Mon fil conducteur sera la construction d'un corridor iranien - qui a l'assentiment des Russes - dans la région, de Téhéran jusqu'à Beyrouth, via Bagdad et Damas. Avec la fin de l'État islamique en Irak et en Syrie, les enjeux géopolitiques régionaux d'avant la crise réapparaissent. Ce corridor est construit avec l'aide des Russes, les États-Unis tentent de s'y opposer. Le conflit au Yémen n'est qu'une diversion pour détourner l'Arabie saoudite du conflit syrien. Et cela fonctionne ! C'est un moyen de pression, au travers des tirs de missile vers l'Arabie saoudite, et un levier. Comment les États-Unis comptent-ils réagir à la construction de ce corridor iranien ? Les acteurs locaux, Syriens et Irakiens, n'ont guère leur mot à dire.
James Mattis, secrétaire à la défense des États-Unis, déclarait le 17 novembre dernier que les forces de la coalition internationale attendront, pour quitter la Syrie et l'Irak, que le processus de Genève ait progressé. Ils veulent combattre l'État islamique et trouver une issue diplomatique à la guerre civile en Syrie. Ces déclarations ont été confirmées par M. McMaster, conseiller à la sécurité nationale, lors d'une conférence à la Hoover Institution. L'objectif est le départ de Bachar al-Assad en 2021, au moment des élections présidentielles, afin de laisser les institutions syriennes fonctionner et pour que celui-ci ne perde pas la face. Cela permettrait aussi de terminer le travail militaire contre Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant), branche syrienne d'Al-Qaida, de réunifier le pays et d'instaurer un processus électoral libre. Tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir, les États-Unis bloqueront la reconstruction. Ainsi, tous les projets de la Banque mondiale sont en stand-by. Les États-Unis veulent maintenir des troupes au Nord de la Syrie pour faire levier contre le régime syrien, reconstruire une gouvernance arabo-kurde, alternative au régime de Damas, et pour briser le corridor iranien afin de soutenir leurs alliés, évitant ainsi que l'Iran ne contrôle toute la frontière syro-irakienne. Cela va-t-il marcher ?
Sous pression turque, la position américaine s'infléchit : les Turcs refusent que les États-Unis restent jusqu'en 2021 et appuient le PYD (Parti de l'Union démocratique), avatar du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui menace directement la sécurité intérieure turque. Donald Trump a évoqué un ajustement militaire pour retirer 400 hommes du Nord, tandis que les Kurdes ont adressé des messages de sympathie à la Russie pour se placer, si besoin, sous sa protection contre M. Erdogan...
En Irak, les États-Unis sont moins rétifs au gouvernement de Bagdad, et luttent contre l'influence iranienne davantage par le soft power, avec des relais dans l'armée irakienne, comme les forces spéciales. Ils négocient. En mai 2018 se tiendront les élections législatives. Qui dirigera l'Irak ? Haïder al-Abadi, l'homme du compromis entre les États-Unis et l'Iran, ou Nouri al-Maliki, un pro-iranien ? A priori, M. Abadi, qui a montré sa fermeté contre les Kurdes, restera. Si les États-Unis n'ont pas soutenu leur allié, Massoud Barzani, ni l'indépendance du Kurdistan d'Irak, c'est parce qu'ils ont plutôt misé sur la reconstitution de l'État irakien avec M. Abadi. Or celui-ci cède largement à Qasem Soleimani, et n'a pas toutes les clefs du pouvoir.
En Irak se construit un processus national chiite. Or tout processus nationaliste, à ses débuts, est intolérant à l'égard des minorités. En Irak, les Arabes sunnites, qui ont dirigé le pays durant des générations, ne seront pas intégrés mais punis. Même si M. Abadi veut les intégrer dans l'appareil gouvernemental, les directeurs chiites des administrations recruteront des chiites. Mossoul, capitale économique d'Irak du Nord à moitié détruite, a perdu 90% de son hinterland. Son influence économique se réduit à la plaine de Ninive ; il y a des aéroports à Erbil, à Souleimaniye, des malls à Dohuk... La population ne va plus faire ses courses à Mossoul ; la bourgeoisie économique de la ville est partie à Dubaï ou au Canada ; la ville sera aussi probablement punie par Bagdad, qui n'investira pas des milliards de dollars pour la reconstruire... Plus d'1,5 million d'Arabes sunnites vont se retrouver sans travail et sous occupation militaire. Cela créera de nouvelles frustrations et de nouveaux attentats. La radicalisation des sunnites profite à l'Iran, car elle maintient une certaine peur dans la population chiite qui voudra rester sous protection iranienne - alors que nombreux sont ceux qui ne supportent pas l'ingérence iranienne parmi les chiites irakiens...
