Intervention de Dominique Lottin

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 25 octobre 2017 à 9h05
Audition de Mme Dominique Lottin candidate proposée par le président du sénat aux fonctions de membre du conseil constitutionnel

Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel :

C'est un grand honneur de pouvoir me présenter devant vous sur proposition du Président du Sénat. C'est la première fois, sauf erreur de ma part, que le président Larcher propose de nommer au Conseil constitutionnel un magistrat de l'ordre judiciaire. Quelques mois seulement après le dépôt d'un rapport d'information complet sur la justice judiciaire et les difficultés auxquelles elle est confrontée, et alors que deux propositions de loi sur le fonctionnement de la justice sont actuellement en débat devant votre assemblée, j'y vois un signe fort de reconnaissance pour l'institution judiciaire et ceux qui la servent.

Je suis entrée à l'École nationale de la magistrature en 1980, à tout juste 21 ans. J'ai, au cours de mes bientôt 36 ans de carrière, exercé des fonctions très diverses, au siège principalement, mais aussi au parquet, au civil comme au pénal, en juridiction comme en administration centrale. Hormis les dix ans passés au ministère, j'ai exercé mes fonctions en province, principalement en Normandie, à Rouen, et dans le Nord - je devrais dire les Hauts-de-France -, à Arras puis à Douai, avant de rejoindre la cour d'appel de Versailles il y a un peu plus de trois ans. J'ai été juge d'instance, c'est-à-dire juge de la vie quotidienne, juge des tutelles, juge départiteur en matière prud'homale, juge en grande instance spécialiste de droit civil et de procédure civile, substitut général - ce qui m'a conféré la lourde tâche de requérir fréquemment devant la Cour d'assises - et donc, enfin, premier président, depuis neuf ans.

Je crois pouvoir dire, sans excès d'orgueil, que je suis une juriste soucieuse de la rigueur que m'ont enseignée les professeurs Mazeaud et Carbonnier, appréciant l'analyse et l'écriture tout autant que les joutes oratoires et les délibérés avec mes collègues, mais aussi une pragmatique, soucieuse de rendre les décisions exécutables et comprises, sinon acceptées, et convaincue qu'un juge n'est un bon juge que s'il connaît l'environnement, le ressort - vous diriez peut-être le territoire - dans lequel il exerce.

Parce que nous ne jugeons pas des crimes, mais les hommes qui ont commis ces crimes, parce que pour juger d'un conflit social ou d'un litige économique, il faut appréhender les réalités économiques de la région dans laquelle ils sont nés, parce que juger des affaires - souvent très techniques - de baux ruraux exige un minimum de connaissances sur l'agriculture de la région et ses acteurs, pour toutes ces raisons, les juges doivent connaître et s'imprégner des particularités de chacun des territoires dans lesquels ils exercent. Juger d'une affaire à Douai ou à Versailles, ce n'est pas tout à fait la même chose.

Je fais donc partie de ces juges qui ont toujours résidé à proximité de la juridiction dans laquelle ils travaillaient, et j'ai toujours eu à quelque niveau que ce soit la volonté de découvrir le ressort qui m'entourait et d'en devenir l'un des habitants. Moi, la parisienne d'origine - je suis cependant mariée à un picard de souche ! -, j'ai découvert la diversité des territoires dans lesquels ma vie professionnelle m'a menée. Il me plaît à me souvenir que lorsque nous avons fêté les 300 ans du parlement de Flandres, j'avais obtenu la sortie exceptionnelle du géant Gayant, qui n'était sorti dans la ville, en-dehors des fêtes annuelles du même nom, que pour fêter la venue du général de Gaulle après la victoire de 1944. Certains y verront peut-être une anecdote, mais pour ceux qui savent ce que représentent pour la population ces géants et la solidarité qui unit la confrérie, c'était un signe très fort de reconnaissance des douaisiens pour la cour d'appel et tout ce qu'elle apporte à la ville et à ses habitants. Toute la ville et sa région ont fêté trois jours durant l'anniversaire de la cour d'appel de Douai : habitants, magistrats et greffiers se sont unis pour l'événement, avec fierté et dans un même élan.

En ma qualité de chef de cour, j'ai eu l'occasion de rencontrer certains d'entre vous, pour évoquer notamment les questions tenant au développement et au financement de l'accès au droit, au financement des associations de médiation - familiale notamment - ou encore pour chercher les moyens de mettre en oeuvre les politiques publiques qui nous étaient communes... Force est de constater que les difficultés sont croissantes, et les financements difficiles à trouver, faute de ressources propres suffisantes pour les collectivités territoriales. Toutes ces expériences m'ont convaincue qu'il faut préserver la diversité des territoires et que, contrairement à ce que je croyais en tant qu'étudiante parisienne, tout ne doit pas se décider à Paris ni tout venir de Paris.

