Je travaille sur les violences faites aux femmes depuis les années 1970 : ce phénomène n'est donc pas nouveau par-delà notre actualité. Quand on parle de violences, tous les spécialistes ne s'entendent pas sur les limites de la notion. Où commencent les violences ? Leur définition varie selon qu'on se situe sur le plan légal, social ou culturel. Des comportements qui étaient naguère permis ne le sont plus. Aujourd'hui, nous sommes dans une société non violente : nous tolérons donc beaucoup moins la violence. De surcroît, le monde est devenu plus égalitaire, mais les hommes et les femmes n'ont pas évolué de la même façon.
Les violences faites aux femmes sont comme un iceberg : il y a eu un temps où l'on ne parlait que des violences physiques, des femmes qui étaient tuées par leur compagnon. Mais si l'on veut prévenir les violences, il faut se situer en amont et être en mesure de repérer les situations préalables à l'émergence de violences physiques, les situations qui peuvent dégénérer. Certaines femmes n'avaient jamais été frappées avant d'être tuées par leur compagnon, elles n'avaient pas pu repérer sa dangerosité.
La partie émergée de l'iceberg est donc constituée par les homicides et les violences physiques : c'est ce qui se voit. Les violences psychologiques ne sont pas toujours identifiées car elles sont limitées à un espace déterminé (le travail, par exemple, ou la famille) et elles répondent à une définition floue. Je peux citer le cas d'une patiente réellement terrorisée par son conjoint : elle a déposé des mains courantes mais au commissariat, ses interlocuteurs pensent qu'elle « fait des histoires ». Il faut comprendre que la victime est perdue et qu'elle donne l'impression, vue de l'extérieur, que c'est elle qui pose problème. À l'écouter, on peut avoir l'impression qu'elle s'est « mal débrouillée ».
Dans la partie immergée de l'iceberg, il y a le sexisme et les inégalités, qui ne sont pas qualifiables de violences à proprement parler et qui ne sont pas pris au sérieux par les auteurs : « je voulais plaisanter », disent-ils. À la base de la violence, il y a la capacité de la désigner comme telle, de la nommer. Or le sexisme crée un climat qui amène à accepter un geste déplacé et à le considérer comme normal. Mais il faut en avoir conscience : le sexisme prépare le terrain à d'autres violences.
Je vais vous montrer un petit film intitulé The monkey business illusion. Vous allez voir deux groupes jouant au ballon, l'un habillé de noir, l'autre de blanc. Le test consiste à compter le nombre de passes entre les jeunes filles habillées de blanc.
[Le film est projeté à l'écran.]
Vous avez vu que la bonne réponse est seize. Qui n'est pas arrivé à ce résultat ? (Certains répondent dix, d'autres quinze.)
Qui a vu le gorille traverser la scène ?
Je constate que cette image a échappé à beaucoup d'entre vous.
Qui a vu que le rideau changeait de couleur ?
Même remarque : vos réponses confirment que lorsque l'on est concentré sur un objectif, il se produit une sorte de cécité à voir autre chose, même des événements importants.
Cette cécité permet de comprendre pourquoi des femmes victimes de harcèlement peuvent mettre beaucoup de temps avant de dénoncer les comportements dont elles ont souffert. En témoigne par exemple le cas de ces militantes de l'UNEF, rapporté par Le Monde il y a quelques jours. Accaparées par leur mission de militante, elles ne voyaient pas les violences sexistes liées à un environnement demeuré très masculin. Je peux faire la même remarque sur la situation dans le milieu médical : quand j'étais étudiante en médecine, beaucoup de choses aujourd'hui inacceptables, qui relevaient du harcèlement sexuel le plus grave, semblaient habituelles. Il fallait « faire avec », les femmes ne remarquaient même pas les remarques sexistes dont elles faisaient l'objet. Les progrès de l'égalité entre femmes et hommes et l'accès de femmes à des positions de pouvoir favorisent aujourd'hui la prise de conscience et l'esprit critique.
Revenons sur l' « affaire Baupin ». À l'époque des faits, les victimes n'avaient pas réagi. Ce n'est que par la suite qu'elles ont osé parler. Il est difficile, quand on est jeune, et que l'on n'est pas sûre de soi, de dénoncer ce genre d'agissements. Le soutien d'autres femmes est décisif pour oser en faire état.
