Intervention de Anne-Catherine Loisier

Délégation aux entreprises — Réunion du 27 septembre 2017 à 14h35
Communication de mme anne-catherine loisier relative au projet de loi n° 578 ratifiant l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats du régime général et de la preuve des obligations

Photo de Anne-Catherine LoisierAnne-Catherine Loisier :

Notre collègue Patricia Morhet-Richaud avait attiré l'an dernier l'attention de notre délégation sur l'inquiétude exprimée par certains chefs d'entreprise sur la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

Dès le 15 septembre 2016, notre délégation a souhaité être associée aux travaux de la commission des lois relatifs à la ratification de l'ordonnance du 10 février 2016 qui porte cette réforme. Ayant été chargée par la délégation, le 3 novembre dernier, d'examiner l'impact de cette ordonnance sur les entreprises, j'ai assisté aux auditions organisées par François Pillet, le rapporteur de la commission des lois.

Dans ce cadre, nous avons rencontré des représentants du MEDEF et de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, des professionnels du droit, des juristes d'entreprise, des représentants du Barreau, des notaires, des huissiers, des experts-comptables, un représentant de la Cour de cassation, la conférence des présidents de cour d'appel, des juges consulaires et plusieurs professeurs de droit privé. Nous avons clos cette série d'auditions par une réunion, hier, avec des représentants du ministère de l'économie et des finances et de la Chancellerie.

La réforme, dont je souhaite rappeler le contexte, est d'abord la conséquence d'un événement « déclencheur ». Après des modernisations dans plusieurs pays européens, la Commission européenne s'empare du dossier en 2001, envisageant, non pas une harmonisation, mais un droit optionnel des contrats venant potentiellement concurrencer le droit français. En mars 2004, s'appuyant sur les travaux académiques de deux commissions - la première, universitaire, dirigée par Pierre Catala ; la seconde, pluridisciplinaire et associant la Chancellerie, coordonnée par François Terré -, le président Jacques Chirac annonce une réforme du droit des contrats.

Cette réforme était attendue depuis plusieurs années par le monde économique, notamment face aux jugements sévères de la Banque mondiale, qui avait mis en avant, dès 2004, les systèmes juridiques de common law.

En 2006, la Chambre de commerce et d'industrie de Paris plaidait pour cette modernisation, nécessaire, selon elle, « à l'heure où le droit constitue non seulement un outil de régulation des échanges, mais aussi un facteur de compétitivité économique ». La notion d'efficacité économique et d'attractivité du droit français est d'ailleurs largement reprise dans le rapport accompagnant l'ordonnance.

En 2013, la Chancellerie rouvre le dossier. Elle décide de fusionner les travaux des deux commissions et de recourir à l'ordonnance. En janvier 2014, ce recours est rejeté, à l'unanimité moins une voix, par le Sénat, soulignant l'étroitesse de la marge de manoeuvre qui est laissée au Parlement lors de la ratification de l'ordonnance. En effet, la présente ordonnance est entrée en vigueur le 1er octobre 2016. Par conséquent, si nous remettions aujourd'hui en cause les grands arbitrages, nous pourrions être considérés comme responsables d'une nouvelle source d'insécurité juridique, alors que les entreprises françaises ne cessent de réclamer une plus grande stabilité du droit. D'ailleurs le Conseil constitutionnel a rappelé, dans sa décision du 12 février 2015 sur la loi d'habilitation, que, « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit, c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ; que, d'autre part, le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant ».

Nous évoquons donc ici une réforme attendue et nécessaire, que toutes les parties auditionnées ont saluée, mais perfectible. Selon le Medef, elle parvient à « renforcer la sécurité juridique et à un plus juste équilibre entre la modernisation du droit français et le maintien de ses principes fondamentaux que sont la liberté contractuelle, la force obligatoire du contrat et son effet relatif ». La Chambre de commerce et d'industrie de Paris partage cette appréciation positive et le Haut Comité juridique de la place financière de Paris a souligné, dans son rapport de mai dernier, la contribution de ces évolutions à l'attractivité du droit français.

J'en viens aux caractéristiques de la réforme.

L'ordonnance s'inscrit dans une démarche de modernisation : le droit des contrats n'a pas fondamentalement évolué depuis 1804, malgré une abondante jurisprudence. Tout en conservant la concision et la précision du code civil, l'ordonnance utilise un vocabulaire plus contemporain. Elle supprime par exemple certaines références aux « bonnes moeurs » ou substitue à la « cause » le « contenu du contrat ». De nouvelles réalités économiques sont inscrites dans le code civil, comme le contrat d'adhésion, le contrat cadre, le pacte de préférence ou la cession de dettes.

