magistrat, vice-président chargé des fonctions de juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, co-président de la commission « Violences de genre » du Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes. - Merci de votre invitation et de votre accueil, Madame la présidente. Cette délégation m'a déjà fait l'honneur de m'inviter à présenter mon travail, et je vous sais gré de l'attention que vous voulez bien accorder à l'expérience d'un juge des enfants. Madame Rossignol, je suis très heureux de vous retrouver et très admiratif du travail que vous avez effectué en tant que ministre. Nous pouvons continuer le sillon que vous avez tracé durant tout ce temps, car la cohérence de la législation de ces dernières années est un guide très important. Merci de votre engagement.
Vous m'avez demandé de parler plus particulièrement de droit de la famille et de coparentalité, en évoquant les violences faites dans ce cadre aux femmes et aux enfants. Ernestine Ronai et moi-même avons l'habitude de travailler ensemble sur ces questions : ce qu'elle m'a appris sur ce sujet m'aide à penser mon travail de juge.
Au fond, l'enjeu est la question du rapport entre les libertés individuelles fondamentales appliquées à la famille et l'ordre public. Nous voyons bien aujourd'hui que nous sommes toujours sur une sorte de ligne de crête : nous craignons toujours de tomber, d'un côté, dans l'immixtion excessive de la société et de l'État dans le champ privé de la famille, et, de l'autre, ce qui paradoxalement nous effraie moins, dans le risque de laisser dans le huis clos des familles une totale marge de manoeuvre aux agresseurs sur leurs proches.
À ce propos, permettez-moi de vous citer une phrase de l'oeuvre de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan : « Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu'elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d'êtres faibles que le plus lâche peut effrayer. Car l'impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d'autrui. » D'une certaine manière, comme juge, je peux être spectateur de ces violences, ou alors essayer d'en protéger les victimes.
La coparentalité est, de façon étonnante, quasiment le seul paradigme avec lequel nous pensons les rapports entre les hommes et les femmes, les pères, les mères et les enfants dans la famille aujourd'hui, dans un contexte où les séparations conjugales sont extrêmement nombreuses. Ce principe, qui a émergé sous l'impulsion de la Convention internationale des droits de l'enfant, a été traduit dans notre droit de façon plus explicite par la loi du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale, qui définit précisément dans notre code civil les implications du principe de coparentalité1(*).
En lien avec cette loi, nous pensons la coparentalité comme l'affirmation de la nécessité de préserver la place des pères, qui serait perçue comme fragile. Or c'est une illusion d'optique, car ce qui est nouveau dans notre droit, et fragile par sa nouveauté, c'est plutôt la reconnaissance de la place des femmes, épouses et mères, et des enfants dans la famille. Nous devons encore penser la coparentalité comme la préservation de la reconnaissance de la femme, épouse et mère, comme sujet de droit.
En réalité, le grand basculement, ce n'est pas la loi du 4 mars 20022(*), c'est la loi du 4 juin 19703(*) relative à l'autorité parentale qui nous a fait passer d'un régime de puissance paternelle à un régime d'autorité parentale. Ce fut une nouveauté radicale ! L'autorité se distingue en effet de la puissance par deux éléments : d'une part, l'autorité, contrairement à la puissance, exclut le recours à la violence, et, d'autre part, l'autorité parentale est juridiquement un pouvoir subordonné à une finalité. Or la finalité de l'autorité parentale, en vertu de l'article 371-1 du code civil, c'est la protection de l'enfant, pour reprendre les termes du législateur en 1970, ou l'intérêt de l'enfant, pour citer la loi du 4 mars 2002.
Nous avons donc deux impératifs à préserver. Le premier est la prise en compte de la place de la femme comme sujet de droit dans la famille, et le second est l'appréhension de ce que nous appelons l'intérêt de l'enfant.
Or il n'est pas excessif de penser que le souci quasiment exclusif actuellement semble être de préserver la place du père, ce qui est paradoxal. Pour le comprendre, il faut partir de nos représentations de la place des hommes, des femmes et des enfants dans la famille, de nos représentations personnelles et collectives.