Il y a quelques jours, je suis intervenue dans le cadre de l'Association Française des Femmes Médecins (AFFM) sur les violences faites aux femmes. Des hommes médecins ont fait valoir le nombre d'hommes tués par leur conjointe : « vous voyez, les femmes aussi sont capables de violence ! ». Ils méconnaissaient le fait que ces situations d'homicides s'inscrivent généralement dans la légitime défense de femmes agressées par un conjoint violent. Mais beaucoup d'hommes ont du mal à l'entendre.
Dans le même esprit, j'ai récemment reçu un message d'un groupe d'études sur le sexisme dont les membres considèrent que l'engagement du chef de l'État dans la lutte contre les violences conjugales relève d'un positionnement sexiste, et qu'il est inspiré par un lobby « misandre ». Ce rappel me conduit à souligner qu'il faut travailler avec les hommes à la lutte contre les violences conjugales.
L'actualité, avec cette accumulation de témoignages de faits de harcèlement et de violence, peut déstabiliser beaucoup d'hommes. Pour moi, il est essentiel de faire attention à éviter d'encourager un amalgame et de favoriser une sorte de guerre des femmes contre les hommes, et inversement. Ce genre de situation ne marche jamais.
Initialement, dans les associations de lutte contre les violences faites aux femmes, il n'y avait vraiment que des femmes, des bénévoles d'ailleurs. Les hommes sont trop peu présents dans ce combat et peut-être insuffisamment sollicités. Pour beaucoup, un homme qui défend les femmes court le risque de ne pas être considéré comme un « vrai mec ». Un jour, j'ai assisté à une réunion sur les violences faites aux femmes, à laquelle a participé un boxeur. On ne pouvait vraiment voir en lui qu'un « vrai mec ». Il a expliqué que dans la boxe, on ne fait pas n'importe quoi et il a montré pourquoi un homme ne devait pas accepter la violence. Ce témoignage illustre l'importance cruciale de la participation des hommes à la lutte et à la prévention des violences faites aux femmes.
Une autre remarque sur la situation des hommes : les évolutions de la société rendent les choses moins faciles pour certains d'entre eux. Le modèle de l'homme « chef de famille » n'est plus valide. Certains hommes, que l'on peut considérer comme fragiles, ont du mal à accepter l'autonomie, par exemple financière ou sexuelle, des femmes d'aujourd'hui. Beaucoup d'hommes sont à la recherche d'un couple fusionnel : or les femmes sont nombreuses à souhaiter un espace d'indépendance. Tous les hommes ne le supportent pas.
De même, avec les enfants, les hommes ne peuvent plus avoir la posture d'autorité qui était de mise autrefois. De manière très concrète, par exemple, les nouvelles technologies soulignent leur perte relative de pouvoir : c'est souvent vers les enfants qu'ils se tournent pour obtenir des explications !
Pour ceux qui sont « mûrs », il n'y a pas de problèmes et ils s'adaptent. Les choses sont plus compliquées pour ceux qui vivent un malaise intérieur. Ces derniers réagissent par un excès de contrôle sur leur compagne, souvent motivé par la jalousie. Des expériences réalisées aux États-Unis ont montré que les hommes se sentant rabaissés ont tendance à sur-réagir avec une attitude « viriliste ». Le nouveau modèle de couple égalitaire fonctionne bien avec les jeunes gens ayant atteint un certain niveau d'instruction et d'éducation. Pour d'autres, on constate un durcissement certain de leur attitude, parfois encouragée par des influences religieuses extrémistes - cela concerne tous les cultes - qui favorisent un modèle ancien de contrôle de la femme par l'homme.
Je vais maintenant évoquer plus particulièrement la violence dans le couple, en lien avec l'emprise. C'est le sujet d'un enseignement que je délivre, à l'attention des futurs magistrats, dans le cadre de l'École nationale de la magistrature (ENM). Quand on parle de violence dans le couple, il faut distinguer conflit et violence, deux notions qui inspirent une certaine confusion. Un conflit est symétrique : même s'il s'exprime violemment, par des disputes et des portes qui claquent, les deux parties sont conscientes qu'elles sont en désaccord et sont capables d'échanger. En revanche, dans la situation de violence, il ne se passe parfois rien, ni bruit, ni porte qui claque. Ce sont des situations souvent très difficiles à détecter.
