Je souhaite cette année faire le point sur le projet d'industrie du futur, qui est un axe important de notre politique industrielle. Dans une première partie, j'en rappellerai rapidement les enjeux. Ensuite, j'en présenterai les outils en formulant quelques recommandations.
Contrairement à ce que suggère de façon trompeuse l'expression même d'industrie du futur, l'industrie du futur, c'est celle qui se met en place actuellement dans tous les pays industriels. Selon le directeur général de l'Alliance industrie du futur, la « fenêtre de tir » pour prendre le virage de l'industrie du futur est même extrêmement resserrée. Les pays qui n'auront pas réalisé les investissements nécessaires dans les cinq ans à venir risquent d'être définitivement distancés dans la compétition industrielle. Il y a donc là un enjeu crucial et urgent pour notre pays.
Conscientes de la nécessité de ne pas rater ce virage, toutes les nations industrielles ont d'ailleurs mis en place des programmes comparables au programme français. Le plus connu est le programme « industrie 4.0 » en Allemagne, mais il y a aussi un programme « Intelligent Manufacturing » en Chine, « Smart Manufacturing » aux Pays-Bas ou encore « Innovation 25 » au Japon.
Au coeur de cette industrie du futur, se trouvent bien entendu l'atelier et l'usine du futur. Y sont déployées les technologies numériques qui permettent aux machines de communiquer entre elles, de communiquer avec les opérateurs humains et plus généralement de communiquer avec tous les objets équipés de capteurs. Cela recouvre les robots intelligents et aisément reconfigurables, les technologies d'assistance physique aux travailleurs (c'est le domaine de la cobotique et des exosquelettes), les technologies d'assistance cognitive (comme la réalité virtuelle ou la réalité augmentée), les applications mobiles qui renseignent sur l'état de fonctionnement et la performance des équipements ou encore les procédés de fabrication innovants comme les imprimantes 3D.
Tous ces équipements révolutionnent la manière de fabriquer. En premier lieu, ils donnent à l'outil industriel une flexibilité et une réactivité inédites, qui permettent de produire en séries courtes à coûts maîtrisés pour s'adapter aux besoins spécifiques et changeants des clients. Cela ouvre la voie au « sur-mesure » dans un cadre industriel.
Ces équipements permettent également de réduire fortement certaines sources de coût. Par exemple, les techniques de maintenance prédictives permettent de diminuer le nombre des pannes ou des incidents qui bloquent les lignes de production, avec des gains de productivité significatifs à la clé.
Mais l'industrie du futur déborde largement le cadre strict de l'atelier pour concerner en réalité toute la chaîne de valeur industrielle, de la conception des biens à leurs usages, en passant par la logistique et les relations fournisseurs. Par exemple, la mise en réseau des services commerciaux, des services d'approvisionnement et des services de fabrication permet d'ajuster les prévisions en matière de stocks et de livraison dès la prise de commande. Si l'industrie du futur n'a pas inventé les concepts de « juste à temps » ou de « zéro stock », elle permet de franchir un palier dans la poursuite de ces objectifs.
De même, la virtualisation des systèmes de production par la modélisation 3D permet de simuler toutes les opérations de production et de maintenance et donc de repérer et de résoudre par anticipation les difficultés susceptibles de survenir dans les ateliers réels. Nous en avions vu un exemple lors de notre visite d'un centre de conception 3D à Saint-Nazaire, utilisé aussi bien par les chantiers STX que par Airbus.
Le déploiement de toutes ces technologies est de nature à bouleverser complètement les deux composantes de la compétitivité, à savoir la compétitivité prix et hors prix :
- pour ce qui est du premier point, des études récentes ont montré que la mise en oeuvre des solutions techniques et organisationnelles de l'industrie du futur permettait en quelques mois des gains de productivité de l'ordre de 15 à 20 % et parfois même de 30 %. C'est une opportunité d'effacer une bonne partie de l'avantage dont disposent les pays où la main-d'oeuvre est moins chère ;
- concernant la compétitivité hors prix, la personnalisation de l'offre permise par l'industrie 4.0 apparaît comme un axe essentiel de la montée en gamme industrielle. En effet, si l'on peut proposer un produit exactement adapté aux besoins d'un client qui est prêt à payer plus cher pour cette personnalisation, le critère du prix perd de sa prépondérance. De plus, la capacité à adapter rapidement l'offre à la demande (c'est-à-dire à identifier rapidement les besoins spécifiques du client, à modifier la production en conséquence et à le livrer sans délai) conduit à privilégier des sites de production et d'approvisionnement plus proches des clients. Le déploiement de l'industrie 4.0 induit donc une tendance à une relocalisation de la production.
