfin, articuler Europe et nations, c’est s’intéresser à notre méthode d’intégration elle-même. Les transferts de souveraineté à vingt-sept paraissent être aujourd’hui une impasse qui doit céder le pas à l’exercice en commun de compétences par un cercle restreint de pays volontaires, capables et responsables.
Notre objectif n’est pas la constitution d’un hypothétique « noyau dur », qui serait en pointe dans tous les domaines ; d’ailleurs, la France n’a pas automatiquement vocation à prétendre faire chaque fois partie du peloton de tête des plus allants. Il ne s’agit pas non plus de déconstruire l’acquis communautaire en proposant une « Europe à la carte » sur tous les sujets, sans quoi on finirait par être une Europe à vingt-sept vitesses.
Il s’agit plutôt d’accepter que la différenciation est désormais le chemin le plus praticable pour toute nouvelle initiative d’importance. Or les coopérations renforcées sont souvent trop difficiles à rassembler, et les règles applicables en la matière sont assurément faites pour ne pas marcher. Leur procédure d’activation doit donc être considérablement assouplie.
Le troisième chemin à arpenter pour bâtir l’Europe du XXIe siècle est celui de la protection ; on en a déjà beaucoup parlé. L’Union européenne n’aura de sens aux yeux des citoyens que si elle est se montre capable de mieux les protéger.
Premier axe de la protection : les frontières. L’exigence de contrôle de notre espace n’a jamais été aussi forte ; nous devons par conséquent assurer la pleine maîtrise de nos frontières extérieures.
La montée en puissance du corps européen de gardes-côtes et de gardes-frontières est à ce titre indispensable. Je reste toutefois attaché au fait que son intervention demeure conditionnée à l’accord des États membres concernés ; je ne souscris donc pas à l’idée de créer une police européenne des frontières, dont l’intitulé laisse à penser qu’elle pourrait agir de manière indépendante sur les territoires nationaux.
Le développement des hotspots devra par ailleurs être accéléré et, surtout, les personnes ne bénéficiant pas du droit d’asile devront être systématiquement éloignées. Cela sous-entend néanmoins que les pays d’origine acceptent de reprendre ces dernières sur leur territoire. C’est la raison pour laquelle la coopération avec les pays tiers, notamment l’aide financière qui leur est octroyée, devrait être conditionnée à la signature et à l’application effective d’accords de réadmission.
Deuxième axe de la protection : la défense. Les Européens hésitent encore à regarder en face la réalité d’un monde qui n’est plus seulement instable, mais encore dangereux. Ils doivent pourtant d’urgence recouvrer l’autonomie stratégique qu’ils ont déléguée aux États-Unis.
Cela ne signifie pas la constitution d’une armée européenne, dont les conditions de création ne seront peut-être jamais réunies, non plus que la fin de notre alliance avec les États-Unis. Notre ambition doit être, selon nous, de rééquilibrer la coopération euroatlantique en rapprochant en Europe nos visions stratégiques globales et en renforçant le niveau et la cohérence de nos moyens financiers, capacitaires, industriels et opérationnels.
Les récentes initiatives en la matière vont assurément dans le bon sens. Elles pourraient être utilement complétées par un « semestre européen de la défense » destiné à améliorer notre coordination stratégique, à assurer la montée en puissance de nos engagements financiers et à entamer un développement concerté de nos capacités.
Néanmoins, il faut également consolider notre politique industrielle de défense. À ce titre, nous devons développer des programmes communs d’armement pour améliorer l’interopérabilité des armées, accroître le volume de la commande publique et inciter les industriels à procéder aux rapprochements nécessaires pour y répondre.
Cela nécessite d’ouvrir davantage les marchés de défense au niveau national, mais pour donner un sens à cette ouverture, il est nécessaire d’appliquer à ces marchés particuliers la préférence communautaire, abandonnée dans les autres domaines du marché intérieur.
