Première question portant sur les mesures prises pour faire valoir notre souveraineté. Comme vous l'avez rappelé, la zone à couvrir, de près de 11 millions de km2, correspond à la surface des Etats-Unis et du Mexique réunis. Est-ce que tout le monde sait ce qui se trouve sous le territoire des Etats-Unis et du Mexique réunis ? Non. De la même manière, on ignore tout ce que recouvrent nos 11 millions de km2 maritimes, en termes de richesse notamment. En premier lieu, il s'agit de contrôler ce qui se passe dans nos zones. Or nous avons bel et bien baissé la garde sur ce contrôle. Nous avons fait des paris depuis 10 ans en prolongeant nos bâtiments de souveraineté, comme le BATRAL Dumont-d'Urville aux Antilles, que nous avons dû désarmer cet été après l'avoir déjà prolongé trois fois.. Je suis l'avocat d'un retour à la situation que nous connaissions depuis 1982, lors de l'adoption de la convention de Montego Bay et de la reconnaissance des Zones Economiques Exclusives (ZEE), à savoir disposer dans nos départements et territoires d'outre-mer de deux patrouilleurs, d'un bâtiment logistique (le B2M) et d'une frégate de surveillance pour naviguer un peu plus loin. L'année prochaine, le dernier B2M, destiné aux Antilles, sera livré. On sera alors bien équipé pour la partie logistique, mais il faudra absolument accélérer le renouvellement du programme des patrouilleurs. A ce sujet, la marine attendait initialement un programme intitulé Batsimar qui consistait à remplacer les patrouilleurs outre-mer - ceux-ci s'assurent par exemple que les bâtiments de pêche vietnamiens qui pillent la zone économique de Nouvelle-Calédonie soient détectés, interceptés, et arraisonnés - ainsi que les patrouilleurs métropolitains qui participent par exemple à la mission européenne Sophia devant les côtes libyennes mais aussi au transfert de savoir-faire vers nos amis africains dans le Golfe de Guinée. Cela représente un coût important et l'innovation sur laquelle vous m'interrogiez et que je propose consiste à diminuer les spécifications des patrouilleurs outre-mer - leur prix sera probablement divisé par deux - afin d'accélérer le renouvellement de ces bâtiments. Quant aux patrouilleurs métropolitains, ma proposition est de s'en tenir au calendrier et donc à leur remplacement d'ici 2023. Je souligne qu'en matière d'innovation, nous avons un nouveau patrouilleur, l'ASTROLABE, qui vient d'appareiller il y a deux jours depuis la Réunion pour se rendre à Hobart en Tasmanie d'où il assurera la desserte logistique de nos établissements en Antarctique sur la base Dumont-d'Urville en Terre Adélie. C'est une opération originale car ce bateau, qui a été acheté par les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) et l'Institut Paul-Emile-Victor, sera mis en oeuvre par la Marine et alternera six mois par an depuis Hobart pour approvisionner l'Antarctique et six mois par an depuis la Réunion pour patrouiller les TAAF, les îles éparses autour de Madagascar, Kerguelen, Amsterdam et Crozet dans le Grand Sud.
En ce qui concerne les conséquences pour la Marine des annulations de crédits de 850 millions d'euros, la livraison des pods de détection missiles sur les rafales rétrofités F1-F3 est décalée de quelques mois, mais cela n'aura pas d'impact opérationnel. S'agissant des missiles antinavires MER-MER 40, le retard de quelques mois que j'ai accepté aura un impact opérationnel limité. Enfin, il n'y a pas de remise en cause de la date de livraison de la première frégate de taille intermédiaire (FTI) prévue à partir de 2023. Ces retards sont supportables par la Marine et n'auront pas d'impact sur la conduite des opérations.
S'agissant du maintien en condition opérationnelle (MCO) naval, pourquoi fonctionne-t-il bien et pourquoi est-il mieux maîtrisé que le MCO aéro ? C'est notamment une question d'organisation. Nous avons créé le service Soutien de la flotte (SSF), placé sous mes ordres mais dirigé par un ingénieur général de l'armement qui possède à la fois une expertise technique et une expertise contractuelle. Pour la première fois, nous allons passer, pour 2018, un contrat d'entretien pluriannuel des FREMM, ce qui permettra de réduire les coûts. Le SSF met en concurrence l'entretien des bâtiments les plus simples, comme les patrouilleurs et les pétroliers.