La proposition de loi sur la résidence alternée4(*) fait référence à l'intérêt de l'enfant. Mais qu'est-ce que l'intérêt de l'enfant dans notre droit ? C'est une notion quasiment exclusivement subjective. L'intérêt de l'enfant, c'est la décision que j'estime, en tant que juge, devoir prendre. Mais mon collègue magistrat dira, pour une situation strictement identique, que l'intérêt de l'enfant est de prendre une décision contraire.
Il faut donc avoir une appréhension un peu plus objective de l'intérêt de l'enfant, en référence à ses besoins fondamentaux, tels qu'ils ont été introduits dans notre droit par la loi du 14 mars 2016 sur la protection de l'enfant5(*). Vous avez initié, Madame Rossignol, une démarche de consensus sur les besoins fondamentaux des enfants, qui a réuni beaucoup d'experts, notamment pour centrer la protection de l'enfant sur son besoin de sécurité et de stabilité. Ce besoin passe par la nécessité de lui donner des repères éducatifs constants.
Mais tout l'enjeu pour vous, parlementaires, est de garantir la cohérence de la législation. Car si les mesures de protection de l'enfant, d'assistance éducative prises dans les conseils départementaux ou au sein des services d'aide sociale à l'enfance, visent à garantir son besoin de sécurité, il faut aussi avoir cette priorité en tête quand on détermine les modalités d'organisation de la vie de l'enfant en cas de séparation des parents. Car le besoin de sécurité de l'enfant devrait être identique devant n'importe quel juge ou professionnel de la protection de l'enfance.
J'en viens à la coparentalité et aux violences conjugales.
Lors de la séparation des parents, il convient de distinguer quatre grands types de modèles correspondant à la situation nouvelle : l'entente, le conflit, la violence et l'absence.
Le premier modèle est l'entente. Il arrive que les parents s'entendent sur la séparation, sur l'organisation de la séparation et divorcent par consentement mutuel. Parfois, ils restent très bons amis après la séparation. Mais cela est rare et prend beaucoup de temps. La loi ou le juge ne peuvent faire croire que les parents peuvent s'entendre. C'est leur rendre un très mauvais service et c'est courir le risque que les besoins fondamentaux de l'enfant ne soient pas pris en compte.
Le deuxième modèle est le conflit. Il y a alors désaccord entre deux sujets, mais deux sujets qui respectent mutuellement la parole de l'autre.
Le troisième modèle est la violence conjugale. Ce n'est pas un désaccord entre deux sujets à égalité mais un rapport de domination entre un sujet et un objet, acquise par les passages à l'acte violents.
Le dernier modèle est l'absence ou la présence aléatoire de l'un des parents, le plus souvent le père. Paradoxalement, on en fait grief à la mère et on la suspecte d'avoir écarté le père de la vie de l'enfant, voire de procéder à ce que l'on appelle « l'aliénation parentale » 6(*).
Madame la présidente, vous avez parlé de la proposition de loi récente sur la résidence alternée. Permettez-moi de vous signaler que vos prédécesseurs ont voté en une nuit une proposition de loi similaire sur la résidence alternée, en référence à un prétendu syndrome d'aliénation parentale. Il y a derrière ce type d'initiative des lobbies qui peuvent être assez puissants.
Avant d'élaborer une loi sur les violences faites aux femmes, les parlementaires procèdent à des auditions, examinent des recommandations d'experts, puis débattent pendant plusieurs mois avant d'aboutir au vote du texte. Il faut aussi un long délai pour évaluer la mise en oeuvre de cette loi et préparer la loi suivante. Il y a donc un contraste entre les délais nécessaires à l'adoption de semblables lois et la précipitation dans laquelle a été voté l'amendement dont je parlais à l'instant7(*).