C'est pour toutes ces raisons que le déploiement de l'industrie du futur constitue une opportunité historique pour la France.
J'en viens maintenant aux outils mis en place pour soutenir cette nouvelle politique industrielle. Le projet Industrie du futur comprend deux volets.
Le premier vise à stimuler l'émergence d'une offre française de solutions pour l'industrie du futur. C'est le volet des start-ups et de l'innovation, de la mise au point et de la commercialisation de solutions technologiques de rupture dans les domaines de la robotique, des objets connectés, de la numérisation 3D ou encore de la fabrication additive. L'ambition est de transformer les atouts de la France dans le domaine de la French Tech en entreprises compétitives, capables de vendre, en France et dans le monde, les produits, les procédés et les services qui sont au coeur de l'industrie du futur.
Le second volet de cette politique industrielle, peut-être moins médiatique mais tout aussi stratégique que le premier, est celui du déploiement de l'industrie du futur dans les industries traditionnelles. L'ambition est ici de faire évoluer l'outil et l'organisation industriels dans l'ensemble des branches, de l'aéronautique au textile, en passant par l'automobile ou les agro-industries.
Pour réaliser ces deux objectifs, le projet d'industrie du futur s'attache, d'une part, à mobiliser et à accompagner les acteurs industriels dans la conduite du changement, et, d'autre part, à créer des mécanismes de financement adaptés, qui vont de l'avance remboursable à la garantie bancaire, en passant par la dépense fiscale ou le prêt à taux bonifié.
Je commence par présenter les actions de mobilisation et d'accompagnement, qui sont essentielles. Si les groupes globalisés et les grands équipementiers semblent déjà pleinement engagés vers l'industrie du futur, il n'en va pas de même des PME, voire des ETI. Par opposition à des pays comme l'Allemagne, l'Italie ou la Corée, la France se caractérise, on le sait, par une certaine difficulté à faire coopérer les entreprises dans des logiques géographiques de districts industriels ou dans des logiques fonctionnelles de filières. D'où un certain isolement des PMI et des ETI françaises face aux bouleversements en cours et un risque fort d'élimination des entreprises qui n'auront pas su adopter les outils de l'industrie du futur.
Consciente de l'enjeu de la mobilisation des PME, la politique française d'industrie du futur cherche à se situer au plus près des acteurs et des territoires. Sa gouvernance s'appuie sur une association créée en juillet 2015, l'Alliance pour l'Industrie du Futur, qui regroupe plusieurs fédérations du secteur industriel (comme la FIM), les financeurs (comme la BPI), ainsi que des partenaires académiques et technologiques. L'alliance a notamment défini un référentiel partagé avec l'État, les régions et l'ensemble des acteurs industriels, qui répertorie et classe toutes les disciplines et technologies indispensables à l'Industrie du futur. Elle a labellisé des usines « industrie du futur », qui sont autant de démonstrateurs des possibilités de l'usine 4.0. Elle a créé des outils de diagnostic grâce auxquels les chefs d'entreprise qui le souhaitent peuvent bénéficier d'un audit de leur entreprise et mieux cerner les transformations à opérer sur leur outil de production et sur leur organisation - diagnostic qui est généralement cofinancé par les régions à hauteur de 50 %. Enfin, sur la base de ces diagnostics, l'Alliance pour l'industrie du futur réalise un accompagnement personnalisé dans la conduite du changement en mobilisant les 500 experts de son réseau d'adhérents. À la fin de cette année, c'est plus de 5 000 entreprises qui se seront engagées dans ces actions d'accompagnement vers l'industrie du futur.