Si j'ai exercé pendant 26 ans les fonctions de magistrat en toute indépendance, j'ai souhaité enrichir mon parcours par un passage de presque dix années en administration centrale, d'abord comme inspectrice des services judicaires et secrétaire générale de l'inspection, puis comme adjointe du secrétaire général du ministère de la justice, enfin comme directrice des services judiciaires. J'y ai appris la gestion et l'administration, les règles budgétaires - j'ai ainsi participé à la mise en oeuvre de la LOLF au sein du ministère de la justice -, j'ai contribué au développement de la communication électronique entre les juridictions et les avocats et, surtout, je me suis enrichie du travail interministériel, de la concertation avec diverses institutions ou ordres professionnels et de la participation à l'élaboration de la loi et aux débats parlementaires. Parmi les nombreux textes portés par la direction que j'ai eu l'honneur de diriger, a figuré la loi organique portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature, à la suite de la révision constitutionnelle de 2008.

Dans la participation à ce travail normatif, j'ai pu mesurer l'importance qu'il convient d'attacher à la qualité de la loi et au respect de l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la norme. Préparer un projet de loi pour le Gouvernement, avec l'appui du secrétariat général du Gouvernement pour les plus importants, en débattre avec d'autres ministères et tenter d'obtenir un arbitrage favorable de Matignon, en discuter les termes et enrichir le texte avec la section de l'intérieur du Conseil d'État, travailler avec les rapporteurs et assister le garde des sceaux dans le débat parlementaire fut pour moi et mes équipes une formidable expérience. C'était aussi le début de la mise en oeuvre de la révision constitutionnelle qui a donné aux commissions des lois un rôle fondamental dans l'élaboration du texte soumis au débat dans l'hémicycle ; c'était aussi le début des études d'impact, imposées mais dont la qualité et l'étendue sont encore trop limitées. J'ai compris enfin l'intérêt pour le Gouvernement d'utiliser la procédure d'amendement ou de recourir à la technique du cavalier, et j'ai peut-être parfois abusé moi-même, je l'avoue, de ces procédures qui ne favorisent pas l'instauration d'un débat éclairé.

De tout cela et de ma double expérience de rédacteur de projet de loi et de magistrat qui doit appliquer la loi votée par le Parlement, je conclurai que la loi doit être rédigée d'une manière suffisamment précise pour éviter autant que faire se peut l'insécurité juridique, qu'il importe de respecter la hiérarchie des normes et donc de supprimer les dispositions à caractère non normatif, que les études d'impact doivent être mieux documentées et plus complètes.

J'ai aussi constaté combien les débats sont différents à l'Assemblée nationale et au Sénat : celui-ci est le défenseur intraitable des libertés publiques et individuelles - auxquelles, en ma qualité de magistrat, je suis naturellement très attachée. Les textes s'enrichissent de ce double regard, qu'il est essentiel de préserver. Il convient de donner toute sa place et tout son sens au dialogue constructif dans les commissions mixtes paritaires.

Notre époque est compliquée, parce qu'en pleine mutation. Dans un monde où l'efficacité se mesure parfois à la rapidité avec laquelle on adopte les réformes plus qu'aux mesures de fond qu'elles contiennent, il nous faut tout à la fois être réaliste et moderne, mais tenir bon sur les principes et rester d'autant plus ferme sur l'essentiel que l'actualité commande de l'audace. Les équilibres voulus par le constituant, au premier rang desquels figure la séparation des pouvoirs, doivent être préservés, faute de quoi c'est tout l'édifice de l'État qui serait menacé. Mais notre société a évolué, les frontières du droit et de la jurisprudence s'étendent à toute l'Europe ; l'émergence des cours européennes, les nouvelles attributions confiées au Conseil constitutionnel - notamment par l'instauration de la question prioritaire de constitutionnalité -, l'évolution de la fonction de cour suprême exercée conjointement et parfois concurremment par le Conseil d'État et la Cour de cassation, tout cela contribue à la création d'un nouvel ordre suprême.

Dans ce contexte, et pour reprendre l'expression d'un haut magistrat, l'exercice doit être collaboratif entre les juridictions nationales et européennes, et il importe qu'elles travaillent en réseau et de manière coordonnée, comme les différentes voix d'un orchestre. Si la Constitution reste au sommet de l'ordre juridique français, le Conseil constitutionnel s'imprègne de plus en plus des jurisprudences de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne, en interprétant et en conciliant des principes fondamentaux. Comme le disait devant vous Mme Nicole Belloubet, « le Conseil constitutionnel devra approfondir la piste du dialogue des juges en respectant le partage des attributions entre un juge de constitutionnalité et des juges de conventionalité du fond ». Je partage son analyse.

Passionnée par mes fonctions de magistrat de l'ordre judiciaire, c'est avec beaucoup d'intérêt et le sens de l'importance des responsabilités qui me seraient confiées que j'ai accepté la proposition du président Larcher, qui vous est aujourd'hui soumise, de devenir membre du Conseil constitutionnel. Je m'interroge enfin sur le point de savoir si le fait d'avoir vu le jour quelques semaines seulement avant l'adoption de la Constitution était un signe prémonitoire...

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