Les Kurdes sont neutralisés. Ils ont perdu leurs puits de pétrole et leur indépendance est caduque. Ils sont divisés entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de M. Barzani et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de feu M. Talabani. L'UPK était opposée au référendum - la participation a été faible à Souleimaniye. Elle est plus alignée sur l'Iran et compte, par ses relations privilégiées avec Bagdad, tirer les marrons du feu et reprendre le pouvoir au sein du Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak (KRG), traditionnellement aux mains de M. Barzani. L'Irak est en cours de stabilisation et de recentralisation, mais avec de la corruption endémique.
En Syrie, le régime de Bachar al-Assad restera en place, sauf bouleversement géopolitique - si Poutine perd le pouvoir par exemple... Bachar al-Assad ne pourra pas perdre la guerre ni être poussé dehors. Il y aura toujours des opérations militaires. En 2018, la prochaine cible sera la poche d'Idlib, avec 50 000 combattants, 30 000 d'Al-Qaida, et avec les Ouïghours du parti du Turkménistan - les pires combattants, prêts à se faire exploser... Mais ces derniers ne sont pas dangereux pour le régime, car l'Occident ne soutiendra pas Hayat Tahrir al-Cham, malgré les préconisations du Centre d'analyses, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay en janvier 2017. La diplomatie occidentale ne fera pas d'Idlib un contre-modèle par rapport au régime syrien ; l'armée syrienne les contient, même si de temps à autre, elle lance des offensives sur Hama et sur Alep. Quand elle en aura fini avec la province de Deir ez-Zor, elle reviendra vers Idlib pour éliminer la poche, en collaboration avec la Turquie.
Les enclaves autour de Damas - les fameuses zones de désescalade, provisoires ! - seront bientôt reprises par les Russes et les Syriens. La seule zone de désescalade qui fonctionne comme telle se trouve dans la zone Sud, la province de Deraa : elle est à côté du Golan, et une négociation est en cours entre Israël, la Jordanie, les États-Unis et la Russie. Les Russes ont déployé des troupes entre le Golan et l'autoroute Deraa-Damas, et empêchent le Hezbollah et les Pasdaran (Gardiens de la révolution islamique) d'approcher, car sinon les Israéliens bombardent. Ils ont bombardé plusieurs objectifs autour de Damas ces derniers jours. La ligne rouge pour Israël, ce sont le transit d'armes à destination du Hezbollah via la Syrie ou la frappe d'un obus dans le Golan. De quel qu'endroit qu'il provienne, ils répliquent.
Vladimir Poutine, grâce au Golan, devient un acteur incontournable au Moyen-Orient. Il a monnayé l'installation de ses troupes à proximité en échange de l'arrêt du programme américain de soutien aux rebelles syriens. Ce programme était totalement inefficace, mais plutôt que de le réformer, Donald Trump l'a supprimé. C'est un très mauvais message envoyé à ses alliés locaux : les Kurdes du PYD craignent d'être les prochains sur la liste si M. Trump veut faire plaisir à M. Erdogan, et annule son soutien.
J'ai visité le Kurdistan syrien en mars dernier, et me suis rendu à Qamishli, Hasaké et Tall Tamer. Cela m'évoquait la Chine de la révolution culturelle décrite par Alain Peyrefitte... Ce n'est pas un modèle de démocratie pluriethnique. Le PKK est partout, sans aucune différence avec le PYD. Un représentant du PKK surveille chaque administration, les Arabes sont marginalisés. Le kurde est imposé dans les écoles, et si elles résistent, les écoles sont fermées et le personnel licencié. En cas de manifestation, une voiture piégée explose et le PKK prétend que c'est Daesch. Le projet kurde est donc très totalitaire. Les États-Unis sont dans une situation inconfortable vis-à-vis de la Turquie, et par rapport à l'action kurde envers la population locale. Les Kurdes sont loin d'être majoritaires, à peine un tiers de la population totale de ces régions si l'on rajoute Raqqa et Deir ez-Zor. Même dans la zone revendiquée tout au Nord, les zones kurdes sont séparées par des zones mixtes : à Tall Abyad, ils sont très minoritaires mais essaient d'imposer le kurde, réalisant ainsi une épuration ethnique blanche - un déplacement de la population - voire davantage. Certains villages arabes sont désertés près de Tall Tamer. Les Assyriens de Tall Tamer sont partis après l'attaque de Daesch, mais les villages arabes ont été vidés depuis.