Sur ce volet « accompagnement », je ferai plusieurs remarques :
- d'abord, il faut saluer le travail considérable accompli en moins de trois ans avec des moyens limités. L'alliance industrie du futur fonctionne en effet avec 350 000 euros de dotations publiques annuelles ;
- ensuite, il faut élargir ce travail d'accompagnement. Fonctionnant sur une logique d'appels à projet, les outils de diagnostic et d'accompagnement des PME touchent en effet seulement les entreprises déjà conscientes de la nécessité de moderniser leur outil. Le défi est donc de créer des structures capables d'aller chercher les entreprises les plus éloignées de l'industrie du futur. L'adhésion récente de CCI France à l'Alliance industrie du futur pourrait permettre d'utiliser le réseau des chambres pour toucher aussi ce public d'entreprises ;
- toutefois, et c'est ma troisième remarque, il faut éviter de multiplier les opérateurs et les points d'entrée dans le dispositif. On a réussi à créer un outil relativement simple et lisible. L'intervention des chambres de commerce doit apporter un plus et non constituer un facteur de complexité ;
- quatrième remarque : toutes les filières industrielles ne sont pas également mobilisées sur les enjeux d'industrie du futur. Il m'a été indiqué à plusieurs reprises, lors des auditions, que la filière agro-alimentaire commençait à accumuler du retard. L'adhésion prochaine de l'ANIA à l'Alliance industrie du futur marque sans doute une prise de conscience. Elle est indispensable. Je rappelle que la filière agro-alimentaire, si on met de côté l'excédent des vins et spiritueux, est déficitaire depuis 10 ans. C'est le signe d'une perte de compétitivité à laquelle il faut remédier ;
- cinquième remarque : toutes les régions ne sont pas non plus également mobilisées. L'Aquitaine et le Grand Est sont en pointe. Mais il est important que la mobilisation soit générale ;
- enfin, c'est ma dernière remarque, il faut qu'on puisse disposer d'une évaluation de l'efficacité de ces actions d'accompagnement. Les entreprises auditées et accompagnées réalisent-elles ensuite les investissements et les changements organisationnels leur permettant de passer à l'industrie du futur ? On n'a pas claire de réponse à cette question et c'est gênant.
J'en viens maintenant à la dimension financière du projet d'industrie du futur. Plusieurs outils et circuits de financement ont été créés depuis 2015.
Pour ce qui concerne l'appui à l'émergence d'une offre française de solutions 4.0, la direction générale des entreprises m'a indiqué que 240 projets de R&D ont été soutenus depuis 2015 grâce à des enveloppes du Programme des investissements d'avenir opérées par BpiFrance. L'appel à projets « Industrie du Futur » a consacré 100 millions d'euros pour financer des projets industriels stratégiques de R&D et d'investissement. Des crédits sont également mobilisables sur l'enveloppe de 579 millions de la ligne du PIA « Projets de R&D structurants pour la compétitivité (PSPC) », qui accorde des subventions et des avances remboursables aux projets collaboratifs associant grands groupes, PME et laboratoires publics.
Il me semble que ces outils sont adaptés et que le volume des enveloppes est satisfaisant. Néanmoins, les pouvoirs publics, et l'État en particulier, devraient davantage mobiliser le levier de la commande publique pour pousser l'offre de solutions pour l'industrie 4.0 proposées par les PME. Il y a en effet une schizophrénie de l'État, qui d'un côté finance de développement de PME technologiques françaises et qui, de l'autre, achète trop souvent des solutions vendues par des grands groupes internationaux. Comment nos PME technologiques peuvent-elles prospérer si elles ne remportent pas les marchés publics ? Le droit de la commande publique permet d'utiliser des critères comme l'empreinte CO2. Utilisons les outils disponibles !
