Chaque année, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances, notre commission s'intéresse à l'activité de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). À travers elle, c'est bien à l'évolution de la situation des addictions en France que notre commission est attentive, tant leurs conséquences sanitaires et sociales sont désastreuses.
En préambule, il faut souligner que nous nous trouvons actuellement dans une période de transition. En effet, le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 arrive à son terme. De plus, la présidence de la Mildeca a été renouvelée le 1er mars dernier. Une nouvelle stratégie pluriannuelle est donc en cours d'élaboration, dans le cadre d'une concertation entre tous les ministères concernés.
Il convient tout d'abord de prendre conscience de l'ampleur du phénomène des addictions en France, et notamment de l'impact des produits en vente libre à toutes les personnes majeures, le tabac et l'alcool. Ce sont eux qui, sur les plans sanitaire, économique et social, font peser les conséquences les plus lourdes sur notre société.
Malgré les efforts entrepris, le niveau de consommation de tabac est resté inchangé : 29 % des 18-75 ans sont des fumeurs quotidiens, soit 14 millions de personnes. Ce taux est même en augmentation depuis 10 ans chez les adolescents de 17 ans, puisqu'il est passé de 29 % à 32 %. Le tabac est pourtant la première cause de mortalité évitable en France : plus de 73 000 décès lui sont imputables chaque année.
L'alcool est quant à lui la substance psychoactive la plus répandue dans la société française, avec 43 millions d'usagers dans l'année. Si les volumes globaux consommés diminuent, les comportements à risque augmentent, surtout chez les jeunes, avec le « binge drinking ».
Ces alcoolisations ponctuelles importantes concernent chaque mois un adolescent de 17 ans sur deux. De plus, les comportements de consommation des filles, jusqu'à présent plus mesurés, convergent désormais dans l'excès avec ceux des garçons.
Le tabac et l'alcool représentent un coût social qui a été récemment estimé à 120 milliards d'euros par an chacun.
Ce sont toutefois les stupéfiants qui viennent naturellement à l'esprit lorsqu'il est fait référence aux conduites addictives.
Le cannabis reste de très loin le plus communément consommé par les Français. Ils sont 17 millions à l'avoir expérimenté. De plus, l'expérimentation est de plus en plus précoce : 48 % des jeunes de 17 ans en ont déjà fumé, contre 42 % il y a dix ans.
Cette substance est encore perçue comme relativement inoffensive, alors que sa dangerosité a été démontrée, notamment les troubles psychiatriques engendrés par sa consommation régulière, et que sa teneur en THC, son principe actif, a triplé en 10 ans.
La cocaïne poursuit quant à elle sa pénétration de l'ensemble des couches de la société et n'est plus, comme par le passé, une drogue réservée à certaines catégories sociales privilégiées. Le nombre d'usagers dans l'année a été multiplié par quatre depuis 2000.
Enfin, la consommation d'héroïne n'est pas en recul, bien qu'elle concerne une population relativement réduite - 600 000 expérimentateurs. Elle est à l'origine de nombreuses comorbidités et, malgré les progrès réalisés en matière de réduction des risques, 64 % des injecteurs sont encore atteints de l'hépatite C et 13 % du VIH.
Placée auprès du Premier ministre, la Mildeca est chargée d'animer et de coordonner les initiatives de l'État en matière de lutte contre l'usage de stupéfiants et les addictions. Sa politique repose sur une approche intégrée, c'est-à-dire qu'elle met sur un pied d'égalité la prévention, la réduction des risques, le soin et l'application de la loi.
Elle dispose, pour jouer ce rôle de pilotage, de moyens très réduits et qui, en 2018, poursuivent leur baisse : - 1,4 % par rapport à 2017, soit 17,6 millions d'euros. Il faut surtout se rappeler que son budget a déjà diminué de 25 % depuis 2012. Dans ce contexte, la capacité d'action de la Mildeca est limitée.
Par ailleurs, elle bénéficie d'un fonds de concours, alimenté par le produit de la vente des biens saisis et confisqués aux trafiquants de drogues. Il rapporte environ 14 millions d'euros par an, dont 90 % sont redistribués aux services enquêteurs (police, gendarmerie, douanes, justice) afin de financer du matériel destiné à l'exercice de leurs missions ou la formation de leurs agents. La Mildeca n'en conserve que 10 % destinés à des actions de prévention.
En revanche, il faut saluer l'arrêt de l'hémorragie budgétaire subie par les deux opérateurs de la Mildeca, l'observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et le centre interministériel de formation anti-drogue (Cifad). Ces deux organismes indispensables ont été grandement fragilisés ces dernières années, ce qui a par exemple conduit l'OFDT à renoncer à mener certaines études, faute de moyens. Il faudrait au contraire les renforcer, mais il leur appartient aussi de développer leurs ressources propres, notamment en valorisant mieux leur expertise.
La Mildeca assure le pilotage national d'une expérimentation qui a fait couler beaucoup d'encre : celle des salles de consommation à moindre risque (SCMR), à laquelle notre commission s'était montrée favorable lors de l'examen de la loi de modernisation de notre système de santé. Deux ont été ouvertes il y a un peu plus d'un an, à Paris puis à Strasbourg.