Pour le maintien en condition opérationnelle (MCO) aéro, j'ai des difficultés avec les hélicoptères anciens dont le taux de disponibilité est très faible, de l'ordre de 22 % pour les Lynx. Ce taux est également faible pour les hélicoptères récents comme les NH90, pour lesquels nous avons une multitude de versions et d'interlocuteurs. Quand pour le MCO naval, j'ai un contrat pour les frégates multi-missions (FREMM), j'ai une dizaine de contrats pour les NH90. Il faut donc rationnaliser tout cela. Je constate également une augmentation du coût de l'heure de vol en hélicoptère. En quatre ans, nous sommes passés de 14 000 à 22 000 euros pour les Lynx et de 5 000 à 11 000 euros pour les Alouettes III. Le coût de la maintenance de l'Alouette III va continuer à exploser. Je milite pour leur remplacement anticipé et la location d'hélicoptères en attendant que le programme hélicoptère interarmées léger (HIL) arrive, au milieu des années 2020. Je suis ainsi prêt à louer des hélicoptères civils d'occasion pour faire le travail de liaison entre les bâtiments à la mer, aujourd'hui réalisé par les Alouettes III.
Le nombre de jours de mer annuel est passé de 96 à 99. Pour autant, nous avons des difficultés avec les unités les plus anciennes. La priorité serait de les changer, mais s'il est relativement facile de changer un patrouilleur car beaucoup de chantiers sont capables de construire ce bateau assez simple en un ou deux ans, c'est plus compliqué pour une frégate de premier rang, dont la construction demande six ans, voire dix ans avec la conception. La frégate antiaérienne Cassard est hors d'âge. Sa ligne d'arbres s'est cassée en pleine mer et il y a eu un incendie dans les machines du Jean Bart. Ces bâtiments sont à bout de souffle et doivent être remplacés par de nouvelles frégates de défense aérienne à partir de 2022. Je dois donc prendre des mesures palliatives sur les bateaux les plus anciens pour qu'ils continuent à naviguer en sécurité pour les équipages. Il faut surveiller et réparer les fissures dans les coques et les chaises de lignes d'arbres. On a évalué ce coût à une centaine de millions d'euros dans le projet de loi de programmation militaire. La priorité est d'accueillir des bateaux neufs, mais avec l'étalement des programmes, il faut bien adopter des mesures palliatives. Je n'ai aujourd'hui que quatre frégates de défense aérienne et si j'enlève celles de l'ancienne génération, il ne m'en reste plus que deux.
S'agissant de la fidélisation : selon le rapport du Haut comité d'évaluation de la condition militaire, 82 % des marins envisageraient de quitter la marine. Parmi ceux-ci, il y a deux types de marins. Les premiers, qui ont acquis une compétence de cyberdéfense, d'électronique, de mécanique ou en énergie nucléaire et qui se disent, après vingt ans passés dans la Marine, qu'il est temps de trouver un emploi à terre. Je les comprends parfaitement et c'est d'ailleurs le modèle « Ressources Humaines » de la Marine, car « une marine de vieux » ne peut pas fonctionner. Sur un bateau, on fait les « 3x8 » ou les « 2x12 », c'est passionnant mais c'est usant. Le départ de marins qui ont travaillé vingt ans dans la Marine est donc sain. Avec une formation professionnelle de 23 jours par an, ils ont acquis une autonomie, une compétence technique et une capacité de travailler en équipe qui sont très recherchées. Les seconds sont des gens qui se disent que la Marine n'est pas faite pour eux. Il faut donc recruter des gens qui ne s'engagent pas sur un coup de tête mais avec un projet réfléchi. Je veux donc multiplier les partenariats avec l'Education nationale, avec les lycées professionnels, les BTS. Nous avons une soixantaine de partenariats pour permettre aux jeunes de faire leur stage professionnalisant dans la Marine. Il faut aussi que les jeunes viennent dans la Marine comme réservistes pour mieux la connaître puis faire un choix d'engagement raisonné. Pour certains jeunes de dix-huit ans, l'obstacle est la coupure numérique qu'ils ont du mal à supporter. Il y a aussi des métiers difficiles. Par exemple, les fusiliers marins, chargés de la protection des emprises, ont l'impression de faire un métier routinier. C'est ma responsabilité donc de diversifier leurs activités. Je veux les envoyer faire de la protection de navires civils, comme on l'a fait pendant longtemps sur les thoniers dans l'océan Indien et sur les câbliers dans les zones dangereuses. Depuis l'été dernier, nous protégeons les navires à passagers. Cette diversification suppose préalablement que j'aie augmenté les effectifs. En 2019, j'espère atteindre un nombre suffisant de fusiliers marins pour pouvoir varier leurs activités de protection.
