Intervention de Vincent Iehlé

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 16 novembre 2017 à 9h30
Audition ouverte à la presse sur « les algorithmes au service de l'action publique : le cas du portail admission post-bac apb »

Vincent Iehlé, professeur d'économie à l'université de Rouen-Normandie :

Merci de me donner la parole, et de laisser un espace d'expression aux universitaires qui travaillent sur la théorie du matching, champ disciplinaire englobant les questions de choix d'éducation, et de procédures d'affectation, et regroupe des économistes, des mathématiciens et des informaticiens.

Je voudrais tout d'abord m'associer complètement aux propos de M. Julien Grenet. Il existe un consensus très large dans la communauté universitaire concernant la manière de concevoir des procédures d'affectation. Nous disposons en effet aujourd'hui d'un certain nombre de certitudes rationnelles pour élaborer ces procédures et de retours d'expériences très importants, en France, où existe une longue tradition d'utilisation d'algorithmes, mais aussi dans d'autres pays n'ayant d'ailleurs pas nécessairement une tradition de centralisation, comme les États-Unis, où le mouvement d'utilisation de ces algorithmes est massif et continu.

Je souhaiterais dire quelques mots quant aux perspectives, au futur d'APB tel qu'il a été proposé dans le « plan étudiants », à la fin du mois d'octobre 2017. Je ne dispose pas encore de tous les détails concernant cette nouvelle procédure d'affectation, mais on peut déjà, en l'état, tirer quelques conclusions, et les universitaires français qui travaillent actuellement sur cette question sont assez inquiets.

Il s'agit d'une procédure d'affectation au fil de l'eau, assez naturelle, mais dont on explique d'emblée qu'elle ne se basera pas sur des voeux ordonnés. Comme l'a souligné M. Julien Grenet, sans voeux ordonnés, il ne peut y avoir d'algorithme d'affectation. Ce point, crucial, va déterminer toute la suite.

Cette procédure est néanmoins naturelle, dans la mesure où elle se fonde sur des vagues de propositions qui vont être faites aux candidats, ces derniers choisissant l'une d'elles, et renoncent à d'autres, leurs désistements s'effectuant au bénéfice d'autres candidats, qui se verront proposer ces formations, et ainsi de suite. Tel est le principe de base de cette procédure décentralisée.

Je souhaiterais à présent signaler quelques difficultés que cela pourrait engendrer. Cette procédure revient, pour ainsi dire, à répliquer ce que fait un algorithme, mais partiellement et très lentement, ce qui pose un certain nombre de problèmes. Le premier concerne l'efficacité du processus. Pour moi, le dispositif est mal défini, dans le sens où je n'ai aucune preuve que cette procédure, qui va prendre un certain temps, puisque que l'on devra attendre les réponses des candidats, puisse permettre de déterminer une affectation globale à la fin du calendrier, que je ne connais pas encore. Indépendamment de celui-ci, j'ai un sérieux doute quant à la définition correcte de l'affectation globale. Concrètement, ceci risque de produire, en fin de calendrier, un stock de candidats en attente de réponses qui tarderont à venir, avec un effet de congestion potentielle. Il me semble dommage de commencer une campagne en courant ce risque, qu'il faudra gérer le moment venu, selon des modalités que j'ignore.

Le deuxième point, très lié au premier, concerne la réduction du nombre de voeux de vingt-quatre à dix. Cette réduction vise, selon moi, à accélérer la procédure, en diminuant de ce fait le nombre de vagues proposées aux candidats. Or, le coût de cette réduction va être supporté par les élèves. La littérature économique indique que la diminution du nombre de voeux conduit à créer un problème de choix stratégique, à imposer des dilemmes aux élèves, qui vont devoir choisir entre une stratégie risquée : opter pour des filières sélectives, correspondant précisément à leur projet de formation, mais avec le risque de ne pas être affectés, et une stratégie non risquée, consistant à renoncer aux filières sélectives pour in fine être sûrs d'être affectés. Pour l'algorithme, le nombre ne pose aucun problème. On peut tout à fait fournir à un algorithme d'affectation des listes de voeux extrêmement longues, cela ne fait qu'ajouter des étapes de calcul, qui ne prendront que quelques secondes. Pour un algorithme d'affectation correctement conçu, la question de la longueur des listes de voeux n'est pas un élément décisif, et peut être réglée immédiatement.

Le troisième point, sans doute le plus important, rejoint certaines interventions précédentes. Il concerne le ressenti face à cette procédure. Essayons de faire l'exercice mental consistant à se projeter dans une classe de terminale de 35 élèves, au mois de mai. Les premières propositions d'affectation arrivent. Elles seront adressées aux bons candidats, qui seront apparus en haut des classements des établissements. Les très bons candidats vont ainsi recevoir non pas une, mais dix propositions, dans la mesure où ils seront bien classés dans toutes les filières demandées. Une partie de la classe va, en revanche, rester sans proposition, en attente des désistements des bons candidats. Les vagues de propositions vont ainsi se succéder. Il faut donc se figurer une classe coupée en deux, avec, d'un côté, les bons candidats, qui vont choisir leur filière, de l'autre les élèves dans l'attente. On imagine assez facilement les tensions que cela pourrait générer. Cela pourrait aussi créer des pressions, de la part des élèves en attente, sur les candidats en position de choisir, en particulier si les filières concernées sont internes à l'établissement : classe préparatoire ou BTS, adossés au lycée par exemple. Cette situation serait également extrêmement anxiogène, notamment pour les candidats en attente, qui vont au final être admis dans les filières par défaut, par le jeu des désistements. Elle ne créé pas, selon moi, un bon signal à envoyer à ces étudiants, qui ont toute leur place dans les universités et qu'il est dommage d'accueillir sous cette modalité. Lorsque l'on utilise un algorithme d'affectation cohérent, ce problème ne se pose pas, puisque le système envoie au plus une proposition à chaque candidat, et non pas dix, ne laisse, dans la mesure du possible, aucun candidat sans proposition, et envoie les propositions simultanément à tous les élèves, en début de calendrier, pour peu qu'il dispose des bons éléments pour cela.

J'aurais pu vous parler également de l'injustice face aux logements étudiants, les bons candidats disposant de davantage de temps pour trouver des logements, puisqu'ils auront connaissance de leur affectation plusieurs mois avant les autres.

Je prône, vous l'aurez compris, le retour d'un algorithme d'affectation dans la procédure. Il en est encore temps, et cela peut, à mon avis, s'effectuer selon diverses modalités. J'ai le sentiment que le ministère a peut-être péché par excès de zèle par rapport aux recommandations de la CNIL, qui demandait en fait surtout la fin de l'automatisation des classements de la part des universités, la fin du tirage au sort, pour être plus précis, ce qui a été fait. Or, le ministère a fait un pas en avant en supprimant également les voeux ordonnés et, par là même, l'algorithme d'affectation. Ceci n'était, de mon point de vue, pas nécessaire, et n'est, je l'espère, pas irrémédiable, pour le bien-être des élèves.

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