Ces SCMR donnent, selon les avis que j'ai pu recueillir, de premiers résultats encourageants, bien qu'il faille distinguer les situations parisiennes et strasbourgeoises, en raison notamment du lieu d'implantation de ces salles. Elles accueillent un public très marginalisé : 200 à 220 personnes par jour à Paris, dont 52 % sont sans logement, 43 % sans revenu et 26 % sans aucun suivi médical ou social. Ils sont 45 % à être atteints de l'hépatite C et 5,5 % du VIH. A Strasbourg, où 50 à 80 personnes fréquentent la salle quotidiennement, les profils sont similaires, quoique reflétant une situation sociale légèrement moins dégradée.
Dans cette dernière ville, la SCMR a été installée dans un quartier peu résidentiel, où elle ne suscite aucune opposition. A Paris en revanche, certains riverains des rues environnant l'hôpital Lariboisière, dans l'emprise duquel elle est installée, restent dans une position de rejet total. Ils lui imputent la dégradation de leur environnement de vie, alors que la SCMR a surtout agi comme un révélateur des difficultés sanitaires et sociales de ce quartier.
Il convient maintenant de laisser cette expérimentation se poursuivre jusqu'à son terme, c'est-à-dire l'automne 2022, puis de l'évaluer. Les SCMR ne permettent pas de résoudre à elles-seules l'ensemble des problèmes posés par la consommation de drogues par injection pour les usagers et pour la société. Elles constituent néanmoins une porte d'entrée potentielle vers un parcours de soin, un traitement de substitution ou un suivi médico-social pour un public particulièrement désocialisé. A ce titre, elles ont toute leur place dans la panoplie des outils de réduction des risques.
La prochaine stratégie gouvernementale devra tirer les leçons du plan 2013-2017. Notre commission l'avait souligné à plusieurs reprises ces dernières années : il constituait un catalogue de mesures assez hétéroclites, sur lesquelles étaient saupoudrées des ressources limitées. La multiplication des initiatives n'est pas synonyme d'efficacité mais souligne l'incapacité de la puissance publique à identifier les enjeux principaux et à trouver les moyens d'y répondre.
Par ailleurs, entre 2013 et 2017, l'État a échoué à améliorer la prise en charge des addictions en milieu carcéral. Une récente étude de l'OFDT y a mis en lumière une consommation de cannabis « massive, voire endémique ». Des travaux plus anciens démontrent qu'un tiers des nouveaux entrants en prison consommaient régulièrement une substance illicite, et que plus de 10 % des usagers de drogues ayant été incarcérés ont déclaré avoir eu recours à l'injection en prison.
La loi de modernisation de notre système de santé a prévu que la politique de réduction des risques s'applique aux détenus, selon des modalités adaptées au milieu carcéral. Près de deux ans après le vote de la loi, le décret d'application n'est toujours pas paru en raison de désaccords entre le ministère de la santé et l'administration pénitentiaire. C'est d'autant plus regrettable que la surpopulation carcérale actuelle peut contribuer à une dégradation globale de la situation sanitaire des détenus.
Enfin, il est un point sur lequel on ne peut plus se satisfaire du statu quo : la réponse pénale à l'usage de stupéfiants. Depuis 1970, celui-ci est puni d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. Jamais appliquée, elle a perdu tout caractère dissuasif.
A l'heure actuelle, ce sont majoritairement des alternatives aux poursuites qui sont retenues dans de tels cas. Même quand des poursuites sont engagées, le recours à des procédures simplifiées est privilégié. Le plus souvent, seul un rappel à la loi est effectué. Les poursuites s'achèvent généralement par une amende, des peines de prison ferme n'étant prononcées que dans 4 % des cas, alors qu'il s'agit d'un contentieux de masse, qui engorge les tribunaux correctionnels et mobilise les services de police.
Dans ce contexte, il faut réfléchir à la meilleure solution pour améliorer l'efficacité de l'action pénale contre l'usage de stupéfiants sans lever cet interdit, qui reste pleinement justifié par des considérations sanitaires, sociales et d'ordre public.
Une forme de consensus s'est établie autour de la contraventionnalisation de l'usage, que je partage. Le Sénat a ici été précurseur, ayant adopté par deux fois, en 2011 et en 2015, le principe de sa mise en oeuvre au premier usage constaté par les forces de l'ordre. Il faut aller plus loin et le généraliser à tous les cas d'usage.
Le traitement de cette infraction serait grandement simplifié et accéléré, et la sanction pécuniaire immédiate marquerait une rupture avec le caractère virtuel de la sanction actuelle, garantissant son aspect dissuasif. Le Gouvernement devrait prochainement engager cette réforme.
Enfin, la prochaine stratégie pluriannuelle du Gouvernement ne devra pas ignorer les outre-mer. Il est indispensable qu'une grande étude sur les phénomènes addictifs dans les départements et collectivités d'outre-mer soit conduite. Sur la base de ses résultats, le dispositif de prise en charge des addictions devra être adapté aux spécificités de ces territoires.
Sur ces considérations, je vous propose, mes chers collègues, d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits de l'action « Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives » du programme « Coordination du travail gouvernemental » de la mission « Direction de l'action du Gouvernement » du projet de loi de finances pour 2018. Je regrette néanmoins qu'ils n'aient pas été confortés au vu de l'ampleur du phénomène des addictions en France.