S'agissant du programme 212, j'ai trois besoins en matière d'infrastructures. Premièrement, l'accueil des unités nouvelles : les structures d'accueil du Barracuda doivent répondre à de nouveaux critères de sûreté nucléaire qui tiennent compte du retour d'expérience de la catastrophe de Fukushima, l'accueil des FREMM exige des quais qui répondent à leurs besoins en alimentation électrique et de ravitaillement. Deuxièmement, les infrastructures portuaires militaires de la Marine datent du plan Marshall : les réseaux d'eau fuient, les stations électriques doivent être remplacées et les stations de pompage des bassins sont en cours de renouvellement. Tout doit être remplacé au même moment. Nous réalisons actuellement de gros investissements dans les ports de Brest, Toulon et l'Ile-Longue. Troisièmement, l'hébergement des jeunes marins : l'effort commencé il y a deux ans doit être poursuivi pendant encore plusieurs années. A Brest et à Lorient, sur les 4 000 marins que je dois loger, la moitié est mal logée, dans des chambres à six, sans wifi et avec un caisson en guise d'armoire. Un internat de collège ne pourrait pas loger des élèves dans ces conditions. Il y a un gros effort à faire sur plusieurs années. Tout cela est identifié et fait l'objet de plans d'infrastructures dans nos grands ports.
S'agissant des études amont, parmi les grands sujets, nous étudions les drones sous-marins pour la guerre des mines et les drones aériens. Nous avons commencé des expérimentations, mais il faudra aller plus loin avec des drones à décollage et à appontage verticaux que l'on pourra équiper de radars et d'électronique. S'agissant de l'espace cyber, nous avons pris conscience des menaces. Nos futures unités, comme les frégates de taille intermédiaires (FTI), seront « cyberprotégées » dès l'origine mais il faudra construire des « cyberbarrières » pour les bâtiments plus anciens. Nous nous y employons avec les industriels et les chercheurs. L'Ecole navale vient d'ouvrir une chaire de cyberdéfense maritime. Un autre sujet majeur est la défense antimissile : nous assistons à une prolifération des missiles, y compris au sein de groupes armés non étatiques. Ces missiles ont une capacité de pénétration de plus en plus importante et sont pour certains hypervéloces. Il faudra pouvoir les détecter et les intercepter. C'est un des grands sujets de la prochaine décennie. Je pense que nous ne sommes pas loin du jour où un missile antinavire sera tiré contre un bâtiment français et il est de ma responsabilité que ce bâtiment soit alors bien équipé pour y faire face. Enfin, nous devons développer les moyens de traiter de manière automatique les centaines de millions de données récoltées dans le domaine maritime.
S'agissant des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), nous prévoyons toujours un lancement de réalisation de la troisième génération en 2020 pour admission au service actif dans les années 2030. Vous avez parfaitement souligné les enjeux du séquençage. Il nous faut absolument six sous-marins nucléaires d'attaque de classe « Barracuda ». En 2017, les six sous-marins nucléaires d'attaque de génération actuelle, type « Rubis », ont effectué 1 000 jours de mer, soit en fait 200 jours pour cinq sous-marins (l'un d'eux est toujours en grand carénage). J'en profite pour souligner que ce résultat traduit à la fois la pression opérationnelle que nous subissons et l'excellence des acteurs de l'entretien des sous-marins qui permettent cette disponibilité très élevée. Ces six « Barracuda » sont indispensables et, malgré les difficultés actuelles sur les premiers de série, l'industriel m'assure du respect du calendrier des dernières livraisons. Dans ce cadre, nous réfléchissons à prolonger la durée de vie du sous-marin de première génération Rubis, dont le retrait avait été envisagé à l'été 2017.
Sur la question du porte-avions, il me semble que c'est un outil militaire de première importance et un outil politique majeur pour notre pays. C'est un outil qui sert utilement nos ambitions européennes. Depuis 2000, il a toujours été déployé avec nos alliés. Chaque fois qu'il est intervenu contre Daech, il a été escorté par des bâtiments européens : belges, allemands, britanniques et italiens. C'est donc un agrégateur de volontés politiques européennes. Il me semble que c'est une ambition raisonnable que d'avoir un groupe aéronaval permanent, soit deux porte-avions, comme nous en avons eu jusqu'en 1997. C'est un investissement majeur et vous serez appelé, le moment venu, à donner votre avis sur ce point.
S'agissant des commandos marine, leurs équipements lourds sont en cours de renouvellement, notamment leurs embarcations ECUME qui ont quasiment toutes été renouvelées. Nous travaillons actuellement sur le propulseur sous-marin de troisième génération, un mini sous-marin qui pourra aller sur le dos du Barracuda à partir des années 2020, ce qui nous permettra de retrouver une capacité d'intervention spéciale depuis la mer que nous avions perdue depuis le retrait du service actif des sous-marins classiques de type « Ouessant ».