Les Kurdes ont deux plans : selon le plan A, les États-Unis restent dans la région, et les Kurdes vassalisent les Arabes, construisent leur État PKK, tout en bénéficiant de la protection américaine, en attendant 2021. Selon le plan B, les États-Unis évacuent ; les Kurdes négocient avec Damas et lui restituent les territoires arabes - Raqqa, Hasaké - en échange de la reconnaissance de l'autonomie des territoires kurdes, et le droit de garder leurs milices.
Le PYD négocie avec Damas en permanence. Le pétrole de la région d'al Malikiyah - soit un tiers du pétrole syrien - exploité par la Compagnie syrienne des pétroles, est distribué à hauteur de 25% aux Kurdes, 65% à Damas et 10% aux tribus arabes Chammar de la région et aux tribus arabes qui protègent l'oléoduc qui amène le pétrole vers Homs et Baniyas.
Les États-Unis comptent utiliser le Nord de la Syrie comme levier sur le régime pour pousser une transition politique, mais la région fait face à de nombreux problèmes domestiques. Damas, Moscou et Téhéran ne resteront pas les bras croisés. Quelques voitures ou camions piégés, comme au Liban en 1982-1983, attribués à Daesch, aideront à pousser les Américains dehors, et à provoquer la révolte des Arabes contre les Kurdes. Les tensions entre les Arabes et les Kurdes sont fortes, même au sein des forces démocratiques syriennes. La Turquie menace toujours d'intervenir dans le Nord. Elle refuse de laisser le PKK s'implanter durablement dans cette zone. À l'Ouest de la Syrie, la poche d'Afrin est encerclée par les Turcs, intervenus récemment dans la province d'Idlib. Ceux-ci risquent également d'intervenir près de Tall Abyad pour couper Kobané de Qamishli, et s'ils veulent être méchants, ils attaquent al-Malikiyah, zone pétrolière et siège de l'état-major du PKK en Syrie. Les États-Unis ne réagiront probablement pas contre un membre de l'OTAN. Les Kurdes seront alors poussés dans les bras des Russes. M. Poutine a tout intérêt à un PYD à moitié vivant, qui n'est plus une menace contre Damas mais encore une menace contre M. Erdogan ; c'est une des raisons qui a poussé la Turquie à changer de camp à l'été 2016.
Les États-Unis négligent tous les problèmes domestiques, et notamment celui de l'eau dans la région. Dans la zone kurde, entre 2000 et 2010, les terres irriguées ont diminué de plus de 30% - épuisement des nappes phréatiques, effets du changement climatique... - tandis que les terres irriguées augmentent dans la vallée de l'Euphrate arabe grâce aux barrages. Mais comme, à la suite des offensives kurdes contre l'État islamique, les barrages sont tenus par les Kurdes, qui ont un programme d'autonomie économique et de développement d'une agriculture irriguée, l'eau sera pompée pour irriguer leurs régions. La vallée de l'Euphrate arabe sera ainsi privée d'eau. Sans parler des problèmes de répartition des terres, la situation est explosive, et ne pourrait être compensée que par un mini plan Marshall pour la région. Il faudrait que l'aide arrive par des routes terrestres, or ce n'est pas le régime syrien ni la Turquie - ni l'Iran s'il domine la frontière irakienne - qui laisseront passer l'aide. Cette cocotte-minute explosera et le régime syrien reviendra pour calmer tout le monde après le départ des États-Unis.