Pour ce qui concerne le financement du déploiement de l'industrie 4.0 dans l'industrie traditionnelle, des volumes importants de crédits sont également mobilisés :
- en premier lieu, les PME et les ETI peuvent utiliser les Prêts « Industrie du Futur », distribués par BpiFrance. 100 millions d'euros en provenance du PIA sont venus abonder le fonds de garantie des prêts en 2016, ce qui devrait permettre de distribuer une enveloppe de 1 milliard d'euros de prêts « Industrie du Futur » ;
- on peut citer aussi l'outil des prêts à la robotisation, qui disposait d'une enveloppe de 360 millions d'euros sur le PIA ;
- enfin, l'État a créé un dispositif temporaire de suramortissement des investissements qui permettait de déduire du résultat imposable, linéairement sur la durée d'amortissement, 40 % du prix de revient des biens productifs. Cela représente un effort fiscal de 5 milliards d'euros sur 6 ans.
Ce suramortissement, mis en place entre avril 2015 et avril 2017, s'adressait cependant à toutes les entreprises de tous les secteurs. Il était davantage une mesure générale de relance de l'investissement qu'une mesure de soutien au déploiement de l'industrie du futur. Je comprends donc qu'on ne le maintienne pas dans cette forme. En revanche, il me semble nécessaire de maintenir un soutien à l'investissement dans le domaine ciblé des industries du futur et c'est pourquoi je suis favorable au rétablissement d'un dispositif de suramortissement recentré sur ce secteur. Je travaille d'ailleurs à un amendement en ce sens. Regardons les chiffres : les entreprises françaises achetaient 2 000 robots par an en 2012. Elles en achètent 4 000 désormais, selon les chiffres de la DGE. C'est mieux, mais nous sommes encore très loin des 20 000 robots achetés chaque par les entreprises allemandes. Nous avons fait des efforts mais les autres pays aussi, de sorte que l'écart ne s'est pas réduit. Résultat de plus de quinze ans de sous-investissement industriel, notre appareil productif demeure plus vieux en moyenne que celui de nos concurrents.
Le gros de l'effort d'investissement à accomplir reste donc devant nous et, pour l'accompagner, le suramortissement est un mécanisme vertueux. Pourquoi ? Parce qu'il conditionne l'avantage fiscal octroyé à la réalisation d'un investissement. Si l'entreprise investit, elle a la réduction, sinon elle ne l'a pas. Cela créé une incitation forte à investir, que ne permet pas une réduction d'impôt accordée sans contrepartie. Soyons lucides : les marges des entreprises ont pu se reconstituer avec le CICE. C'était nécessaire. La réduction du taux de l'IS va permettre d'aller plus loin. Mais ces marges ne se transforment pas toujours en investissements. Je constate que, malgré des marges restaurées, le taux d'investissement de la France en machines et en équipements n'a quasiment pas bougé depuis 5 ans. Il reste continument inférieur à celui de l'Allemagne et de l'Italie. Sachant que nous avons 5 ans, peut-être 10, pour prendre le virage de l'industrie du futur et exploiter ses opportunités en termes de montée en gamme et de relocalisation de la production, j'estime qu'un mécanisme de suramortissement qui récompense l'investissement est indispensable.
J'ajouterai pour finir un mot sur les enjeux en termes d'emploi, de formation et de dialogue social. La montée en compétences des hommes doit accompagner la montée en gamme de l'outil industriel. Pour piloter les nouveaux outils, il faut des ouvriers et des techniciens mieux formés, mais aussi des managers et des employeurs qui sachent déployer de nouveaux modes d'organisation et déléguer davantage.
En outre, il est clair que l'automatisation des processus risque de détruire des emplois. Ce risque ne doit pas nous conduire à refuser la modernisation de l'outil industriel, car cela aboutirait in fine à des pertes d'emplois industriels encore plus fortes. En revanche, nous devons créer les conditions d'un accompagnement des salariés reclassés vers de nouvelles activités.
Tout cela implique un gros effort national pour former les travailleurs, anticiper les futurs besoins en qualifications et adapter en volume et en qualité notre système de formation. Cela exige aussi une capacité à mener un dialogue social constructif et donc des partenaires sociaux mobilisés sur ces enjeux et pragmatiques.
À titre personnel je propose l'abstention sur ces crédits. Je vous remercie.