J'ai un exemple : l'une de mes patientes, dont le mari occupe une situation de notable, m'a décrit une ambiance à la maison où domine d'un côté la peur et de l'autre la colère. Un système d'alarme permet au conjoint de surveiller tout ce qui se passe à la maison. Cette femme n'a jamais été frappée, mais elle vit dans la peur. Quand elle a fait part à ses enfants de son désir de partir, ils ont exprimé la crainte d'être tous tués en même temps qu'elle. Nous sommes pourtant dans une situation où, si cette patiente se rend au commissariat, la police ne fera rien. Or elle est en danger. On le sait bien, c'est quand une femme décide de partir que se déclarent les violences les plus graves. Le moment de la rupture est un moment critique.
Il faut insister sur le lien entre harcèlement sexuel et violences dans le couple : tout cela procède en fait du même phénomène. Le harcèlement existe aussi dans le couple. Physiques, sexuelles, psychologiques : toutes les violences sont liées, à l'extérieur ou à l'intérieur du foyer.
En 2000, j'ai participé au rapport Henrion1(*), pour attirer l'attention des professionnels de santé sur l'importance des violences dans le couple. À l'époque, on ne parlait pas du viol conjugal, maintenant il est reconnu par la loi. Là encore, il est très difficile de situer la limite. Quand une femme se soumet, qu'il s'agisse du harcèlement dans le couple ou du harcèlement sexuel au travail, est-ce parce qu'elle a peur ? Est-ce pour ne pas « faire d'histoires » ? Elle ne s'oppose pas, certes, mais cela signifie-t-il qu'elle consent ? Elle peut aussi ne pas avoir décodé la violence qui lui est faite. On l'a vu avec cette affaire concernant des agents de nettoyage travaillant pour un sous-traitant de la SNCF à la gare du Nord. Elles n'ont pas protesté car elles pensaient que ce qu'on leur faisait n'était pas sanctionnable. Or il s'agissait véritablement de harcèlement sexuel.
J'en viens maintenant au processus d'emprise : il s'agit d'une manipulation qui s'installe dans la durée, qui va conduire une femme à perdre son esprit critique. Quand on est agressé dans la rue, on sait que c'est de la violence. Mais quand c'est quelqu'un que l'on aime qui vous frappe, on ne sait pas vraiment ce que c'est. Combien de fois l'ai-je entendu : « mon mari ne me bat pas, mais il m'a déjà donné des claques. » Ou alors : « je suis tombée, mais ce n'est pas de sa faute ». En général, on pense que si la violence n'est pas intentionnelle, ce n'est pas de la violence.
Pour le harcèlement sexuel, la violence se prépare par des micro-violences qui ne sont pas non plus reconnues comme telles. Elle commence par de petites attaques, des réflexions de dénigrement... La victime s'y habitue et elle finit par considérer tout cela comme normal, par estimer que ce n'est pas grave.
Dans la démarche de l'auteur de l'emprise, il y a une étape de séduction pendant laquelle il va solliciter les instincts protecteurs de la femme en se posant en victime afin d'attirer sa bienveillance. C'est une façon d'ôter à la femme toute résistance.
Puis surviennent les propos méprisants et dévalorisants, destinés à casser la confiance en soi de la victime. Parallèlement, celle-ci subit un isolement croissant (elle quitte son travail, ne voit plus ses amis ni sa famille et sa vie sociale disparaît...). Elle se trouve ainsi dans un état de dépendance économique et, coupée de ses relations, n'a plus de recours, plus personne vers qui se tourner. Le contrôle est également très important dans l'emprise. Il est d'ailleurs rendu plus facile par les nouvelles technologies. Il est présenté comme justifié par la jalousie du harceleur. Ces étapes successives de l'emprise conduisent la femme à considérer que ce qu'elle vit est normal. De plus, ses repères sont brouillés par une communication que je qualifie de perverse, qui consiste par exemple à dire une chose puis son contraire, à commencer une phrase sans la finir, en conférant une tonalité inquiétante à des propos anodins, simplement par des notes d'ambiance. La femme a peur, et elle a raison, mais la menace qu'elle subit n'est pas apparente. Si elle en parle, peu de gens peuvent la comprendre. Il faut bien voir que dans toutes les situations violentes, il y a une inversion de la culpabilité, toujours assumée par la victime.
