Depuis la Révolution française, jamais la France n'a connu un mouvement aussi important de regroupement de communes, que j'ai qualifié de « révolution silencieuse » dans un rapport d'information dont j'étais rapporteur avec notre collègue Christian Manable au nom de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation.
En 2015 et 2016, 517 communes nouvelles ont été créées, contre moins de 800 entre 1971, année de l'adoption de la loi « Marcellin », et 2010, année de l'adoption de la loi de réforme des collectivités territoriales. Ces 517 communes nouvelles sont issues de la fusion de 1 760 communes et de l'implication de près de 24 000 élus locaux. L'Association des Maires de France recense encore plus de 90 projets actuellement en cours, impliquant 230 communes.
Cette révolution silencieuse témoigne de la vitalité des communes, de leur capacité à évoluer, du sens des responsabilités des élus locaux pour garantir l'efficacité des services publics mais aussi la nécessaire proximité que la population appelle de ses voeux.
Au moins trois facteurs peuvent expliquer cette évolution importante. Tout d'abord, la création de communes nouvelles procède d'une démarche volontaire des élus, désireux de bâtir ensemble un projet commun au service de leurs concitoyens. Ensuite, elle est facilitée par la souplesse du régime juridique mis en place en 2010, ajusté en 2015 et 2016, qui permet d'adapter la commune nouvelle à la réalité locale en conservant, par exemple, les communes historiques sous le statut de « communes déléguées », avec la désignation d'un maire délégué, l'existence éventuelle d'un conseil de la commune déléguée et, enfin, la présence d'une mairie de la commune déléguée. Enfin, elle est encouragée par un pacte financier qui garantit la stabilité de leur dotation globale de fonctionnement et dont le projet de loi de finances pour 2018 prévoit la reconduction au bénéfice des communes nouvelles créées entre le 2 janvier 2017 et le 1er janvier 2019.
2020 marquera une étape importante pour la plupart des communes nouvelles, avec le premier renouvellement général de leurs conseils municipaux. Ce dernier se traduira par une diminution, parfois brutale, du nombre des élus des communes nouvelles. En effet, pour faciliter la création de communes nouvelles, le législateur a mis en place un régime dérogatoire au droit commun permettant d'augmenter, à titre transitoire, l'effectif des conseils municipaux des communes nouvelles et, ainsi, aux élus des communes historiques d'y siéger. Au cours de la période transitoire entre la création de la commune nouvelle et le renouvellement suivant du conseil municipal, le conseil municipal de la commune nouvelle est composé de l'ensemble des conseillers municipaux des anciennes communes, si leurs conseils municipaux le décident par délibérations concordantes prises avant la création de la commune nouvelle. Puis, entre le premier renouvellement et le deuxième renouvellement consécutifs à la création de la commune nouvelle, le conseil municipal de la commune nouvelle comporte un nombre de membres égal à celui prévu pour une commune appartenant à la strate démographique immédiatement supérieure. Enfin, à l'issue du deuxième renouvellement consécutif à la création de la commune nouvelle, le nombre des membres du conseil municipal de la commune nouvelle est celui de la strate démographique à laquelle appartient la commune nouvelle, intégrant ainsi le droit commun.
La baisse de l'effectif des conseils municipaux des communes nouvelles sera particulièrement sensible dans celles qui regroupent de nombreuses communes déléguées, avec une diminution de l'effectif de leur conseil municipal pouvant parfois atteindre 70 %. À titre d'exemple, le conseil municipal de la commune nouvelle de La Hague (Manche), issue du regroupement de dix-neuf communes transformées en communes déléguées avec une population de 11 840 habitants, compte aujourd'hui 234 conseillers municipaux. Ce nombre devrait diminuer à 35 en 2020 - soit une baisse de 85 % - puis à 33 en 2026.
Cette baisse parfois brutale de l'effectif des conseils municipaux des communes nouvelles, souvent qualifiée « d'échafaud des élus locaux », suscite des inquiétudes compréhensibles aussi bien chez les élus qui ont mis en place des communes nouvelles que chez ceux qui envisagent de le faire.
Ces inquiétudes se sont notamment exprimées lors des premières assises nationales des communes nouvelles organisées par l'Association des Maires de France le 12 octobre dernier : crainte d'une représentation insuffisante de certaines communes déléguées au conseil municipal de la commune nouvelle, risque de ne pas pouvoir créer un conseil de la commune déléguée, voire d'une disparition de cette dernière, prise en compte insuffisante des aspirations de ses habitants.
Elles ont conduit notre collègue sénateur de la Lozère Alain Bertrand et plusieurs de nos collègues à présenter la proposition de loi n° 620 (2016-2017) tendant à garantir la représentation des communes déléguées au sein des communes nouvelles, qui a été inscrite à l'ordre du jour du Sénat réservé au groupe du Rassemblement Démocratique et Social européen du mercredi 22 novembre 2017. L'article unique de cette proposition de loi tend à apporter une triple modification au régime des communes nouvelles de 1 000 habitants et plus ayant conservé des communes déléguées.
Tout d'abord, la proposition de loi tend à prévoir une nouvelle obligation applicable aux listes de candidats aux élections municipales organisées dans ces communes : chaque liste devrait, en plus de l'obligation de parité et de complétude de la liste, comporter des candidats résidant dans chaque commune déléguée, selon des modalités fixées en décret en Conseil d'État. La condition de résidence s'apprécierait au moment de l'élection.