Au total, 350 articles du code civil ont été modifiés, soit près de 10 % de ce code.

La réforme comporte par ailleurs des malfaçons, notamment rédactionnelles, ou des contresens manifestes s'agissant de l'intention du législateur. Les propositions du rapporteur de la commission des lois, me semble-t-il, devraient largement porter sur ces points.

Je mentionnerai le cas de l'article 1343-3, qui limite le paiement en devises internationales aux seuls cas prévus par des contrats internationaux ou des jugements étrangers. Cette disposition soulève visiblement des interrogations chez les acteurs économiques, au motif qu'elle ignorerait de nombreuses opérations de droit français libellées dans des devises autres que l'euro. On pourrait pourtant la considérer comme protégeant les contrats français contre le phénomène grandissant d'extra-territorialité du droit américain. En effet, ce dernier s'applique dès lors que le paiement a eu lieu en dollars.

Autre sujet, certaines articulations qui devront être précisées. Je pense à celle entre l'article 1112-1 sur le devoir d'information précontractuelle, qui sanctionne la dissimulation d'une information non intentionnelle, par négligence ou inadvertance, et l'alinéa 2 de l'article 1137 relatif au dol par réticence, lequel suppose une intention manifeste de tromper.

Enfin, la réforme est perfectible. Mais, comme François Pillet, je considère qu'il sera difficile de modifier l'ordonnance en profondeur. Du fait de sa récente entrée en vigueur, nous manquons de recul sur ses effets et aucune jurisprudence ne vient, à ce jour, étayer les griefs que nous pourrions invoquer.

Tous nos interlocuteurs se sont montrés soucieux de ne pas créer un troisième niveau de droit transitoire entre le droit ancien et le droit nouveau.

Dans sa réponse au rapport Canivet du Haut Comité juridique de la place financière de Paris, la Chancellerie est demeurée assez arc-boutée sur le principe de l'application de l'ordonnance aux seuls nouveaux contrats, mais l'on peut se demander si le droit nouveau se saisira des effets légaux des situations juridiques nées avant le 1er octobre 2016, mais non entièrement réalisées.

De même, la réforme s'applique d'évidence aux contrats renouvelés par tacite reconduction ou aux contrats d'application des contrats cadres. En revanche, l'application aux contrats interdépendants soulèvera sans doute de nombreuses interrogations.

La transition est donc délicate et, une fois encore, toute intervention du législateur à ce stade risquerait de complexifier le paysage juridique. Faut-il aller au-delà des malfaçons lorsque l'on sait que « réformer la réforme » créerait une nouvelle source d'instabilité, préjudiciable au besoin de sécurité juridique des entreprises ? Cela étant, il nous semble possible d'apporter certaines précisions sur l'intention du législateur, afin de rassurer les acteurs économiques et de donner un cadre d'interprétation aux juges.

Je rappelle que la Commission des lois examinera le projet de loi de ratification de cette ordonnance le 11 octobre prochain. Or, plusieurs points méritent une vigilance de la part du Sénat.

Premièrement, le rôle du juge. L'ordonnance est parsemée de standards ou d'adverbes qui appelleront à une définition judiciaire de la règle en cas de litige, comme, par exemple, les notions d'« avantage manifestement excessif », aux articles 1141 et 1143, ou d'« attentes légitimes des parties », à l'article 1166. Le législateur pourra revenir sur ces définitions pour essayer d'en préciser l'esprit et faciliter ainsi le travail du juge. Les magistrats eux-mêmes ont exprimé cette préoccupation lors des auditions, justifiant leur demande par le fait qu'ils ne voulaient pas porter préjudice à la vie des entreprises.

Le rôle du juge est également accru, avec l'article 1195 mettant fin à la jurisprudence « Canal de Craponne » de 1876, en vertu de laquelle la Cour de cassation refusait d'admettre la révision d'un contrat pour imprévision. Désormais, le juge pourra, « à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe ». Cette évolution rapproche le droit français du droit européen, mais inquiète les acteurs économiques. Le caractère expressément supplétif des nouvelles dispositions, rappelé dans le rapport au Président de la République, devrait néanmoins les rassurer. De plus, la Chancellerie a précisé que les contrats financiers sont par définition soumis à un aléa et donc par nature exclus des cas d'imprévision.