Certaines situations d'emprise ne sont pas loin du fonctionnement sectaire. Je pense notamment à l'isolement de la victime, au contrôle exercé sur elle et à sa culpabilisation permanente. Il faut aussi parler du comportement de pseudo-thérapeutes qui exercent un véritable pouvoir sur des femmes qu'ils amènent à accepter des relations sexuelles.
Je l'ai souvent observé dans mon activité : quand les femmes dénoncent auprès de leurs supérieurs hiérarchiques le harcèlement dont elles sont l'objet ou quand elles vont porter plainte au commissariat pour une violence, ce sont souvent elles qui se sentent coupables : « si je le dénonce, il va être viré ». Dans le cas des violences au sein des couples, les hommes jouent de cette culpabilité quand la femme menace de partir. Il faut savoir que plus la situation de violence a duré, moins les femmes ont de moyens d'en sortir. Il s'agit d'une « impuissance apprise ». C'est encore plus difficile pour la victime de savoir comment réagir quand les agressions sont aléatoires, avec une alternance de phases de séduction et de moments de violence. Les femmes le savent bien au fond d'elles-mêmes : une opposition frontale de leur part est de nature à aggraver la violence, quelle qu'elle soit, même le harcèlement au travail. C'est pour cela que la stratégie déployée par les femmes consiste bien souvent à biaiser, à essayer de trouver les moyens de faire comprendre qu'elles ne sont pas d'accord, sans exprimer frontalement leur refus. Mais ce faisant, elles deviennent en quelque sorte complices. Pourquoi, en effet, réagir aujourd'hui alors qu'hier j'ai laissé faire, se disent-elles ?
On ne le sait pas assez, les situations de violence ont des conséquences dramatiques sur la santé des victimes. Ces femmes développent des troubles psychosomatiques, beaucoup souffrent de dépression. Les conséquences du harcèlement peuvent aller jusqu'au stress post-traumatique. En général, elles perdent confiance en elles, ce qui les prive d'autant plus de moyens de s'en sortir et de se défendre. Perte ou prise de poids, perte de cheveux, troubles dermatologiques graves sont fréquemment la conséquence du harcèlement qu'elles subissent. Souvent d'ailleurs, ces symptômes les aident à sortir du déni. Des patientes me l'ont fait observer : le corps rend visible la violence qu'elles subissent sans toujours s'en rendre compte. Pour moi, ces femmes sont cassées dans leur développement personnel. Le dénigrement et les humiliations qu'elles subissent restent ancrés dans leur mémoire. Ces femmes finissent par penser qu'elles méritent d'être traitées ainsi. Je considère l'ensemble de ces troubles comme une véritable « perte de chances » pour les victimes.
Quant aux conséquences professionnelles du harcèlement pour les victimes, elles sont catastrophiques. Les femmes, en général, perdent leur travail. Leur état de fragilité les empêche souvent d'ailleurs d'en retrouver un. Je connais des cas, en revanche, où le harceleur a été promu : un moyen comme un autre de s'en débarrasser...
J'en viens à la législation sur le harcèlement sexuel. La loi actuelle, adoptée en 20122(*), est parfaitement adaptée aux deux aspects du phénomène, à la fois à ce que l'on peut qualifier d'abus de pouvoir et au harcèlement lié à un environnement humiliant et offensant.
Reste le problème crucial de la prévention par l'éducation, qui à mon avis ne devrait pas être si compliqué à régler. Il s'agit là de la responsabilité des employeurs. Le comportement sexiste peut s'éduquer, même si les choses sont plus compliquées dans la fonction publique que dans le privé, à mon avis.