Quel sera l'avenir de la Syrie ? Les troupes de Bachar al-Assad reconquerront partiellement le pays, avec un gouvernement direct dans l'Ouest du pays - à Damas, Alep et sur la côte - et une large autonomie accordée aux Kurdes et aux chefs de tribus dans la vallée de l'Euphrate en échange de leur loyauté. Le régime n'a pas les moyens de revenir de manière très centralisée dans l'Est du pays, mais ne peut abandonner les deux tiers de la production de blé, 80% de la production de coton et la quasi-totalité de la production d'hydrocarbures. Il a absolument besoin de cette Syrie auparavant dite « inutile » pour la reconstruction du régime.
Vous évoquiez 250 milliards de dollars pour reconstruire la Syrie. C'est un chiffrage avec des critères occidentaux. Le réseau routier n'a pas été très endommagé. Les ponts sur l'Euphrate ont été détruits par la coalition internationale et la Syrie présentera la facture. Les Syriens comptent reconstruire le pays par leurs propres moyens, et à un coût bien moindre. L'économie sera relancée par l'accès au marché irakien. Avant la guerre, l'Irak était le premier client de la Syrie, et achetait fruits et légumes, produits manufacturés, faisant la prospérité d'Alep. L'intégration économique Liban-Syrie-Irak-Iran est la clef de la reconstruction syrienne. L'Irak exportera son pétrole et son gaz par la Syrie, évitant la Turquie et le Golfe persique. Téhéran pourra construire son gazoduc islamique prévu et la Syrie toucher des royalties sur le transfert du gaz et du pétrole. Cela n'avait pas marché sous Saddam Hussein, qui était en guerre contre Hafez al-Assad. Si tous ces pays sont sous protectorat iranien, l'Iran sécurise ainsi ce marché commun oriental et évite la concurrence entre Syrie et Irak, mettant tout le monde d'accord par la force.
La Syrie se reconstruira également par la diaspora syrienne, très riche et qui compte investir dans l'immobilier. De même qu'à Beyrouth après la guerre civile, des affaires sont à réaliser. Ainsi, le quartier aisé de Damas, Mezzeh, va faire l'objet d'un projet d'extension immobilière de luxe vers le Sud, sur Darraya, ville qui a été rasée. Les 200 parcelles sont déjà vendues aux hommes d'affaires syriens, aux locaux et à la diaspora. La reconstruction se fera doucement. Cependant, faire miroiter une aide européenne ou de la Banque mondiale à la Syrie en échange de concessions politiques majeures ne fonctionnera pas. Il n'en est pas question pour Bachar al-Assad.
Si la Syrie ne se reconstruit pas, la situation économique restera instable et les Syriens continueront toujours à quitter le pays. Lors de mes enquêtes sur les réfugiés syriens au Liban en juin 2017, je me suis rendu compte que des Syriens venaient de traverser la frontière en fraude depuis un ou deux mois pour venir chercher du travail. Ceux qui sont installés au Liban ne veulent pas retourner en Syrie, et attendent le moyen de venir en Europe. Lors de mon passage, tous évoquaient les 100 visas donnés par l'Espagne pour les réfugiés syriens. En distribuant ces visas, l'Europe entretient l'espoir qu'à terme, elle hébergera un à deux millions de réfugiés syriens. Les Allemands sont actuellement paralysés politiquement. Vont-ils suspendre le regroupement familial ? En 2018, les 500 000 Syriens présents en Allemagne pourront demander le regroupement familial de leurs ascendants et collatéraux... Si la situation ne s'améliore pas, ces personnes partiront de Syrie.
Grâce au corridor iranien, la Syrie se reconstruira doucement et le régime se stabilisera. L'absence de retour des réfugiés ne lui posera pas de problème. Si d'autres personnes, non loyales au régime, s'en vont, leurs terres et leurs biens seront récupérés et redistribués aux autres, qui seront d'autant plus loyaux. À l'Europe alors de s'occuper des réfugiés...
Ce corridor iranien est donc une réalité, avec des dimensions militaire, géopolitique et économique. C'est la clef de la reconstruction syrienne. L'Union européenne et les États-Unis ont peu de leviers sur Bachar al-Assad, surtout si leur présence militaire dans le Nord-Est de la Syrie ne fonctionne pas - et j'en ai l'impression. L'Union européenne et la France, à défaut d'être acteurs, doivent être conscients de ces dynamiques et se préparer à les affronter, notamment en termes d'immigration et de sécurité. Mais cela relève du politique et non plus du chercheur...