En outre, l'accès au juge dans le cadre de l'article 1165, qui permet au créancier de fixer le prix à défaut d'accord dans les contrats de prestations de service, relevant d'ailleurs plutôt du droit des sociétés, soulève des questions d'équité dans l'accès des parties au juge. Elle permettra effectivement au créancier d'aller devant le juge des référés pour réclamer une provision, alors que le débiteur-client devra entamer une autre procédure pour demander des dommages et intérêts en cas de prix abusif. Plusieurs acteurs auditionnés estiment, à défaut d'une abrogation pure et simple de cet article, qu'il serait préférable que le juge puisse fixer le prix. Cela montre que l'interventionnisme des juges, généralement craint, peut être perçu comme une sécurité. Ces derniers redoutent néanmoins de devoir s'immiscer dans des contrats d'une très grande complexité et opteront certainement pour la prudence.

Deuxièmement, l'articulation entre règles impératives et règles supplétives. Le caractère supplétif des dispositions de l'ordonnance est affirmé, le caractère impératif étant l'exception. Notons tout de même la demande exprimée par certains d'ajouter la notion « sauf clause contraire » dans les dispositions les plus emblématiques, afin de mettre fin aux débats de doctrine sur ce caractère supplétif.

Troisièmement, l'articulation entre droit général et droit spécial. Si le code civil ici réformé constitue le droit général pour des parties réputées égales, certaines règles spéciales demeurent, comme celles qui sont inscrites dans le code de la consommation ou le code de commerce. En vertu de l'article 1105 du code civil, les règles générales s'appliquent systématiquement, sous réserve des règles particulières.

Néanmoins, pour bien des dispositions issues de la réforme, cette articulation mérite d'être précisée.

L'article 1145 limite, à peine de nullité, la capacité des personnes morales aux actes « utiles » à la réalisation de l'objet. Cette notion, trop floue, est absolument inapplicable pour les sociétés par actions et les SARL, engagées à l'égard des tiers pour des actes allant au-delà de leur objet, en application de la directive 2009/101. Elle est également difficilement compatible avec le droit des sociétés et la notion d'intérêt social. De nombreux acteurs auditionnés nous demandent donc d'exclure les sociétés civiles et commerciales du champ de cet article.

Les articles 1157 et 1161 précisent les conflits d'intérêts et les pouvoirs du représentant en prescrivant des autorisations préalables ou des ratifications expresses, alors que le code de commerce n'envisage aucune règle sur les conventions conclues entre le gérant et la société elle-même. Là aussi, une exclusion du droit des sociétés est préconisée.

L'article 1143 crée un nouveau vice de consentement en cas d'abus de dépendance, pas seulement économique, sanctionné par la nullité seulement lorsque le cocontractant a tiré un avantage excessif de la situation. Il soulève également des questions. Quelle en sera la portée exacte ? Comment définir la notion d'abus ?

L'article 1171 du code civil s'attaque aux clauses abusives, alors que les articles L.212-1 du code de la consommation et L.442-6 du code de commerce prévoient déjà des mécanismes de sanction. La définition du nouveau « contrat d'adhésion » qui y figure, notion ambigüe faisant référence aux « conditions générales » soustraites à la négociation et déterminées par avance par l'une des parties, soulève également des inquiétudes, notamment de la part des notaires.

Tous ces exemples d'incompatibilité illustrent l'importance d'une clarification du droit applicable.

En droit de la consommation, il existe une commission des clauses abusives, tout comme le droit de la concurrence peut s'appuyer sur une commission d'examen des pratiques commerciales. Mais en droit civil, le juge ne peut s'appuyer sur aucun organe consultatif sectoriel.

En outre, la procédure en droit spécial permet de garantir la cohérence de la jurisprudence applicable. Ainsi, une seule chambre de la Cour d'appel de Paris est compétente pour apprécier les contentieux de 8 tribunaux de commerce et 9 tribunaux de grande instance. Si le droit civil s'applique, on peut craindre une multiplication des représentations personnelles de ce qui est considéré comme abusif, en raison du nombre de juges intervenant sur la jurisprudence. En conséquence de cette incertitude, et si le pouvoir du juge n'est pas limité aux clauses non négociées, le risque est grand de voir le droit français écarté par sécurité.

En conclusion, l'objectif de sécurité juridique pour nos entreprises exige de trouver un équilibre subtil entre stabilité d'un texte déjà en vigueur et nécessaires clarifications à y apporter. En l'absence d'appréciations des juges sur lesquelles nous appuyer, notre délégation doit rester à l'écoute du monde économique. Nous pourrons commencer à avancer des propositions d'amélioration dans le cadre de l'examen du projet de loi de ratification, dont l'inscription à l'ordre du jour n'a, à ce jour, pas été confirmée. La réforme du droit de la responsabilité qui est attendue prochainement nous permettra peut-être également d'évoquer le sujet et d'apporter quelques perfectionnements.

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