La proposition de loi sur la résidence alternée, qui sera débattue prochainement à l'Assemblée nationale, me glace le sang. Il est proposé que le code civil soit ainsi rédigé : « La résidence de l'enfant est fixée au domicile de chacun des parents, selon les modalités déterminées par convention, d'un commun accord entre les parents, ou à défaut, par le juge. Si la résidence de l'enfant ne peut être fixée pour une raison sérieuse au domicile de chacun de ses parents du fait de l'un d'eux, elle est fixée au domicile de l'autre. »
Il s'agit là d'une rédaction subtile. Ses auteurs ont tiré les conséquences du fait que les controverses sur le concept d'aliénation parentale avaient précédemment empêché la mobilisation du gouvernement et du législateur. Donc, il n'est plus fait référence au syndrome d'aliénation parentale, mais, d'une façon tout aussi fallacieuse, au concept d'intérêt de l'enfant. Or cette notion est mal articulée aux besoins fondamentaux de celui-ci. De plus, est introduite une sorte de distinction, très pernicieuse à mon avis, entre, d'une part, un principe de résidence, et, d'autre part, les modalités réelles de vie de la famille après la séparation, comme si, pour apaiser le divorce, il fallait dire systématiquement que l'enfant a en principe sa résidence chez ses deux parents, mais qu'il faudra traiter ensuite l'organisation concrète de la vie de l'enfant. Or les parents qui se séparent n'ont pas forcément envie que le jugement mentionne simplement la fixation de la résidence chez les deux. Ils veulent que la vie de la famille soit organisée de façon sérieuse et responsable, car le jugement rendu par le juge aux affaires familiales est la loi qui s'applique à la famille, et donc qui garantit la sécurité des relations entre les personnes.
En tant que juge aux affaires familiales, j'ai souvent vu des emplois du temps d'enfants dignes de ministres ou de sénateurs, avec un calendrier hebdomadaire ou mensuel qui comprenait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel pour représenter les périodes où ils étaient chez leur père, leur mère ou leurs grands-parents. Comment un enfant peut-il se retrouver dans un tel système ? L'enfant a besoin de repères fondamentaux qui le sécurisent. Ses repères quotidiens doivent donc être préservés par les adultes qui s'occupent de lui. Rappelons-nous la citation de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. »
Vous devez garantir que la loi protège les besoins fondamentaux de l'enfant et les mères victimes de violences conjugales. Cette proposition de loi viendrait à mon sens fragiliser considérablement tous les efforts qui ont été faits pour la protection des femmes victimes de violences conjugales. Il n'y a pas de compromis possible ! On ne peut pas introduire dans le code civil des mesures destinées à protéger les victimes de violences, et par cette proposition de loi, affirmer un principe qui balaie les quatre modèles dont je vous ai parlé il y a un instant.
En effet, quand il y a entente entre les parents, je ne suis pas opposé à la garde alternée à partir de sept ans. Quand il y a conflit léger, on peut le discuter ; quand il y a conflit sévère, absence ou violence, on ne peut pas protéger les victimes en les laissant sous l'emprise de l'agresseur, même quinze ans après la séparation.
Malgré le principe de l'autorité parentale, qui a pour finalité la protection et l'intérêt de l'enfant, nous avons encore une conception de l'autorité parentale servant principalement à reconnaître le parent dans son statut de parent. C'est pourquoi, en dépit de la loi du 4 août 20148(*) et de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, très peu de décisions de justice retirent l'autorité parentale à un parent agresseur. Et trop peu accordent à un parent protecteur l'exercice exclusif de l'autorité parentale. Or l'autorité parentale peut être un moyen d'exercer une emprise sur les membres de la famille, même à distance, car le juge et le législateur reconnaîtront toujours cette prérogative au parent violent.
De la même façon, en voulant coûte que coûte maintenir un droit de visite et d'hébergement, voire une résidence alternée, au profit du parent agresseur, nous laissons celui-ci continuer à exercer sa domination sur l'enfant. Pourtant, des études ont montré que l'exposition de l'enfant aux violences conjugales a un impact traumatique plus sévère que l'exposition à la guerre ou au terrorisme. Nous savons aussi qu'un enfant sur deux exposé aux violences conjugales est directement victime de violences physiques exercées contre lui par le violent conjugal. De plus, la fille d'un parent violent court 6,5 fois plus de risques qu'une autre d'être victime d'agressions sexuelles ou de viols par le violent conjugal. L'enjeu, pour le parent violent, c'est le pouvoir, qui passe aussi par le sexuel. Il faut donc prendre en compte la dangerosité des violents conjugaux.