Par exemple, si l'on se réfère à la situation de milieux professionnels qui ont longtemps fonctionné dans un cadre exclusivement masculin, il me semble que l'arrivée des femmes a permis une certaine pacification de l'ambiance qui a soulagé certains hommes, malheureux d'évoluer dans une ambiance sexiste qu'ils ressentaient comme très négative. Il faut le savoir, l'environnement sexiste est souvent mal vécu par les hommes eux-mêmes. C'est à la hiérarchie que revient la responsabilité d'accompagner ces changements. À cet égard, je regrette des pratiques telles que des week-ends professionnels où sont encouragées des ambiances alcoolisées propices à certains débordements. Les femmes qui ne s'y prêtent pas sont stigmatisées ; les hommes qui ne jouent pas le jeu sont mis en cause dans leur virilité même. Or ces réunions sont le plus souvent réservées à des cadres destinés à exercer des responsabilités.
Le harcèlement par abus de pouvoir est, à mon avis, beaucoup plus compliqué à déjouer et à dénoncer. Celui qui a le pouvoir peut en quelque sorte tout se permettre. C'est pour cela que les actrices ont mis si longtemps à prendre la parole.
Par ailleurs, on constate souvent une confusion entre des comportements de séduction (ou prétendus tels), et des propositions sexuelles non désirées.
Dans le second cas, des hommes ne se rendent pas compte que « non, c'est non ». Il faut aussi reconnaître que les femmes devraient savoir opposer un refus clair au lieu d'esquiver pour essayer de trouver un compromis. Or, dans ce domaine, le compromis est par définition difficile ! Il y a une éducation à faire, non seulement des garçons mais aussi des filles, car il est évident que le problème doit être traité dès le plus jeune âge.
Dans certains milieux professionnels, très masculins, des femmes subissent des gestes déplacés non désirés. J'ai entendu un témoignage de ce type, venant d'une policière. Ses collègues masculins trouvaient ça très drôle...
La difficulté pour qualifier le harcèlement sexuel est qu'il résulte d'un mélange de tous ces comportements et agissements et qu'il se met en place progressivement. Les collègues de la victime, d'ailleurs, ont tendance à la considérer comme la favorite du chef. Non seulement ils ne la défendent pas, mais en outre, cela crée un climat malsain pour tout le monde. Il faut travailler avec les hommes pour qu'ils prennent conscience de la différence entre la drague et des propositions sexuelles non désirées, et pour qu'ils arrêtent de faire peser sur les femmes la responsabilité de leur attitude. C'est trop facile d'alléguer des jupes trop courtes !
Une prise de conscience est nécessaire et nous avons des progrès à faire dans le domaine de la sensibilisation au harcèlement. L'une de mes patientes a été traitée de manière différente par la branche américaine de sa société et par la branche française. La branche américaine reconnaissait les faits de harcèlement, au contraire de la branche française. On voit à quel point il nous reste du chemin à parcourir pour reconnaître le harcèlement au travail.
Abordons maintenant la question de la preuve. Toute la difficulté, en matière de harcèlement sexuel, est de réussir à le prouver. Certes, on peut produire des échanges de SMS ou de courriels, le cas échéant avec un constat d'huissier. L'Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT) fait un travail considérable pour accompagner les victimes. L'un des obstacles au dépôt de plainte est que beaucoup de femmes répugnent à rendre publique leur humiliation et à se positionner en victime, ce qui est un risque dans le cadre des suites judiciaires du harcèlement. Il arrive que les cellules de lutte contre le harcèlement mises en place dans les lieux de travail portent plainte en lieu et place des victimes ; dans certains cas, le harceleur porte plainte à son tour pour dénonciation calomnieuse et l'affaire peut se retourner contre celui qui a pris cette initiative. Certaines de mes patientes, que j'oriente vers l'AVFT, décident d'elles-mêmes de ne pas franchir cette étape. Je dois dire que toutes les victimes n'ont pas les ressources nécessaires pour supporter l'épreuve que constitue la procédure judiciaire. Il arrive que le harceleur profère des mensonges extrêmement violents et humiliants dont il est très difficile de se remettre.
En ce qui concerne la loi de 2012 sur le harcèlement sexuel, il s'agit à mon avis d'un texte parfaitement satisfaisant, qui répond bien à la nature complexe du harcèlement. Il reste toutefois à l'appliquer : on se heurte en la matière, comme je l'ai dit à l'instant, au problème de la preuve. Il me semble que les enregistrements de conversations devraient être reconnus comme des preuves, quand bien même ils seraient effectués à l'insu du harceleur. Je pense aussi que la formation des magistrats reste perfectible, notamment pour établir une différence entre harcèlement moral et harcèlement sexuel. La formation au harcèlement devrait être obligatoire pour eux, en formation continue plus particulièrement.