Il me semble que cette nouvelle obligation aurait pour conséquence de rigidifier la constitution des listes électorales dans les communes nouvelles composées d'un nombre important de communes déléguées, sans garantir pour autant une représentation de chaque commune déléguée au sein du conseil municipal de la commune nouvelle. En effet, dans les communes composées de plusieurs communes déléguées et dans lesquelles plusieurs listes seraient en lice, il n'est pas certain que chaque commune déléguée puisse être représentée par un candidat élu, en particulier ceux en fin de liste. Par ailleurs, dans certains cas, il n'y aurait pas assez de sièges à pourvoir pour assurer la représentation de l'ensemble des communes déléguées. Ce serait le cas, par exemple, d'une commune nouvelle composée de seize communes mais dont le conseil municipal compterait seulement quinze conseillers. La disposition proposée ne serait donc opérante que dans les communes nouvelles ayant un nombre limité de communes déléguées, c'est-à-dire deux ou trois. Enfin, on peut penser que, spontanément, sans qu'une loi soit nécessaire, les élus chercheront à présenter des listes qui assureront une représentation de l'ensemble des communes déléguées, afin d'augmenter leurs chances de remporter la majorité des suffrages.
La deuxième modification tend à prévoir que tout conseiller municipal soit remplacé par le suivant de liste résidant dans la même commune déléguée et non par le premier suivant de liste comme c'est le cas aujourd'hui, la résidence s'appréciant au moment de l'élection. L'objectif de cette disposition est d'assurer une représentation continue d'une commune déléguée sur toute la durée du mandat.
Cette modification soulève toutefois au moins deux difficultés d'ordre pratique. D'une part, elle limite fortement les possibilités de remplacement en cas de vacance, ce qui obligerait, alors même qu'une liste de candidat ne serait pas totalement épuisée, à organiser des élections partielles. D'autre part, la proposition de loi est muette dans les cas où une liste ne comporterait aucun candidat supplémentaire résidant dans la même commune déléguée. C'est une vraie difficulté. On peut imaginer que les dispositions de droit commun s'appliqueraient, ce qui ne permettrait pas alors de répondre à l'objectif de représentation des communes déléguées. Ce cas d'espèce n'est pas théorique : l'abaissement à 1 000 habitants du seuil d'application de l'élection des conseillers municipaux au scrutin de liste à deux tours a conduit, pour une grande partie des communes de 1 000 à 3 499 habitants, à la présentation et à l'élection, in fine, d'une seule liste de candidats. Dans cette hypothèse, puisque la liste doit comporter autant de candidats que de sièges à pourvoir, l'ensemble des candidats de la liste siègent au conseil municipal. Dès lors, en cas de vacance d'un siège de conseiller municipal, il doit être procédé à une élection partielle pour procéder au renouvellement de l'ensemble du conseil municipal.
Enfin, la proposition de loi tend à prévoir l'élection du maire délégué parmi les seuls conseillers municipaux de la commune nouvelle résidant dans la commune déléguée. À défaut, il serait élu parmi l'ensemble des conseillers municipaux de la commune nouvelle. Cette dernière modification soulève là encore des difficultés pratiques et juridiques. En effet, la proposition de loi équivaut, sur ce point, à un sectionnement électoral qui ne dit pas son nom. Le retour à un sectionnement électoral ou à une forme équivalente constituerait la solution la plus logique et la plus efficace pour assurer une représentation des communes déléguées au sein des communes nouvelles. Toutefois, les difficultés qui ont résulté du sectionnement électoral prévu par la loi « Marcellin » et qui ont justifié sa suppression en 2013, pour les communes de moins de 20 000 habitants, invitent à la prudence : conflits, blocages en cas de majorités divergentes entre les sections, décalage entre l'élection au suffrage universel direct des élus d'une section électorale et la réalité des pouvoirs du maire délégué. Cette solution est en outre fragilisée par la jurisprudence constitutionnelle relative au principe d'égalité devant le suffrage, ce principe s'opposant à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel dans une décision du 18 novembre 1982. Ce principe explique qu'à Paris, par exemple, un candidat peut résider dans un autre arrondissement que celui dans lequel il se présente.
Au-delà des difficultés pratiques et juridiques qu'elles soulèvent, les dispositions de la proposition de loi semblent en contradiction avec la philosophie même des communes nouvelles, fondée sur la souplesse et le volontariat des élus, qui peuvent ainsi déterminer l'organisation de la commune la plus adaptée aux spécificités de leurs territoires et aux attentes de leurs concitoyens. Toute modification du statut des communes nouvelles doit être appréciée au regard de cette philosophie à laquelle sont particulièrement attachés les élus locaux.
Enfin, il me semble nécessaire de mener une réflexion plus globale sur les ajustements éventuels devant être apportés au régime juridique des communes nouvelles, afin de fournir d'ici 2020 une réponse d'ensemble et cohérente aux difficultés rencontrées par les élus, plutôt que de multiplier les réformes ponctuelles. Il ne faut pas perdre de vue qu'une commune nouvelle n'est pas une « colocation ». On ne crée pas une commune nouvelle avec pour seul objectif l'optimisation des recettes fiscales et budgétaires. C'est au contraire un vrai projet de territoire. Outre la question de la représentation des communes déléguées après 2020, plusieurs ajustements pourraient être apportés pour améliorer le régime des communes nouvelles et le rendre plus attractif : citons la place des maires délégués dans le tableau de la municipalité, la définition d'une nouvelle phase transitoire concernant l'effectif des conseillers municipaux des communes nouvelles composées de communes déléguées ou encore l'articulation entre communes nouvelles et intercommunalités. C'est pourquoi je vous proposerai, mes chers collègues, de ne pas adopter cette proposition de loi et de présenter, pour la séance publique, une motion de renvoi en commission de ce texte afin de pouvoir poursuivre la réflexion sur ce sujet important.