Troisième axe de la protection : le renforcement de la zone euro. Depuis le déclenchement de la crise, la zone euro s’est dotée de règles plus robustes et de nouveaux outils pour assurer sa viabilité et sa résilience, mais les traces laissées par la crise sont encore profondes et ont miné la confiance entre les États membres.
Les solutions qui appellent à un nouveau partage des risques, comme l’émission commune de dettes publiques ou la création d’un budget de la zone euro destiné à organiser une union de transfert ou à amortir les chocs, via, par exemple, une assurance chômage européenne, ne peuvent recueillir notre assentiment ni d’ailleurs celui de nombre de nos partenaires. C’est avant tout dans les États membres que se joue l’avenir de la zone euro, car c’est de leur responsabilité individuelle que dépend sa cohérence.
Nous devons au contraire nous concentrer sur la réduction des risques. Néanmoins, cela passe effectivement par le renforcement du cadre de gouvernance ; nous sommes d’accord sur le fait qu’il est nécessaire de créer une fonction de coordinateur de la zone euro, mais, selon nous, elle consisterait avant tout à assurer une meilleure coordination des politiques économiques et une surveillance budgétaire renforcée.
Il est parallèlement nécessaire de progresser sur la voie de la convergence fiscale et sociale, cela a été dit précédemment. S’ils sont l’expression des choix collectifs souverains faits par les peuples européens, les différentiels de fiscalité et d’orientations de politique sociale mènent à des pratiques de dumping qui minent l’efficacité du marché unique et de la zone euro, ainsi que la confiance entre Européens.
La convergence doit donc s’esquisser sans attendre. En premier lieu, la solidarité qui prévaut dans la zone euro au travers du mécanisme européen de stabilité ne peut aller sans responsabilité en matière fiscale. On ne peut imaginer qu’un pays puisse bénéficier de la garantie de ses partenaires tout en poursuivant une politique de concurrence fiscale qui, en réduisant la croissance dans les autres pays de la zone euro, contribue à y creuser les déficits et à en dégrader le marché du travail.
Sans procéder à une uniformisation complète, cette convergence pourrait s’appuyer sur un rapprochement du fonctionnement global des systèmes nationaux et, surtout, sur un dispositif de serpent fiscal et social encadrant, à tout le moins, certains taux d’imposition ou le niveau de certaines prestations sociales.
Le développement d’une collaboration étroite avec l’Allemagne serait effectivement un bon point de départ. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel avaient ouvert la voie en 2012, avec un livre vert sur les points de convergence franco-allemande sur la fiscalité des entreprises. Cette dynamique doit être relancée.
Quatrième axe de la protection : la défense de nos intérêts dans la mondialisation. Nous souhaitons mettre en place des mécanismes raisonnés de protection de notre économie. L’Europe offre à ses partenaires, qui sont également ses concurrents, un accès quasi total à ses marchés, alors qu’eux-mêmes n’ont aucune hésitation à protéger les leurs. Dans le pire des cas, certains d’entre eux pratiquent une concurrence ouvertement déloyale dans laquelle le dumping, voire la contrefaçon, est érigé en modèle économique. C’est inacceptable !
Notre continent doit démontrer qu’il est désormais prêt à défendre sans complexe ses intérêts. La conclusion des accords commerciaux devrait en premier lieu être réellement soumise au principe de réciprocité. Pour protéger son modèle, l’Europe devrait par ailleurs mettre en place des taxes anti-dumping contre les biens, services et capitaux ne respectant pas les normes internationales de base et adopter des sanctions fermes à l’encontre des pays contrefaisant massivement des produits européens.
Affirmer l’identité de l’Europe, mieux articuler action européenne et démocraties nationales et apporter plus de protection aux Européens, voilà, madame la ministre, mes chers collègues, brossées à grands traits, quelques pistes d’évolution qui nous permettront de redonner du sens à notre coopération et d’emporter assurément l’adhésion de ses citoyens.