J'ai été sollicitée pour intervenir au Parlement européen et au Conseil de l'Europe, deux institutions qui ont mis en place un système dont on gagnerait à s'inspirer dans notre pays. Il s'agit des « personnes de confiance » ou ombudsmen. Ces personnes, spécialement formées, sont placées en dehors de toute hiérarchie et ont pour mission d'accompagner et d'orienter les victimes. En France, il semble que cette organisation soit peu répandue, ce qui est dommage. Les victimes, se sentant humiliées, ont honte de s'exprimer et sont réticentes à s'adresser à quelqu'un qui relève de leur environnement professionnel. Les DRH ne sauraient être un recours, à mon avis. Il convient plutôt de désigner un intermédiaire neutre, sans lien ni avec la hiérarchie ni avec les collègues de proximité.
Les obligations de prévention des risques psychosociaux, qui reposent sur les employeurs, comprennent la prévention du harcèlement. La législation à cet égard est contraignante, or elle est insuffisamment appliquée. Si l'on se réfère à l'ANI du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail, il y a d'excellentes suggestions pour la prévention du harcèlement. Mais on ne peut s'empêcher de voir dans ce texte un recueil de belles paroles sans conséquences concrètes...
Comment perfectionner la lutte contre les violences dans le couple ? À mon avis, les campagnes d'information visent à l'excès la violence physique. Beaucoup d'hommes et de femmes ne s'y reconnaissent pas. Dans leur esprit, tant qu'il n'y a pas de coup, il n'y a pas de violence. Pour moi, l'éducation à la non-violence doit être plus globale.
S'agissant des difficultés relatives aux plaintes, l'idée d'une pré-plainte en ligne, annoncée par la garde des Sceaux, me semble très prometteuse. Elle est de nature à aider les victimes à franchir le pas, à condition toutefois que cette démarche se traduise par un suivi immédiat des autorités compétentes.
Les stéréotypes sexistes doivent être combattus car ils encouragent des comportements de dénigrement, d'humiliation et de violence. Il faut porter une attention particulière aux images dégradantes de la femme véhiculées par les médias et à la conception du rôle des femmes qui se dégage des émissions de téléréalité. Certaines émissions que je désapprouve vigoureusement sont porteuses de violences potentielles à l'encontre des femmes. Or, les jeunes les regardent assidûment. C'est inquiétant pour l'avenir des relations entre femmes et hommes. Cela me conforte dans la conviction qu'il faut absolument investir dans la prévention pour travailler sur le temps long.
J'ai assisté au Québec à des interventions d'un conseiller en prévention de la violence dans les écoles. Il s'adressait à des élèves de toutes les classes, de la maternelle à la terminale. Grâce à des jeux des rôles mettant les jeunes en situation, il leur expliquait la portée sexuelle de la plupart des insultes dont ils sont familiers. Or les jeunes ne se rendent pas compte de cette dimension, car la plupart du temps, ils ne connaissent pas vraiment le sens de ces expressions. Il faut aussi travailler avec les jeunes pour leur faire prendre conscience de ce que l'autre ressent quand ils l'insultent et l'agressent. Il y a un travail considérable à faire dans ce registre.
J'en viens à l'éducation à la sexualité, à mon avis trop orientée dans notre pays sur les aspects médicaux (prévention du SIDA et des maladies sexuellement transmissibles notamment), aux dépens de la notion de respect. Cela nous renvoie à l'échec des ABCD de l'égalité.
Il y a un exemple dont nous pourrions nous inspirer, il s'agit du Nudge3(*) expérimenté aux États-Unis à l'initiative de Michelle Obama dans le domaine de la lutte contre l'obésité. Peut-être cette méthode serait-elle transposable à l'éducation aux comportements non sexistes ? Il s'agit à mon avis d'une piste à explorer.
Je vous remercie, mesdames et messieurs les sénateurs, de m'avoir écoutée et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.