J'en viens à mon second sujet. Il existe quatre grands registres de la parenté qu'il ne faut pas confondre : la filiation, l'autorité parentale, le lien, la rencontre.
Commençons par la filiation. Vous connaissez ces situations où, bien que le parent soit incarcéré pour violences conjugales ou sexuelles sur l'enfant, les visites en prison sont maintenues entre eux, car c'est son père. Peut-être, mais la filiation n'emporte pas nécessairement l'autorité parentale ou son exercice. On peut maintenir la filiation sans l'autorité parentale.
Il faut également distinguer entre le lien et la rencontre. Le lien est psychique, la rencontre est physique. Dans le développement de l'enfant, un processus psychique est le détachement par lequel l'enfant s'autorise à ne plus vouloir être en lien avec un parent maltraitant. Or les violences conjugales sont l'une des plus graves maltraitances qui puissent être infligées à l'enfant. Il faut respecter l'enfant dans ce processus de détachement.
C'est pourquoi il faut combattre par tous les moyens les tentatives pour imposer le « syndrome d'aliénation parentale », caution du déni de la maltraitance faite aux enfants. Un parent protecteur qui alerte sur les troubles manifestés par l'enfant est effectivement instantanément suspecté d'aliénation parentale.
J'en viens aux deux propositions envisageables pour protéger à la fois l'enfant victime de violences conjugales et la mère, c'est-à-dire le parent protecteur.
La première piste est le cumul idéal de qualification.
Nous nous accordons aujourd'hui sur le fait que l'enfant est victime ou co-victime des violences conjugales, tant l'impact sur lui de ces violences est sévère. Il n'est pas pour autant reconnu en tant que tel sur le plan pénal, car l'infraction poursuivie est celle qui est commise contre sa mère, la seule victime sur le plan pénal. Mais il est possible que notre droit reconnaisse à l'enfant sa qualité de victime au sens pénal, et ce de deux façons.
On pourrait prévoir que la présence d'enfants dans le couple constitue une circonstance aggravante des violences conjugales. Mais cela ne suffit pas pour reconnaître pleinement la place de l'enfant comme victime. En outre, on suggèrerait ainsi que les violences conjugales seraient moins graves en l'absence d'enfants.
Pourrait ensuite s'appliquer, dans l'idéal, le cumul de qualification : un même fait est poursuivi en même temps sous deux incriminations pénales, par exemple les violences contre la conjointe et celles contre l'enfant. Les conditions exigées sont la pluralité d'objectifs visés par la société et la pluralité de victimes. C'est bien le cas, précisément, des violences conjugales...
La seconde piste relève à mon sens du fantasme juridictionnel.
Puisque nous sommes à la charnière entre les libertés fondamentales, les libertés privées et l'ordre public, il faudrait renforcer la place du procureur de la République dans le procès familial. Le procureur est déjà très présent au civil, en matière d'assistance éducative. C'est lui qui, le plus souvent, saisit le juge des enfants. Mais il est présent de façon rarissime dans la séparation des parents. Pourtant, l'article 373-2-8 du code civil prévoit déjà que « le procureur de la République peut saisir le juge aux affaires familiales ». C'est assez rare dans les faits. Peut-être le législateur pourrait-il ajouter que le procureur puisse intervenir comme partie dans le procès civil aux affaires familiales.
Souvent, les mères victimes savent que la convention par consentement mutuel est totalement inégalitaire, mais elles défendent le père violent. Cette attitude est compréhensible et la position des juges, ainsi que celle des notaires, est difficile dans ces affaires. Le juge doit-il laisser faire s'il n'est pas d'accord avec la convention ? La société doit, par la voix du procureur, prendre une autre décision pour protéger la mère et l'enfant.